mercredi 29 novembre 2017

L'ordre du jour d'Éric Vuillard


Éditions Actes Sud
★★★★★ ( J'ai adoré)

Alors, c'est lui, le Goncourt 2017 : j'avais parié pour d'autres, L'Art de perdre notamment. Je n'avais pas lu L'ordre du jour, et quand je me suis retrouvée devant ce petit ouvrage de 150 pages, je me suis dit qu'il avait dû faire fort et que je devais avoir sous les yeux une espèce de concentré, de pur jus littéraire. À aucun moment je n'ai douté des dons d'Éric Vuillard que je ne connais que depuis son 14 juillet qui m'avait ravie. Mais quand même, un Goncourt aussi « court », était-ce possible ? Était-ce assez « nourrissant » ?
Eh bien oui, c'est possible : la puissance de ce que nous dit Vuillard est là, dans ces quelques pages. Une claque, comme on dit. Ce fut chez moi, qui ne suis pas historienne, une vraie claque. Parce que non seulement, j'ai appris beaucoup de choses mais j'ai eu le sentiment de les aborder, comment dire… de l'intérieur, des coulisses.
Avec Vuillard, en effet, on ne voit rien de loin, non, on est collé aux gens, aux choses, on frôle les épaules, on voit couler les gouttes de sueur, on observe les tics nerveux. On est présent avec eux, là, dans la même salle, on respire le même air, on mange la même soupe. Oui, les hommes politiques, puisqu'il s'agit d'eux, ne sont plus des entités abstraites, ils ont des corps, ils transpirent, ils suent, de peur ou de honte, de colère ou de haine. Ils existent, on les voit, on les sent, on les touche.
On les vomit même parfois.
Et du coup, les grands événements soulignés en rouge sur nos cahiers d'Histoire apparaissent vraiment comme étroitement liés à la personnalité, à l'humeur (bonne ou mauvaise, pied gauche ou pied droit ?) de ceux qui se trouvaient là, ce jour-là, à ce moment-là. Quand on connaît les conséquences de certaines sautes d'humeur, ça donne le tournis !
Oui, je le sais, ce sont les hommes qui font l'Histoire mais parfois les événements, les dates, toujours mis en avant, semblent effacer ceux qui en sont à l'origine. Les grands événements ont toujours quelque chose d'inexorable. Or ce livre nous rappelle, comme le dit Vuillard dans une interview radiophonique, que « l'Histoire est ce que nous en faisons. »
Dans 14 juillet, l'écrivain se plaçait du point de vue du peuple. Là, nous nous trouvons derrière l'épaule des grands de ce monde, dans le sillage de la fumée de leur cigare et des effluves de leur eau de Cologne. Avec Vuillard, l'Histoire est incarnée et c'est vertigineux, encore une fois, d'imaginer que de terribles événements auraient pu être, à peu de chose près, évités : un non au lieu d'un oui timide, un coup de fil au lieu d'un silence réservé, un coup de poing sur la table plutôt qu'une courbette. Parce que, comme l'écrit l'auteur, et je pense que cette phrase est peut-être le coeur de ce roman : « Les plus grandes catastrophes s'annoncent souvent à petits pas. »
J'ai lu L'ordre du jour comme une espèce de prologue en trois actes d'une des pires tragédies de tous les temps : le nazisme et ses terribles conséquences.
Trois actes : les uns ont ouvert leur porte-monnaie, les autres ont fermé les yeux, les derniers se sont tus. Les moins forts ont gagné.
Les uns, ce sont les vingt-quatre industriels qui, le lundi 20 février 1933, donnent de l'argent, beaucoup d'argent, au parti nazi qui n'a plus un rond : les Opel, Varta, BASF, Bayer, Agfa, Siemens... qui remplissent les poches de Goering et de Hitler pour préparer la campagne électorale des élections du 5 mars. « Ils se tiennent là impassibles, comme vingt-quatre machines à calculer aux portes de l'Enfer ». On leur demande, ils donnent, gentiment. (Plus tard, ils se serviront d'une main-d'oeuvre à bon marché en la personne des prisonniers des camps...)
Les autres s'appellent les puissances étrangères. Prenons par exemple Halifax, Lord Halifax, président du conseil britannique, qui en novembre 37 rencontre Goering en Allemagne, se promène en son agréable compagnie, sourit, rit et assure en posant sa main sur le bras de son hôte, que « les prétentions allemandes sur l'Autriche et une partie de la Tchécoslovaquie ne sembl[ent] pas illégitimes au gouvernement de Sa Majesté, à condition que cela se déroule dans la paix et la concertation. » Ah, la politique d'apaisement… J'imagine les rires moqueurs de Goering et de son acolyte moustachu lorsqu'ils se sont retrouvés tous les deux et qu'ils ont reparlé des propos d'Halifax. Je les imagine se gaussant devant ce tapis rouge extra large et moelleux à souhait qu'on déroulait à leurs pieds. À chaque fois que je lis des textes sur l'Histoire, je crois rêver. Allez-y les gars, amusez-vous mais ne vous faites pas mal. Et surtout, foutez-nous la paix, on fait la sieste ! « Oui, il n'a pas pu ne pas deviner, sous le masque pâteux et boursouflé, le noyau effrayant. » Il l'a vu mais il s'est tu.
D'ailleurs, je parle de tragédie mais vous savez, on rit beaucoup dans L'ordre du jour : de la naïveté par exemple des gouvernements français et britannique. Une scène du récit est à ce titre purement incroyable : le 12 mars 38, tandis que l'Allemagne envahit l'Autriche, au 10 Downing Street, Chamberlain reçoit l'ambassadeur Ribbentrop qui, pour retarder une éventuelle action du côté britannique, raconte à l'assemblée, avec moult détails, calembredaines et calembours, ses parties de tennis et celles de Bill Tilden. Ah, ah, on se marre ! Et de faire durer le plaisir le plus longtemps possible devant une assemblée médusée, ennuyée et incapable de briser le protocole. A la fin de cette soirée, se retrouvant avec sa femme en voiture, il rit. Il s'est moqué de Chamberlain et de Churchill, leur a fait perdre du temps : cela s'appelle une bonne farce. Embobinés, roulés dans la farine, bernés, pigeonnés.
Une autre bonne farce sidérante : au procès de Nuremberg, Goering et Ribbentrop rient en écoutant les enregistrements de leurs échanges qui avaient pour but de piéger les services secrets britanniques. Je lis cela. Suis-je dans une fiction ? C'est un récit, non un roman. Est-ce à dire que c'est vrai ? Je découvre médusée les archives de l'INA où l'on voit les nazis rire, attention, pas des petits rires discrets (eh, les gars, un peu de pudeur, je vous rappelle qu'il y a eu, au bas mot, soixante-dix millions de morts...), non, aucune retenue, des fous rires et tous se marrent du bon coup, de la bonne farce. On vous a bien eus les mecs, hein, on a été bons ! Tous...
Hilares.
Bidonnés.
À gerber.
La fiction dans le réel. J'aurais préféré qu'elle se cantonne à la littérature.
Ma littérature chérie, protège-moi du réel.
Troisième acte du prologue : 12 février 1938. Schuschnigg, chancelier d'Autriche, rencontre Hitler au Berghof : il est accusé de mener une politique anti-allemande, cela doit cesser, il doit signer l'accord - et c'est non négociable. Quel accord ? Oh, trois fois rien: que l'Autriche et le Reich se consultent sur les problèmes internationaux, qu'un nazi de l'équipe du moustachu soit nommé ministre de l'Intérieur, que les nazis emprisonnés soient libérés etc, etc. Évidemment, transpire Schuschnigg, ça fait beaucoup… L'autre s'agite, ses yeux noirs roulent furieusement, il crie. Schuschnigg a chaud, il a peut-être mis un pull de trop ce matin. Il regarde avec envie les sommets enneigés. On temporise, on traîne, on détourne l'attention, on fait genre (pour être moderne ... mais ça colle plutôt bien ici parce qu'au fond, tout est joué), que penseriez-vous d'un plébiscite ? Oui, non ? Ah bon. Puis on signe.
Oui au fond, tout est joué et le pire de tout cela, c'est que tout s'est joué sur du BLUFF, du VIDE, du RIEN. Il faut se tenir aux murs pour lire ces lignes, ne plus penser aux millions de morts, à toutes ces vies bousillées. Insupportable.
Oui, du BLUFF parce que les forces armées françaises sont largement supérieures aux forces allemandes et que celle qui se présente comme la meilleure armée du monde a des blindés en carton pâte à peine capables de franchir un petit col. Oh, l'évocation de cette panne géante de panzers… Grotesque. Du Charlie Chaplin. L'invincible armée qui tombe en panne toute seule. L'attaque éclair qui devient un « embouteillage de panzers. »
Oui, du BLUFF parce que tout est propagande, manipulation, manifestation de forces qui ne sont pas, qui n'existent pas : « réussite inouïe du culot ». Ils nous ont eus, on s'est fait berner. De la poudre aux yeux.
J'en pleurerais.
Voilà ce que l'on touche avec les bouquins de Vuillard, la quintessence de l'Histoire, son coeur qui est le coeur des hommes qui se sont trouvés là. On la sent battre, cette Histoire, on sent qu'elle est étroitement liée au tempérament de ceux qui l'ont faite, à leurs désirs, leur volonté de puissance, leur orgueil, leur démesure, leurs qualités d'orateur, leur pouvoir de fascination et de séduction, leur capacité à BLUFFER, à baratiner, à épater la galerie...
Deux choses encore : j'ai relu récemment Le joueur d'échecs de Stefan Zweig. Sur le paquebot qui les conduit en Amérique du Sud, deux hommes : d'un côté, Czentovic, le champion du monde, un être inculte, qui sait à peine lire, une brute épaisse et bornée, cupide et froide, apathique et stupide. Face à lui B., un homme raffiné, intelligent, cultivé, bien meilleur aux échecs que le champion du monde. Or, B. a été arrêté à Vienne la veille de l'Anschluss, il est resté plusieurs mois enfermé dans une chambre et surveillé par la Gestapo. C'est là que, dérobant un manuel d'échecs, il jouera nuit et jour, refera, mentalement, les plus grandes parties. Mais là, sur ce paquebot qui l'éloigne de son pays qu'il doit fuir, il est amené à jouer contre l'autre. L'autre qui est plus faible.
Et pourtant, c'est l'autre qui gagnera parce qu'il aura avec lui le BLUFF. Sans aucune empathie face à un adversaire nerveux, Czentovic a compris qu'il doit jouer lentement, très lentement. Czentovic n'est pas intelligent mais il est rusé. Il voit que B. est tendu, qu'il a besoin de jouer vite. (La ruse n'est-elle pas une forme d'intelligence, me direz-vous… et puis le jeu, c'est le jeu…me direz-vous encore...)
B. perd. Et pourtant, c'était le meilleur, le plus fort aux échecs.
Encore une fois, la brutalité gagne.
Oui, je sais l'humaniste perd la partie mais il reste le meilleur, le meilleur homme. Maigre consolation...
Zweig se suicide après avoir écrit cette nouvelle. On est en février 1942. Je crois qu'il a tout compris : l'humanisme européen auquel il croit est mort. L'ouverture aux autres, la mémoire, l'intelligence, la modération, la liberté, le langage ont laissé place au nationalisme, à l'amnésie, à la bêtise, au fanatisme, à l'aliénation, à la violence, et au silence.
Soyons vigilants.
Attentifs.
Au BLUFF.
Une dernière chose. Page 48 à 52, de L'Ordre du jour, Vuillard fait référence à Louis Soutter, peintre, musicien, que j'ai découvert cet été à travers le livre de Michel Layaz : Louis Soutter, probablement. J'ai été très émue de lire ces lignes pleines d'humanité à travers l 'évocation de cet homme dans son asile de Ballaignes peignant avec ses doigts « ses petits personnages obscurs, se tordant comme des fils de fer ». Lui, enfermé, alors que les hommes les plus dangereux se baladaient librement. Quel contraste !
J'arrête là, j'ai trop parlé.
Pour finir :

L'ordre du jour est un bouquin vraiment puissant, poignant, saisissant qui mérite amplement sa récompense.

                             

dimanche 26 novembre 2017

Summer de Monica Sabolo


 Éditions JC Lattès
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Finalement, peut-être le personnage principal de ce roman est-il le lac de Genève : il est là, large, somptueux, changeant constamment de couleur, jouant de ses reflets, comme un appel vers les profondeurs, mystérieuses et envoûtantes, pleines de monstres repoussants.
Est-ce vers ces abîmes qu'a été si soudainement engloutie Summer ? Longtemps, on a pensé que l'on retrouverait son corps bercé par des vaguelettes argentées, ses longs cheveux blonds emmêlés dans les roseaux. Summer Wassner, dix-neuf ans, une adolescente lumineuse et d'une folle beauté, disparut lors d'un pique-nique entre amis. C'était l'été, le bonheur, l'insouciance, la sensualité, l'adolescence. « Ma sœur ressemblait pour de vrai à une reine de beauté de feuilleton américain, ces filles saines, aux jambes élastiques, avec des dents blanches irréelles, et dans leurs yeux une lueur insaisissable évoquant le chagrin ou le mal. Ces filles qui ont des rêves trop grands pour elles, ou qui font naître une douleur, quelque chose qui ressemble à du ressentiment, dans le coeur des garçons, et qui finissent dans le coffre d'un 4X4, au fin fond d'une forêt. » 
Benjamin, son frère cadet, ne s'en est jamais remis. Vingt-quatre ans auparavant, dans la belle maison au bord du lac, les parents de Summer furent pétrifiés : ils cherchèrent, attendirent, guettèrent le moindre mouvement. Les nombreux amis accoururent pour les aider, les plaindre, pleurer. Rien. Summer avait disparu. Définitivement, semblait-il.
 Alors les années passèrent, autant de saisons, plates et lentes, floues et sans saveur. Aucune ne rapporta Summer et le malaise de Benjamin, âgé maintenant de 38 ans, se fait chaque jour de plus en plus profond, gagnant tout son être, l'empêchant de vivre, de respirer, d'aimer, de grandir, de devenir un adulte.
 Lui qui aimait tant ses parents, sa sœur, les plaçant bien au-dessus de lui même, ayant la vague impression qu'au fond, il ne les méritait pas, comme si sa place n'aurait jamais dû être parmi des êtres si beaux, si pleins de charme et à qui tout réussit, Benjamin, tant d'années après, vit hanté par des cauchemars d'où il émerge tétanisé, tendu, vaincu. 
Oui, il fallait l'admettre, Summer avait définitivement disparu. Elle ne reviendrait plus. Elle était morte, c'était certain. Il avait beau se repasser en boucle les images déjà anciennes de ce pique-nique, il ne trouvait rien qui puisse le mettre sur la voie, rien qui le conduise à sa sœur. « On finit toujours par retrouver les gens, ils laissent des traces. » avait confié l'inspecteur Alvaro Aebischer au moment de l'enquête.
 Pourtant, Summer n'en avait laissé aucune. Elle s'était soigneusement évaporée, volatilisée. Le silence régnerait dorénavant pour toujours dans cette belle villa face au lac où tous semblaient cacher quelque chose et ne vivre que pour les apparences, à la surface des choses, comme s'ils craignaient de plonger en eux-mêmes et d'être incapables de refaire surface.
Un roman tout en atmosphère, en attente, en silences dont l'intérêt, me semble-t-il, est lié au point de vue choisi par l'auteur pour raconter les événements : en effet, le narrateur, Benjamin, est un être à part, profondément dépressif, timide, fragile et d'une extrême sensibilité ; du coup, on doute de sa juste vision des choses, de sa capacité à interpréter le réel. Benjamin souffre de sa difficulté à comprendre ce qu'il voit, à mettre des mots sur ce qu'il sent, sur ce qu'on lui cache depuis toujours. Il erre en lui même comme dans la vie, dépossédé de la personne qu'il aime le plus au monde et son existence ressemble à une espèce de flottement dans une eau trouble et nauséabonde dont il ne parvient pas à s'extraire pour regagner le bord.
 Il coule lentement, s'enfonce, est tiré vers le tréfonds où se trouve peut-être cette sœur, cette Ophélie aux cheveux dansants, ce soleil qui lui manque et dont l'absence le maintient en profondeur. Pendant combien de temps parviendra-t-il à vivre ainsi, en apnée ? N'est-il pas, lui aussi, en train de disparaître, d'être englouti ? A moins qu'une force inattendue le tire de là et le pousse à s'en sortir...
C'est un texte fascinant que nous offre là Monica Sabolo sur le thème de la famille, des rapports entre ses membres, de ses secrets, une œuvre pleine de poésie, de métaphores aquatiques à la fois sensuelles et mystérieuses, porteuses de vie et de mort. 
Et ce lac… si beau et si terrible, presque menaçant, symbole des profondeurs opaques de la psyché humaine où Benjamin, tel un fantôme, patauge et s'enlise depuis son jeune âge, tentant de se relever pour vivre enfin...

Une belle lecture, magnétique et envoûtante.

                          

mercredi 22 novembre 2017

Un certain M.Piekielny de François-Henri Désérable


Éditions Gallimard
★★★★★ (J'ai adoré)

Comment faire lorsque l'on prévoit d'écrire une biographie sur une personne qui n'existe peut-être pas ?
En effet, tel est le problème qu'a rencontré François-Henri Désérable qui, de passage à Vilnius, en Lituanie, rue Jono Basanavičiaus, tombe par hasard sur la plaque suivante : « L'écrivain et diplomate français ROMAIN GARY (Vilnius, 1914 - Paris, 1980) a vécu de 1917 à 1923 dans cette maison qu'il évoque dans son roman « La promesse de l'aube ». Vous souvenez-vous d'un personnage nommé M. Piekielny dans ce même livre  ? (J'avoue ne pas pouvoir témoigner à ce sujet car je N'AI PAS LU La promesse de l'aube et ce malgré les « harcèlements » quasi quotidiens dont je suis l'infortunée victime… Mon « bourreau » ? (en inclusive, on dit comment ?) Ma collègue de boulot et néanmoins amie - une inconditionnelle de Gary - qui me coince régulièrement et m'interroge sur un ton accusateur : alors, t'en es où de La promesse de l'aube ? Oui oui, reconnais-toi chère D……, dont les agissements sont dorénavant connus sur la place publique.
Alors NON, je n'ai pas lu ce livre et voilà ti pas que le gars Désérable s'amuse à jouer les D……. présentant l'oeuvre comme essentielle, pour ne pas dire vitale, lui qui l'a lue cent mille fois dans tous les lieux et dans toutes les positions. THE perfection. Est-ce un complot ? Je vais finir par le croire et par ne jamais lire ce texte !
Donc, paraît-il que dans ce roman autobiographique et INCONTOURNABLE, je l'ai bien compris, il est question, l'espace de deux trois pages dans le chapitre VII, d'un voisin de palier de la famille Gary (mère et fils) qui a fait promettre audit Gary enfant de dire, plus tard, lorsqu'il serait adulte, aux grands de ce monde (car dans l'esprit de la mère, il ne faisait aucun doute que son génialissime fils adoré fréquenterait les grands de ce monde), de leur dire donc qu'« au n°16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny. »
Et notre F-H Désérable de se demander qui était ce fameux Piekielny et de se lancer dans une enquête serrée pour savoir ce qu'il a fait de ses derniers jours avant que l'Histoire avec sa grande hache ne s'abatte violemment sur lui et sur tant d'autres.
Et l'enquête commence avec des allers-retours à Vilnius, des recherches incessantes sur Internet, des lectures attentives et minutieuses d'archives, de journaux, de romans, de nombreux visionnements d'émissions, des observations à la loupe de photos et moult discussions avec ceux qui ont connu Gary.
Rien.
Absolument RIEN sur « la souris triste », ce petit homme juif si discret.
Rien du tout.
Il n'est nulle part, sur aucun registre.
Aucune trace.
« Jour après jour j'ajournais l'écriture de ce livre, mon enquête patinait, piétinait, elle était au point mort et Piekielny introuvable. »
Bon, c'est bien gentil tout ça mais alors, allez-vous me dire, de quoi parle un livre de 259 pages dont le personnage principal, enfin celui sur lequel on mène l'enquête, est introuvable, ne serait-ce que sous la forme d'un nom qui traînerait sur Google ou ailleurs ?
Alors là, mes amis, croyez-moi, ce n'est pas un problème car notre Désérable a un tas de choses à raconter, des tonnes de digressions, d'apartés, d'anecdotes que l'on croit à côté mais qui sont en réalité au coeur du sujet : sur son bac, sa mère, ses études de droit, son hockey sur glace et sur Gary, un homme qui visiblement le fascine, et là, pour tout vous dire, je me suis RÉGALÉE. Car, disons-le, il a tout pour lui, cet auteur-là (Désérable, Gary, je ne l'ai pas lu, je vous le rappelle) : il est drôle, très drôle, bourré de talent (quelle écriture magnifique!), hyper cultivé. Il te manie la langue comme un vrai dieu, jonglant avec les subjonctifs comme s'il était tombé dedans petit et toi, toi lecteur, je te jure, tu bois DU PETIT LAIT et t'en redemandes !!! Il pourrait me raconter n'importe quoi l'animal, je suis scotchée, j'adhère, je me marre. Il me manipule, je tombe dans tous ses panneaux car je suppose, comme Gary, qu'il a dû m'en raconter des craques, des bobards, des vertes et des pas mûres. Tant pis, je suis dans le grand huit Désérable, lancée dans quelque chose que je ne contrôle pas. Il s'en amuse : tiens, nous dit-il, j'ai lu plein de choses sur la soirée de Gary chez Lipkowski après son Goncourt, je sais tout dans les moindres détails et nous, on bave, on attend et lui de balancer : «...  je pourrais vous y emmener, à ce dîner, mais bon, ces soirées m'ont toujours un peu ennuyé et je suis déjà dans mon lit. » Envie de se ruer sur lui et de l'obliger à écrire sous la torture…
Il te balade, lecteur, pour ton immense plaisir. Il joue de la littérature comme Piekielny jouait (peut-être) du violon. Évidemment, il sait très bien où il va et toi, tu ne vois que du feu. T'as l'impression qu'après son triple salto arrière, il va se vautrer ferme. Il n'en est rien, il retombe parfaitement sur ses pieds. Et c'est grandiose, plein de beauté. Bref, c'est mon premier Désérable et comme vous l'aurez compris, j'ai plus qu'adoré et ce parce qu'au fond, son propos sur les pouvoirs de la littérature m'a beaucoup touchée.
J'ai eu le sentiment que chez lui lire et écrire, ce n'était pas de la rigolade mais une chose sérieuse qui a à voir avec la vie et la mort, une chose un peu magique qui ferait qu'on existerait ou pas, qu'on aurait vécu certaines choses ou pas, qu'on serait mort ou pas.
C'est elle qui décide, qui a le dernier mot, celle qui est capable de « tenir le monde en vingt-six lettres et le faire ployer sous sa loi. »

La littérature vous a rendu immortel, Monsieur Piekielny. Votre vœu est exaucé et nous penserons souvent à vous, même les jours où nous ne passerons pas par le 16 de la rue Grande-Pohulanka…

                  

dimanche 19 novembre 2017

Femme à la mobylette de Jean-Luc Seigle


Éditions Flammarion
★★★☆☆ (J'ai aimé, sans plus)

Un bon test à faire : lire un roman et ne pas le chroniquer immédiatement afin de voir ce qu'il en « reste » un mois plus tard… Ce n'est évidemment pas une expérience que j'ai faite volontairement mais plutôt contrainte et forcée par un calendrier bien rempli.
Alors, que me reste-t-il de cette lecture ? Peu de choses, je dois bien l'avouer… J'ai lu ce texte comme un conte parce qu'il ne m'a pas semblé très crédible, une espèce de conte social : l'histoire d'une femme qui n'a plus rien et dont le mari est parti, la laissant seule avec trois enfants et la peur qu'il les reprenne. Un jour, elle trouve une mobylette qui va lui permettre d'obtenir un travail : elle devient thanatopractrice et grâce à ses dons de couturière, elle fabrique de beaux vêtements pour les morts. Artiste, elle crée aussi des boîtes, des « tissanderies », dans lesquelles elle confectionne des scènes qui représentent de façon symbolique la vie du défunt. J'ai beaucoup aimé l'idée de ces « tissanderies », j'ai même cru que ça existait mais n'ai rien trouvé sous ce terme dans le dictionnaire. De l'histoire, je ne vous dis pas plus… Si j'ai lu ce roman avec plaisir et assez rapidement, ce ne fut pas vraiment un coup de coeur : malgré de beaux passages assez poétiques, on n'échappe pas aux clichés, à une vague impression de déjà vu, déjà lu.
Je terminais donc ce roman un peu déçue, il faut bien le dire, lorsque je découvris qu'il était suivi d'un texte d'une quarantaine de pages intitulé « À la recherche du sixième continent de Lamartine à Ellis Island, relation de voyage ». Très intriguée, je me lançai dans ce petit essai dans lequel l'auteur raconte comment il a été amené à visiter, un peu malgré lui, la ville de New York et de quelle façon il comprit en découvrant Ellis Island l'origine même de la démesure de cette ville, à savoir qu'elle a été bâtie par des émigrés qui, ne possédant rien, ont voulu créer quelque chose de grandiose. « New York… m'apparut être la plus grande ville de pauvres du monde, la seule entièrement faite par des pauvres, construite par des pauvres et même rêvée par eux. » Selon l'auteur, cette ville est « bien plus qu'une cité idéale, elle est un manifeste sur la puissance des pauvres gens, sur la force à inventer un monde et à le bâtir. Et ce n'est pas le rêve américain que j'ai touché là-bas, c'est le rêve socialiste originel. »
Lumineuse analyse qui pour l'auteur devrait nous inciter à être plus accueillants par rapport aux migrants, afin de ne pas se priver de toute la richesse qu'ils pourraient nous apporter…
Mais cela va plus loin : en effet, je me demande si ce petit essai ne vient pas aussi éclairer le sens même du roman qui le précède. Je m'explique  : Jean-Luc Seigle raconte que, pour des cours qu'il préparait, il a découvert que Lamartine était d'une certaine façon à l'origine du roman populaire avec son oeuvre parue en 1850 : Geneviève ou l'histoire d'une servante.
Il paraît, en effet que, dans la préface de ce roman, Lamartine parle d'une jeune couturière d'Aix-en-Provence nommée Reine (comme l'héroïne de La femme à la mobylette) venue jusqu'à Marseille pour le rencontrer. Elle souhaitait le remercier pour ses écrits poétiques qui la transportaient et elle lui dit ces mots très touchants : « Quand on vit seule comme moi, on a quelquefois besoin de se parler tout haut pour se convaincre qu'on vit. »
Persuadé qu'elle lisait aussi des romans, Lamartine l'interrogea sur ce sujet mais à sa grande surprise, elle répondit qu'elle ne lisait pas de romans : « aucun ne s'adresse à elle, aucun ne parle d'elle ou de ses semblables. Les romans, affirme-t-elle, sont bien trop éloignés de la réalité des gens ordinaires. » Là-dessus, Madame Lamartine de renchérir en remarquant qu'il n'existait pas, en effet, de véritable héroïne populaire.
Lamartine est convaincu : il faut écrire un roman pour le peuple et dans lequel le peuple serait véritablement au premier plan.
Et soudain, je comprends : n'ai-je pas, sous les yeux, l'héroïne féminine que cherchait à créer Lamartine ? La petite Reine de Lamartine, la petite couturière qui a fait des kilomètres pour rencontrer le grand poète est là, devenue personnage littéraire sous la plume de J-L Seigle. Et ce roman n'est-il pas, d'une certaine façon, une œuvre politique, celle des petites gens dont on parle peu, qui vivent de pas grand-chose et qui meurent sans personne ?
Oui, je pense soudain mieux comprendre le sens de tout cela : est-ce le roman du peuple et pour le peuple dont rêvait Lamartine que nous propose ici J-L Seigle ?
Alors, pourquoi ne pas lire le livre « à l'envers » en commençant par cette postface et en la transformant en préface ?

Allez, je vous laisse découvrir tout cela. Surtout, n'hésitez pas à me dire comment vous voyez la chose...

                       

mardi 14 novembre 2017

Encore vivant de Pierre Souchon


Éditions du Rouergue
★★★★★(J'ai adoré)

Quelle claque ce roman ! Quelle claque ! Je n'en reviens pas.
Après la lecture d'un livre, j'aime bien aller voir sur Internet à quoi ressemble l'auteur. Je le découvre - bel homme - interviewé sur TV5 Monde par une journaliste dont je n'ai pas trouvé le nom. C'est lui. Je mets un visage sur ces mots qui m'ont touchée au coeur, qui m'ont complètement bouleversée. C'est lui le journaliste à l'Humanité et au Monde Diplomatique né d'une famille de paysans du Serre-de-Barre en Ardèche et qui a épousé une jeune fille de la grande bourgeoisie germanopratine, la belle-famille et les vacances sur l'île de Ré qui vont avec, oui c'est bien lui, le bipolaire qui s'est retrouvé quatre mois après son prestigieux mariage à moitié à poil et mâchouillant une branche de buis, grimpé sur les épaules d'une statue de Jean Jaurès à Montpellier. C'est lui.
L'émotion me gagne en l'écoutant répondre à la douce voix de la journaliste : oui, si je suis là devant vous, c'est parce que je prends des cachetons, sinon je pète tout - et ça, il faut un peu de temps pour le comprendre et l'accepter -, oui ma femme s'est barrée, oui on ne ressort pas indemne d'internements à répétition, oui mon livre est politique, oui il y a des dominés qui s'en prennent plein la gueule et des dominants qui écrasent les petits de ce monde sans même s'en apercevoir comme quand on marche sur des fourmis en se baladant, oui il y a des conflits de classes et quand on se retrouve le cul entre deux chaises, comme moi, on se casse la gueule.
C'est du lourd et il est là à dire que la vie est belle et que, s'il est encore vivant, c'est pour en profiter. J'en ai le souffle coupé. Quelle force, quel courage, quelle volonté, quelle intelligence ! Je vous admire, monsieur Souchon, parce que vous vous battez. Contre votre maladie d'abord, et contre les inégalités ensuite. Je me demande d'ailleurs parfois ce qui vous a rendu le plus malade. Je suis soufflée par la force, la puissance de votre récit. Vous écrivez avec vos tripes dans une langue magnifique, forte, violente, avec des mots qui claquent, des phrases qui cinglent et qui se bousculent au portillon parce qu'on sent que ce que vous avez à dire, ça vous tient aux tripes. Il n'y a pas de pipeau là-dedans, vous n'écrivez pas pour faire du style ou raconter des histoires mais parce qu'il y a une urgence à exprimer vos émotions, c'est vital, viscéral et je vous jure, monsieur Souchon, que j'ai très vite compris qu'on n'était pas là pour s'amuser, non, vraiment pas !
Alors la scène inaugurale met vite le lecteur dans le bain : une crise, une belle : vous pétez les plombs. Les policiers que vous prenez pour les envoyés du diable vous font descendre bien gentiment des épaules de Jaurès et on vous embarque, direction l'HP. Ce n'est pas la première fois que vous y mettez les pieds : à vingt ans déjà, après de brillantes études, vous en aviez fait la terrible expérience : « J'avais vingt ans et j'avais senti dans ma bouche le goût de la vie qui s'en allait. » Là vous découvrez en vrac « les viols, l'anorexie... les suicides, les lacérations, flagellations, avalages de parfums, d'essence, scarifications, coups de tête contre les murs, overdose de cachetons. » Le programme est varié en HP.
Cada, votre père, garde-forestier, est là. Toujours. Ça va Chichi ? Oui Cada.
Vous aviez vingt ans et vous étiez bien persuadé que vous n'y mettriez plus les pieds. Et rebelote en 2003, puis ce 7 janvier 2009, vous retombez dans la maniaco-dépression. Là, pour ce énième séjour en HP, ils vous ont donné la dose de neuroleptiques, votre maladie est identifiée et pour vous c'est un soulagement, n'empêche que pour le moment, vous tenez à peine debout, c'est votre père qui vous soutient dans les allées du parc.
Vous l'interrogez beaucoup sur votre famille de petits paysans ardéchois : la guerre, la misère, le difficile travail de la terre et le déclin de cette paysannerie, vos racines. Il vous en raconte, votre père, sur lui, sur eux : vos grands-parents dont vous n'avez jamais fait le deuil, vos arrière-grands-parents.
D'une certaine façon et sans vraiment le vouloir, il vous aide à bâtir la légende, aussi lourde pour vos frêles épaules qu'une statue de Jaurès. Ce passé vous obsède et vous bouffe. Les vôtres sont des petits, des humbles, ils se la ferment. Ça vous a permis de bâtir votre mythe perso au sujet de vos origines sociales et familiales. Quand vous apprendrez la vérité, ça vous fera comme un poing dans la figure mais peut-être vous faudra-t-il passer par là pour dénouer les nœuds et y voir plus clair .
Quel récit terrible et lucide dans lequel vous vous mettez à nu et permettez-moi de vous dire, monsieur Souchon, que vous êtes magnifique, une belle personne comme on dit, bourrée d'humanité, sincère, sensible, avec de l'humour à revendre. J'ai beaucoup ri en vous lisant. Oh que oui vous êtes vivant ! Bien plus que d'autres qui sont certainement persuadés de l'être plus que vous mais qui ont enterré depuis bien longtemps leur altruisme, leur générosité et leur empathie, si toutefois ils en ont eu un jour… En plus, vous qui rêviez de devenir écrivain : c'est fait, vous l'êtes, votre plume est magnifique de fureur et d'amour.
Bravo, monsieur Souchon et SVP, restez vivant le plus longtemps possible !

Sempervirens, comme votre séquoia...

samedi 11 novembre 2017

Souvenirs de la marée basse de Chantal Thomas


 Éditions Seuil
★★★★★ (J'ai adoré)

C'était fin août, à la radio ou à la télé, je ne sais plus, à l'occasion de la rentrée littéraire, une anecdote à propos de ce livre a retenu toute mon attention : la mère de Chantal Thomas, adolescente, s'était baignée dans le Grand Canal du château de Versailles. Dire que cette expérience m'a parlé est un bel euphémisme : non que je me sois jetée tête la première dans un plan d'eau royal mais figurez-vous que des châteaux de la région parisienne, j'en ai visité un paquet ! Mon père adorait ça et l'été, sous un soleil écrasant et des températures caniculaires, nous arpentions régulièrement les allées éblouissantes de Vaux-le-vicomte, les contre-allées aveuglantes de Fontainebleau ou de Courances. Si vous saviez combien de fois j'ai envié les canards qui batifolaient tranquillement dans l'eau fraîche des bassins. J'aurais donné une fortune pour m'allonger dans leur flotte verdâtre et fangeuse ! Cela a pour nom l'appel de l'eau et j'y suis ultra sensible. Impossible de résister. J'aurais deux trois anecdotes à peine avouables à vous raconter à ce sujet ! Ma capacité à me plonger dans l'eau si j'ai trop chaud n'a aucune limite : ni celle de la pudeur, ni celle de la loi ou d'un quelconque interdit. Je ne résiste pas, où que je sois… D'ailleurs, si le souvenir de certaines visites a pu se perdre en chemin, je n'ai jamais oublié mes bains et je pourrais vous citer une longue liste de lieux où j'ai aimé nager.
Bref, je savais que ce livre me parlerait et ce fut le cas !
Par où commencer ?
Peut-être par l'épisode de la mère évoluant dans l'eau du Grand Canal, sous l'oeil ahuri des fantômes du passé, faisant une espèce de pied de nez à l'Histoire : mythique, magique, magnifique…
Le reste l'est tout autant... La première page par exemple où l'auteur raconte un bain sous la pluie en Méditerranée. Elle repense à sa mère et comprend soudain ce qu'elle lui a transmis : « l'énergie d'un sillage qui s'inscrit dans l'instant, la beauté d'un chemin d'oubli... », quelque chose qui n'appartient ni à l'Histoire ni à la durée mais plutôt qui est hors du temps, lié au plaisir immédiat, à la sensualité, au bonheur tout simplement. Vivre dans le présent. C'est toute une philosophie tout ça, non ?
Ce livre sur la mer, sur les plages et les rivages, parle d'une mère, celle de l'auteur. Une mère fantasque avec laquelle pendant longtemps Chantal Thomas a le vague sentiment de n'avoir pas beaucoup de points communs. Pas une étrangère, non, quelqu'un de différent qu'on regarde un peu avec étonnement, curiosité. « Ma mère est une enfant à part. » confie l'auteur. Une mère qui n'a pas toujours joué complètement son rôle tellement elle était tournée vers l'ailleurs, l'extérieur, la mer, l'horizon. « De même que Colette écrit de Sido, sa mère, qu'elle a deux visages : son visage de maison, triste, et son visage de jardin, radieux, ma mère a deux visages : son visage de maison, obscur, et son visage de natation, lumineux. »
 D'ailleurs, Chantal Thomas, dans une interview, explique qu'elle a eu l'idée d'écrire ce livre en lisant le Journal de deuil de Roland Barthes. Ce dernier, après le décès de sa mère dont il était très proche, s'est trouvé plongé dans une telle détresse qu'il a tout fait pour que rien ne change dans la maison. Aucun objet ne devait être déplacé. Sa mère était une femme d'intérieur et Roland Barthes avait toujours vécu dans ce petit univers rassurant et protecteur. La mère de Chantal Thomas, elle, était une femme d'extérieur : elle aimait nager, vivre cette liberté absolue, ce plaisir total de s'abandonner à la sensualité quoi qu'il arrive, dans une communion totale avec les éléments. Car nager, c'est s'alléger : de son propre poids, de celui de ses vêtements et peut-être même de ses soucis.
Longtemps, les femmes n'ont pas appris à nager, on les préférait engoncées, immobiles, tenues. Avait-on peur qu'elles s'enfuient vers d'autres rivages ? « Il faut dire que la nageuse… est un phénomène neuf et d'exception dans une histoire de l'humanité qui revient pour les femmes à une histoire de leur immobilisation, de leur identification imposée à des êtres de pudeur et de faiblesse, des créatures maladives qui ne peuvent que demeurer sur le rivage, empaquetées de jupons, de robes et de châles, protégées du vent et du soleil. »
Nager c'est s'émanciper, s'éloigner, s'ouvrir au monde, se lâcher, s'abandonner, offrir son corps nu au plaisir… Encore une fois, finalement, c'est tout un art, une philosophie !
La transmission de la mère à la fille ne s'est peut-être pas faite par des mots, des phrases, des réflexions théoriques mais par des gestes, ceux d'un crawl parfait qui fend gracieusement l'espace de l'océan, propulsant le corps de la nageuse vers un horizon illimité, une liberté infinie qui invite à profiter de ce qui ne dure pas, à jouir de l'instant.
Vers la fin de l'oeuvre, les pages où l'auteur évoque sa mère vieillissante et sa prise de conscience soudaine de ce qui les lie sont magnifiques et bouleversantes.
Chantal Thomas évoque une enfance à Arcachon avec parents et grands-parents où elle est bien persuadée de vivre dans le plus bel endroit du monde. La plage ? Un espace de lumière, d'eau et de sable où la mère et la fille tissent des liens, plus qu'ailleurs peut-être… C'est aussi le lieu du jeu, de l'observation, de l'invention, de l'expérimentation que l'on partage avec des camarades d'un jour ou d'un été… Merveilleuses pages qui racontent les journées de l'enfance…
J'ai tellement eu envie de découvrir ces lieux magiques si bien décrits dans ce livre que j'ai réservé une maison pour les vacances de printemps, à Arcachon, la ville des quatre saisons…. J'ai noté sur un petit carnet le nom des rues et des plages que mentionne Chantal Thomas, sans oublier l'île aux oiseaux, où nous irons peut-être. Ce n'est pas la première fois que je traîne tout mon petit monde sur les traces de maisons ou de chemins qui parfois n'ont jamais existé sinon dans l'imagination de leurs auteurs. Je me suis promis aussi - mais ça, c'est pour plus tard - d'aller nager en Méditerranée, au Cap Martin. Ce n'est pas tout près, il me faudra traverser la France mais pour me baigner « là où la mer est translucide, du bleu liquide d'une pierre précieuse », je serais capable de tout.

L'appel de l'eau n'a ni limites ni frontières…

 

mardi 7 novembre 2017

Mercy, Mary, Patty de Lola Lafon


Éditions Actes Sud
★★★☆☆(J'ai bien aimé)

Allons à l'essentiel : l'affaire Patricia Hearst m'a passionnée.
Février 1974, cette jeune fille, issue d'une famille richissime, est enlevée par un groupuscule révolutionnaire : le SLA (Armée de Libération Symbionaise), une bande de gamins idéalistes (ils ont entre 23 et 29 ans) qui veulent que les gens aient à manger. 
C'est tout simple. 
Ils demandent au père de Patricia de fournir des repas à ceux qui ont faim. Le père s'y colle. Mais pas assez selon sa fille qui le lui reproche : tu peux faire mieux, espèce de gros lard, tu as plein de fric. Bon, c'est moi qui traduis ses paroles mais en substance, c'est ça. On le voit, Patricia dite Patty partage les revendications de sa bande de ravisseurs à peine plus âgés qu'elle. Elle les a faites siennes et attend une promesse : « que chacun... soit toujours sûr d'être nourri, soigné, logé, instruit et vêtu… » CQFD.
Que lui est-il arrivé ? L'a-t-on droguée ? Lui a-t-on fait un lavage de cerveau ? Est-elle devenue folle ? Ou alors, prenons les choses dans l'autre sens : s'est-elle sentie ENFIN libre, libre de penser, d'exister, de VIVRE même, de faire autre chose que d'être la petite mijaurée soumise qui se la ferme, bientôt épouse et mère de famille empêtrée dans sa petite vie irrespirable ? Et si cet enlèvement était la bonne occase pour se barrer, prendre son destin en main, revendiquer, lutter, exister ? 
Elle est ravie dans tous les sens du terme, celle qui crie haut et fort à la face d'une Amérique médusée : « Je suis VIVANTE! ».
Il y en a eu d'autres, des comme elles, des qui n'ont pas voulu rentrer parce qu'enfin la vie devenait intéressante : Mercy Short et Mary Jamison, enlevées toutes les deux par des tribus indiennes en 1690 et en 1753 et qui n'ont jamais voulu retrouver le bercail : elles ont préféré à leur petite vie pépère et mortelle aller là où la route était moins lisse et leur destin moins étriqué. Elles ont fait un choix et ont pris soudain le chemin de traverse. 
Que répond Patricia lorsqu'à son procès on lui demande pourquoi elle n'a pas profité des occasions qu'elle a eues de fuir, que répond-elle ? « Et je serais allée où ? » 
Tout est là, dans ces trois mots : quel autre lieu que celui où je suis me donnera le droit d'exister, le droit d'être ce que je suis vraiment, le droit de donner un semblant de sens à ma vie ?
Je me laisse aller à imaginer le nombre de femmes comme cela qui, si l'occasion se présentait, même une minuscule occasion, fausseraient bien gentiment compagnie à leur petite famille pour aller voir du pays. Ciao les gars, à un des ces jours si j'y pense... 
Heureusement pour notre société, pour l'ordre des choses, ça n'arrive pas tous les jours ! En tout cas, ça laisse rêveur. Une petite étincelle et BOUM, c'est la métamorphose : je troque mon petit gilet gris, mes perlouzes et mes chaussures vernies contre une veste treillis, des rangers et un fusil semi-automatique. Je pose mon livre, ma tasse de thé et ma raquette de tennis et j'attaque une banque. Qui suis-je ? Qui est-on, au fond ? Vertigineux…
J'ai beaucoup aimé dans le livre de Lola Lafon l'évocation de ces femmes « qui, le soir, depuis leur chambre d'enfant, rêvent aux échappées victorieuses, elles monteront à bord d'autocars brinquebalants, de trains et de voitures d'inconnus, elles fuiront la route pour la rocaille » - pour la racaille?!! - , j'ai adoré le portrait qui est fait de Patricia Hearst, son évolution, ses fascinantes bandes-audio (sont-ce les vraies ???), l'évocation de son procès. Tout ça m'a vraiment passionnée.
EN REVANCHE… je n'ai rien compris au choix narratif que j'ai trouvé tout simplement catastrophique : je m'explique - si j'y arrive parce que j'avoue que là, j'ai un peu ramé !
 Donc, Lola Lafon (l'auteur – re ou trice, je ne sais plus...) imagine qu'une jeune universitaire américaine féministe, Gene Neveva, arrive en 1974 dans le Sud-Ouest de la France pour enseigner au collège des Dunes. Elle a travaillé sur ces femmes qui ont décidé de rester vivre avec leurs ravisseurs. Elle recherche une secrétaire car elle est chargée d'intervenir dans le procès de la jeune Hearst et doit constituer tout un dossier en sa faveur. Elle recrute donc une jeune fille, Violaine, qui l'aide à décortiquer toute la doc qu'elle a accumulée. Évidemment, elle va éveiller la naïve Violaine, lui ouvrir les yeux sur les réalités de ce monde et lui apprendre à penser - comme elle, bien sûr !.
Le livre de Lola Lafon s'ouvre sur un « VOUS » qui s'adresse visiblement à l'Américaine. Mais qui parle ? Qui est la narratrice ? En fait, tenez-vous bien : c'est une voisine de Violaine - Lola ? - qui plus tard, raconte ce qui s'est passé dans ce village des Landes et ce que sont devenues la prof de fac (l'Américaine) et Violaine… Ouf ! 
Quel intérêt ? Pourquoi cette complexité inutile, cette construction doublement impossible ? Qu'est ce que ça apporte au récit ? Montrer des mises en abyme ? Comment Violaine devient l'héritière de Patty Hearst et de Gene Neveva ? Comment se transmettent les idées, naissent les révoltes et les révolutions ? Mais toutes les adolescentes américaines de l'époque étaient devenues des Patty, non ? A quoi bon cette démonstration un peu pesante ? Il suffit de lire l'histoire de Patty, de découvrir les transcriptions des incroyables bandes enregistrées qu'elle envoyait à ses parents pour avoir envie de se lever et de marcher sur ses pas ! En pensée… au moins (je rassure ma famille!)
Et ce VOUS qui nous colle aux bottes, je l'ai trouvé vraiment insupportable ! Qui « vous » ? Moi ? Mais qui parle ? Difficile d'y voir clair. Dommage. Non je n'ai pas trouvé ce procédé de narration judicieux. Mais bon, le reste, je l'ai avalé cul sec. Et puis, j'aime bien aussi l'écriture de Lola Lafon, elle est dynamique, vivante, très punchy.

Allez, tout ça se lit bien quand même, regardons la moitié pleine du verre !

                              

dimanche 5 novembre 2017

Être, tellement de Jean-Luc Marty


 Éditions Julliard
★★★☆☆ (J'ai bien aimé)

Alors là, c'est typiquement le genre de roman qu'on adore ou qu'on déteste, un livre d'atmosphère, à la Duras ou à la Modiano. Je l'ai pour ma part, malgré peut-être quelques longueurs, trouvé envoûtant et mystérieux et je sais qu'il me restera longtemps des images de villages du Nordeste brésilien battus par les vents, de terres arides et brûlées, de maisons coloniales vides et de végétation pourrissante, d'échanges à demi-mots entre des êtres qui ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes, d'errances et de désespérances.
Ils sont trois : la femme, Louise Fabre, pianiste française expatriée, devait rejoindre son mari à São Paulo mais elle n'est pas partie et loge encore chez son ancien professeur de piano - une femme, mais je ne sais pas encore bien me situer par rapport à l'écriture inclusive : comprenez ancienne professeure - qui habite une maison de pêcheur sur une falaise face à la mer. Son fils, Luca, vit loin d'elle, en France, et son absence est pure souffrance.
Il y a aussi Antoine Delacourt : un homme qui « voyage pour de vrai », pensent ses amis, un ingénieur en informatique qui reste plusieurs mois à l'étranger quand il part. De ce qu'il a vu au Bangladesh, à Dacca, après un tremblement de terre, il ne se remettra certainement jamais. « C'est un homme qu'il faut aller chercher dans ses absences. Il n'a pas les moyens d'être là... » pense-t-on de lui.
Un ami d'enfance, Charles, producteur de documentaires de voyages, lui propose de faire des repérages dans la région du Sertão, « une région à l'intérieur du Brésil, à l'écart de tout ». L'Alliance française de Recife a même trouvé un guide qui parle français et connaît bien le coin. Alors, bourré d'anxiolytiques, Antoine est parti, sans penser, plutôt « en dehors » de ce voyage dont il est plus spectateur qu'acteur. Et maintenant, il attend dans une maison coloniale d'Ubatuba do Norte que le guide lui fasse signe. Il boit la cachaça qu'il trouve au dépôt-bar au bout de la rua Baixo. Au fond, il n'attend plus rien : « À Ubatuba do Norte, Antoine Delacourt n'attend plus la suite, il n'y a plus l'histoire de l'homme d'après. », « Cette nuit, dans la spirale de ses songes, il courait derrière un mot. Un seul s'était enfui, ouvrant une brèche par où les autres s'étaient engouffrés à leur tour. Il n'existait aucun décor précis, seulement une couleur grise, d'aube flottante. Quel était ce mot ? De quelle histoire était-il la clé, ou la somme ? Il faudrait qu'un jour, il réussisse à peler ses rêves, qu'il cherche dans les couches les plus anciennes. »
Et puis, il y a Everton, le guide, Everton Dos Santos qui s'est lancé dans l'élevage de crevettes près de Cruz das Almas mais il vient d'apprendre qu'on ne lui installera pas gratuitement l'électricité, nécessaire au moteur de la pompe, il ne pourra jamais payer et ses bestioles vont crever une à une dans une eau non brassée et sans oxygène. Deviendra-t-il aussi pauvre que son père Guillermo, que sa mère Jessica, que son grand-père Zezim, ces hommes et ces femmes du Sertão vivant dans « l'aridité extrême, le bétail qui mourait, la dureté des grands propriétaires » et qui connaissaient, au quotidien, la faim, lancinante, obsédante et mortelle ? Il lui faudra se rapprocher de ses origines, savoir d'où il vient, de quels flagelados il est issu pour comprendre ce qu'il est et être capable d'avancer.
Lorsque ces trois êtres se retrouvent pour ce voyage commun, espèce de quête des origines, de descente en eux-mêmes, dans le silence de leurs souffrances intimes profondément enfouies, dans la chaleur intenable des routes cabossées et du pick-up déglingué, s'exprimera progressivement leur impossibilité de vivre, d'être ce qu'ils sont sans un retour nécessaire sur leur passé, sur des choses qui n'ont jamais été exprimées et qui sont là, en eux, et qu'ils devront exhumer pour continuer à vivre.
Peut-être que ce voyage leur donnera la possibilité de retrouver une certaine forme de sérénité, voire de renaissance, à travers les rencontres qu'ils feront et les lieux qu'ils traverseront.
Il y a quelque chose du silence d'une tragédie dans ce texte : on ne sait pas si le pire surgira soudain de l'intérieur des êtres ou des hommes qu'ils rencontreront, des cangaçeiros, bandits des grands chemins, prêts à tuer pour manger et réparer les injustices.
Je pense que l'auteur connaît très bien les régions dont il parle car on sent vraiment une intimité très forte avec les espaces décrits, leur histoire et les mœurs des gens qui y vivent.
Si, comme je le disais au début de l'article, Être, tellement peut enthousiasmer ou irriter, il n'en reste pas moins un texte d'une qualité littéraire indéniable : l'évocation des ces âmes en peine en quête d'un peu de paix intérieure dans ce Brésil de terres desséchées est vraiment splendide : la langue est poétique, sensuelle, à la fois douce et violente, dense et silencieuse, elle nous prend, nous saisit. La tension est là, palpable à chaque page, contenue dans chaque silence. La phrase mime la musique du vent, des notes de piano qui s'égrènent, la musique des mots fragiles et meurtris, à peine capables de traduire les émotions, les douleurs, les plaintes. Elle dit les silences, les soupirs.

Je ne peux que vous inviter à vous y plonger, peut-être même à vous y perdre…