mardi 29 novembre 2016

Tropique de la violence de Nathacha Appanah


Éditions Gallimard

Quelle claque, ce livre ! Je viens de le terminer et je me sens bouleversée, retournée, touchée au cœur, complètement soufflée par ce que j’ai découvert.
Bien sûr j’avais lu des critiques positives à son sujet et justement, j’en attendais beaucoup ! Et franchement, ce que j’ai lu a dépassé toutes mes espérances : c’est un livre très fort et qui évoque dans une langue à la fois crue et poétique une réalité sociale déchirante : l’extrême pauvreté pour ne pas dire la misère et tout ce qu’elle entraîne avec elle que subissent de nombreux habitants et notamment les enfants et les adolescents du plus jeune département français : l’île de Mayotte dans l’océan Indien. Violence, délinquance, prostitution, meurtres, trafics de drogue et souffrances en tous genres, vies gâchées et perdues parce qu’il est impossible de se construire quand on est livré à la rue…
Un de mes coups de coeur de cette rentrée littéraire …
Dans ce roman polyphonique, c’est tout d’abord la voix de Marie que l’on entend et qui raconte qu’à vingt-trois ans, elle a quitté la vallée de son enfance pour préparer un diplôme d’infirmière. Elle mène une vie malheureuse et terne jusqu’à ce qu’elle rencontre le beau Chamsidine. A vingt-sept ans, elle se marie puis part à Mayotte. Le pays est magnifique et sent si bon. Elle est légère et espère porter rapidement un enfant. A trente ans, rien n’est venu et le beau Cham la quitte pour une autre.
Deux ans plus tard, une clandestine attend avec un enfant emmailloté dans le hall de l’hôpital où Marie travaille. Elle est arrivée sur la plage de Bandrakouni par le kwassa sanitaire : elle montre les yeux de l’enfant. Il a un œil noir et un œil vert. Pour la mère, il est maudit : c’est un bébé du djinn, il va lui porter malheur. Le temps de préparer un biberon, Marie revient et trouve la chaise vide. La mère est partie, lui laissant l’enfant qu’elle adoptera et appellera Moïse.
Chaque jour avec Moïse est un moment de grâce : ils jouent, font des pique-niques, lisent L’enfant et la rivière, écoutent Barbara. Leur chien Bosco les accompagne. Evidemment, cette belle histoire, vous vous en doutez, va mal tourner…
C’est en prison que l’on retrouve Moïse, c’est de la prison qu’il va raconter son terrible parcours, comment il est devenu la loque qu’il est maintenant, comment un nommé Bruce, le chef du ghetto, celui qui s’appelait Ismaël Saïd quand il était un petit garçon et qu’il avait encore un nom, en a fait son esclave, sa bête…
Le ghetto ? Oui, Mayotte n’est pas une île « où l’on joue du matin au soir » sous  les bougainvillées, les frangipaniers et les manguiers qui embaument au soleil.
Un quartier s’appelle Kaweni, pardon, « Gaza »: « c’est un bidonville, c’est un ghetto, un dépotoir, un gouffre, une favela, c’est un immense camp de clandestins à ciel ouvert, c’est une énorme poubelle fumante que l’on voit de loin. Gaza c’est un no man’s land violent où les bandes de gamins shootés au chimique font la loi. Gaza c’est Cape Town, c’est Calcutta, c’est Rio. Gaza c’est Mayotte, Gaza c’est la France. » Et l’on sent que ça va craquer parce que les gens ont faim, parce que les enfants plutôt que d’aller à l’école volent, rackettent et deviennent fous de drogues, parce qu’il n’y a aucun avenir pour eux ni pour personne.
 Et l’on ne peut même pas leur en vouloir, même aux pires : ils vivent l’enfer sur terre dans l’indifférence la plus totale. Ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, n’ont plus de nom, ne sont plus rien. C’est Olivier, le flic, qui dit cela. Il ajoute encore : « Depuis le temps qu’on prédit la guerre, qu’on guette le bruit des armes à feu et les cris des bêtes sauvages. Depuis le temps qu’il y a des articles, des reportages, des rapports, des missions, des visites, des pétitions, des pamphlets, des lois, des campagnes, des grèves, des manifestations, des émeutes, des promesses. Depuis le temps. »
C’est étrange comme j’ai l’impression, ces derniers temps, de lire des livres qui semblent vouloir nous dire de faire attention, que tous ces gens privés de tout risquent de nous renvoyer à la figure, à tout moment, leur souffrance et leur haine. Je pense entre autres au magnifique 14 juillet d’Eric Vuillard et aux Nouvelles métropoles du désir d’Eric Chauvier.
Et à ces gens là, ne leur dites pas que Mayotte, c’est la France, ils vous répondraient comme le fait Bruce en crachant par terre : « En France il y a des gens qui vivent toute leur vie dans les bois ? En France les gens mettent des grilles de fer à leurs fenêtres comme ça ? En France les gens chient et jettent leurs ordures dans les ravines comme ça ? »
Même Stéphane, le bénévole de l’ONG, regrettait un peu de n’être pas parti en Haïti, au Sri Lanka ou au Bangladesh. Il pensait que partir à Mayotte, c’était un peu facile, limite « tourisme », il aurait aimé un truc un peu plus « chaud ». Il a à peine osé en croire ses yeux lorsqu’il a découvert le bidonville et s’est même demandé s’il serait à la hauteur, lui qui n’en a pas cru ses oreilles quand on lui a dit « que les équipements de l’île ont été conçus pour deux cent mille habitants mais qu’officieusement il y aurait presque quatre cent mille personnes sur l’île. »
Alors, il a pensé que ça allait exploser, que ça ne pouvait être autrement.
« Le pire est à venir » dira Marie… et elle a sûrement raison… « ce pays ressemble à une poussière incandescente et je sais qu’il suffira d’un rien pour qu’il s’embrase. »

Un grand livre, puissant, éblouissant, violent et juste qui dénonce, à travers les voix de ce véritable chœur tragique, dans une langue fascinante de poésie, de sensualité et de cruauté, l’enfer de cette île « en trompe-l’œil », où la beauté est un leurre, un pauvre cache-misère qui ne dissimule plus rien.
Fort, très fort !


Bravo, Madame Appanah, de tout cœur, bravo !

vendredi 25 novembre 2016

Abraham et fils de Martin Winckler


Éditions P.O.L

Si vous aimez les histoires, alors ce récit est pour vous : vous allez vous y couler, vous y fondre, vous y sentir bien. Les personnages vont devenir des amis, des cousins, des proches que l’on aime et que l’on a hâte de retrouver pour leur demander s’ils ont passé une bonne journée, s’ils ont fait de belles rencontres et s’ils ne sont pas trop fatigués.
Et des histoires, l’auteur ne s’en cache pas, il en a plein la tête, certainement parce qu’il en a lu beaucoup quand il était jeune. Il a choisi de nous raconter celle d’un père : Abraham et de son fils Franz. Quand on connaît un peu Martin Winckler, on pense que Franz, c’est un peu lui et qu’il va puiser dans ses souvenirs d’enfance pour nous raconter cette belle histoire.
Le père et son petit garçon ont vécu un drame et lorsqu’ils arrivent dans la petite ville de Tilliers, dans les années soixante, à bord de leur Dauphine jaune qui fait beaucoup de bruit, tout le monde les remarque. Le père a la carrure de John Wayne et le visage d’Edward G.Robinson dans Le Criminel ou de Charles Vanel dans les Diaboliques, la cigarette aux lèvres. Il fait peur ? Non pas vraiment, vous verrez, c’est un homme de cœur…
Le fils de dix ans, à l’arrière de la voiture, est plongé dans Tintin. Il passe beaucoup de temps à lire un peu partout, à la librairie où les clients manquent de se prendre les pieds dans ses jambes, à la bibliothèque où on lui rappelle qu’il faut rentrer parce qu’il est tard, dans son jardin ou dans sa chambre.
Le père est médecin, le fils adore lire. Ils sont un peu perdus dans cette petite ville où ils ne connaissent personne et vont loger à l’hôtel avant de trouver une maison…
Ce n’est pas simple de trouver une maison. C’est comme certains vêtements, on les achète parce qu’on les trouve beaux et finalement, on sera toujours mal à l’aise dedans. A moins qu’on ait de la chance. Eux, ils trouveront la bonne, « un vaisseau immobile » qui les emmènera en voyage, et nous avec. On nous prévient d’ailleurs : « Vous allez peut-être devoir vous faufiler dans des passages un peu inconfortables, vous frotter à des tapisseries poussiéreuses, vous perdre dans des recoins obscurs. Avant de vous sentir chez vous, il faudra vous acclimater à ces bizarreries. Ça peut prendre un moment. » Car, il y en a des coins et des recoins dans cette demeure de la rue du Crocus ou… des Crocus selon le côté où vous vous  engagez. La rue a deux noms. Tenez, rien que pour ça, j’aurais acheté cette maison.
Si vous y entrez, vous découvrirez, le long de ces 565 pages, bien des secrets. Je ne vous en livrerai aucun, comptez sur moi.
J’ai eu du mal à quitter les lieux, je ne vous le cache pas. J’ai ralenti le rythme, fait quelques marches arrière, attendu un peu. Les pages diminuaient immanquablement. Heureusement, j’ai découvert que je serais de nouveau invitée à y entrer… Martin Winckler prépare une suite. J’espère qu’elle ne va pas trop tarder quand même car « entre ces murs, je m’amuse sérieusement. » et puis, je sais que « les histoires, c’est la spécialité de la maison. »

Alors, je veux bien attendre mais je ne suis pas très patiente, Monsieur Winckler, non, pas très…

mercredi 23 novembre 2016

Nirvanah d'Yvonne Baby













Éditions Maurice Nadeau

C’est dans une aventure que vont se lancer Nirvanah et sa grand-mère, Clémence.
L’aventure de la transmission…
Dire ce que l’on est avant de disparaître. Je veux dire, ce que l’on est vraiment.
Alors, le petit jeu du « Parle-moi » va vite devenir un rite quotidien et indispensable à Clémence qui sent que le temps presse et qu’elle a une vie à transmettre à sa petite-fille.
Ainsi, lorsque « l’heure des lampes » approche, les deux femmes s’installent dans le salon, se regardent et s’écoutent.
C’est de la guerre que Clémence va très vite parler, le passage vers la zone libre, la faim, la soif, l’impossibilité de se laver, de laver ses vêtements. Ces terribles moments où « un morceau de savon noir est presque aussi précieux qu’un morceau de pain. »
Nirvanah doit savoir cela, elle doit aussi comprendre pourquoi Clémence lave et relave indéfiniment : « les gestes que la guerre m’aura enseignés, je les répète autrement… On revient toujours à son enfance, et la mienne m’oblige à un exercice éperdu de réparation, laver, c’est réparer, c’est enlever les souillures, les taches, les misères, c’est tenter de parvenir à un ordre qui échappe au chaos. »
Lorsqu’elles ne parlent pas, elles écoutent de la musique : le Quatuor en la mineur de Beethoven, le concerto n°1 de Brahms, les chansons de Vladimir Vissotski.
Elles pensent silencieusement et se lancent soudain : Clémence veut parler des livres qu’elle aime, des romanciers et des poètes qui ont accompagné sa vie, ouvert le chemin de son existence : Borges, Robert Walser, Fitzgerald, Tolstoï, Faulkner, Carson McCullers… Elle sort les livres des étagères, redécouvre les couvertures un peu vieillies.
Pour que tu comprennes qui je suis vraiment, il faudra que tu lises cela, Nirvanah…
Quand la petite n’est pas là, Clémence écrit, en l’attendant.
Aujourd’hui, Nirvanah aura-t-elle le temps ? Le temps d’écouter ce que Clémence a à dire sur  son père lorsqu’il était enfant, sur la guerre encore, sur Guernica, l’œuvre de Picasso, sur l’Histoire qu’elle a traversée, son Histoire : « Tellement d’années qui se résument en quelques secondes que le vent de la vie va emporter et qui ne comptent plus aujourd’hui. »
Et puis, comment transmettre à l’autre ce qu’il n’a pas vécu ? Comment lui faire comprendre qu’ils avaient cru en un monde meilleur, les arrière-grands-parents communistes ? Des amis polonais et russes venaient à la maison, on parlait, on buvait du thé…
« Tout ce que tu m’apprends… » s’étonnera Nirvanah…
La petite-fille saura que son arrière-grand-mère est née dans le petit village de Wroslavice en Pologne, qu’elle parle russe, alors la langue de l’occupant. « Ma mère était lingère et mon père priait. » Clémence doit emmener Nirvanah à Varsovie.
En attendant, le voyage a lieu dans l’appartement, c’est un voyage immobile et pourtant, tous ces objets accumulés çà et là… Il serait bien impossible d’évoquer l’histoire de chacun d’eux, même en passant. Des souvenirs se perdront, forcément.
Les disques là dans le coin viennent de New-York, de chez Sam Goody, c’est son grand-père qui les a achetés…
Alors, dis-moi… Quels sont tes cinq objets favoris ? demande Nirvanah. C’est un voyage encore qui recommence : l’Egypte, Bahia, la Chine, la maison de George Sand, la Russie… De tous ces lieux, Clémence a rapporté quelque chose : un vase, un ex-voto, une tête en bois…
La phrase de Fitzgerald revient à l’esprit de Clémence : « C’est ainsi que nous avançons, barques luttant contre un courant qui rejette sans cesse vers le passé »
Clémence se laisse entraîner par les questions de la jeune fille… Elle ne lutte plus, bien au contraire…
« Chaque jour, Nirvanah emmène Clémence au pays des songeries. »
Et si l’on jouait au jeu des paysages préférés ? lance la jeune fille impatiente.
Clémence replonge dans le passé. « Laisse-moi reprendre mes esprits, Laisse-moi, dirait Guillaume (ton oncle), réfléchir avant de penser. »
Les lieux surgissent, tous, d’un coup : New-York, les rivières dans les Pyrénées, la mer Egée, une allée d’aubépines, les ruelles de Venise. Les fleurs, maintenant ! Non, Clémence veut une pause. Elle tourne la tête vers le rhododendron qui fleurit sur le balcon…
Elle les a aimées, les fleurs : les anémones, les tulipes et les pivoines, il faudra le dire à Nirvanah, il faudra qu’elle sache aussi cela…
Soudain, une question affleure : ont-ils été heureux ?
C’est une lumière douce et nostalgique qui éclaire en demi-teinte mélancolique cet échange complice et tendre entre la petite-fille et sa grand-mère.

Par la parole, Clémence transmettra à Nirvanah ce qu’il est possible de transmettre, bribes du temps passé, fragments de soi, consciente, au fond, que l’on demeure à jamais un inconnu même aux gens qui nous sont proches. C’est aussi sans doute ce qui fait la richesse d’une vie : elle est unique dans son grand secret et le restera…

lundi 21 novembre 2016

Nos âmes la nuit de Kent Haruf


Éditions Robert Laffont

Un jour, Addie Moore, soixante-quinze ans, veuve, rend visite à son voisin Louis Waters, veuf lui aussi et pas très jeune non plus. Elle a quelque chose à lui demander. Une chose toute simple. Il fallait juste oser. Elle l’a fait. Souhaitait-il venir chez elle de temps en temps pour dormir avec elle ? Louis reste silencieux. Pas longtemps. Puis il accepte.
« Et si je ronfle ? », « Alors vous ronflerez, ou vous apprendrez à arrêter. »
Le lendemain, Louis va chez le coiffeur, se fait raser, mange léger, prend une bonne douche, se coupe les ongles des mains et des pieds, place son pyjama et sa brosse à dents dans un petit sac en papier et se rend chez sa voisine…
C’est une très belle histoire qui commence, pas mièvre du tout, loin de là, pas simple du tout mais forte, puissante et qui nous prend vraiment aux tripes. Difficile de lire les dernières pages sans retenir ses larmes…
Nos âmes la nuit est une œuvre empreinte de poésie et de sobriété qui évoque, sans gêne et, en même temps, avec beaucoup de pudeur et de douceur, le corps et la sexualité des gens un peu âgés, le regard des autres, les conventions, la solitude, la tendresse, la vie qui passe et dont il faut profiter.
L’écriture dans son dépouillement et ses silences rappelle certains textes de Marguerite Duras. Elle acquiert parfois aussi une dimension théâtrale et l’absence de tirets ou de guillemets pour marquer les discours directs donne le sentiment que les paroles des protagonistes s’enchaînent très naturellement et avec une telle évidence que l’on sent naître entre eux une réelle et profonde complicité.

Une histoire d’amour extrêmement touchante et lorsque l'on songe que ce livre est le dernier de Kent Haruf (1943-2014), on se dit qu’il s’agit là d’une jolie révérence et d’un bel hommage à la vie !

vendredi 18 novembre 2016

14 juillet d'Éric Vuillard


Éditions Actes Sud

Finalement, tout a commencé le 23 avril 1789 : ce jour-là, un certain Jean-Baptiste Réveillon, propriétaire de la manufacture royale de papiers peints, proclame, sans aucune gêne, devant l’assemblée électorale de son district, que « les ouvriers peuvent bien vivre avec quinze sols par jour au lieu de vingt, que certains ont déjà la montre dans le gousset et seront bientôt plus riches que lui. »
Ça ne passe pas. Non, vraiment, ça coince. Il faut dire que les gens meurent de faim.
Alors, la belle demeure, la manufacture et le jardin de la Folie Titon sont littéralement pillés, mis à sac, brûlés…
La riposte est violente, les morts nombreux.
Il est vrai que le contraste entre Paris et Versailles est saisissant : d’un côté rien ou pas grand-chose, de l’autre, une « longue file indienne de sucreries, macarons, génoises, volailles délicates, épinards frais, lentilles aussi fines que le sable, concombres juteux, belles poires d’Anjou, Inconnue la Fare, Beurré d’hiver, Pérouille…» (ah, les noms des poires, un poème !) Le luxe de Versailles, belle redondance, est simplement indécent : un crachat à la figure, une insulte au peuple qui se tue au travail.
Il faut faire attention à ces choses-là, ici comme là, autrefois comme maintenant : on est tous attirés par ce qui brille, on veut tous avoir sa part. Il faudra bien comprendre ça un jour pour éviter bien des problèmes…
Mais bon, revenons à nos Parisiens qui n’ont rien. Savent-ils qu’à Versailles, « il existe quatre horlogers de la chambre du roi, l’un d’eux a pour unique mission, chaque matin, de remonter sa montre. On dirait une farce, une rabelaiserie, absurdité d’auteur, un racontar. Mais il y a plus drôle, il y a pire. Il y a un capitaine des mulets à Versailles, quand il n’y a plus de mulets » ? On en rirait presque si l’heure n’était pas si grave et les ventres si creux.
Alors, la colère monte, la vraie colère, qui étouffe, qui fait hurler, qui donne presque envie de tuer.
On s’arme comme on peut : arquebuses, hallebardes, sabres chinois, tringles à rideaux piqués dans le Garde-Meuble de la Couronne, « boucliers de Dardanus et flambeau de Zoroastre » trouvés dans les théâtres. On fait flèche de tout bois. « Les fausses épées devinrent de vrais bâtons. La réalité dépouilla la fiction. Tout devint vrai. » Et Paris se lança…
Le narrateur le regrette : son texte ne permettra jamais d’atteindre la réalité. La vérité est impossible. Il tentera une approche, c’est tout. Personne d’entre nous n’était là. Ce jour-là.
Désolation : « Ah ! nous ne pourrons jamais savoir, nous ne saurons jamais quelle flambée parcourut les cœurs, quelle joie ; nous pourrons peut-être brûler du même feu, mais pas le même jour, pas la même heure, nous pourrons bien interroger minutieusement les mémoires, parcourir tous les témoignages, lire les récits, les journaux, éplucher les procès-verbaux, on ne trouvera rien. La véritable pierre de Rosette, celle qui permettrait d’être partout chez soi dans le temps, nous ne l’avons jamais trouvée. La vérité passe à travers nos mots, comme le signe de nos secrets. » Et pourtant, « il faut écrire ce qu’on ignore. Au fond, le 14 Juillet, on ignore ce qui se produisit. Les récits que nous avons sont empesés ou lacunaires. C’est depuis la foule sans nom qu’il faut envisager les choses. Et l’on doit raconter ce qui n’est pas écrit. Il faut le supputer du nombre, de ce qu’on sait de la taverne et du trimard, des fonds de poche et du patois des choses, liards froissés croûtons de pain. »
N’ayons crainte, quand on aura pressuré l’Histoire, qu’elle sera à sec, qu’on l’aura vidée de son jus et qu’elle n’aura vraiment plus rien à nous dire, alors, la fiction prendra le relais, le flambeau à la main et éclairera les zones d’ombre. Pas d’inquiétude, elle a de l’imagination, la fiction ! On y verra clair !
Alors, pour s’approcher au plus près, il faut citer les noms de ceux qui ont fait l’Histoire, ceux dont on ne parle jamais, ceux dont il n’est jamais question dans les livres ou que l’on évoque sous un titre générique : le peuple. Il faut l’incarner, lui rendre sa chair, sa vie, ses moments de gloire. Il a des noms, des prénoms, des professions. Et l’auteur ne se lasse pas de les dire, ces noms, car les dire, c’est leur redonner la vie, c’est les mettre en mouvement, les placer sous les projecteurs. Ce sont eux les acteurs principaux. Ils entrent en scène, sur la scène de l’Histoire. Ils ne sont ni des figurants, ni des chiffres, ni des ombres : ils s’appellent « Aumassip, marchand de bestiaux… Béchamp, cordonnier, Bersin, ouvrier du tabac, Bertheliez, journalier… Bezou, dont on ne sait rien, Bizot, charpentier… » et la liste est longue, très longue. Ce n’est que le début ! « Alors continuons, ne nous arrêtons pas, nommons, nommons… »
« Les noms sont merveilleux. »
 Et ils sont nommés, les uns après les autres, un par un, une par une, les hommes, les femmes, les fils, les filles, les gens de rien, les gens de peu. Celles et ceux qui l’ont faite, cette Révolution, qui l’ont prise, cette Bastille. Ils sont terriblement jeunes, morts jeunes, si beaux. Ils viennent de partout. Ils ont chaud, il fait chaud ce mardi-là. C’est juillet, il n’y a pas d’air. Ils transpirent et sentent mauvais. Ils pleurent parfois, ils ont peur. Ils avancent, courent, tombent, grouillent, armés de tout et de n’importe quoi, portés par leur certitude qu’ils traduisent ainsi : « nous nous valons tous…il n’est pas juste que certains boulonnent toute leur vie tandis que d’autres se font servir. »
Ils sont vivants !
Ils pissent, crachent et crient. Ils insultent les forces de l’ordre : « culs-crottés, savates de tripières, pots d’urine, bouches-à-becs, louffes-à-merde, boutanches-à-merde, et toutes les choses-à-merde, et toutes les couleurs-à-merde, merde rouges, merdes bleues, merdes jaunilles. » Il y a du Rabelais et du Hugo chez Vuillard. Un bain de mots qui mousse et qui déborde. La foule devient poète, le peuple se fait génie !
Et on sent qu’il les aime, ces gens dont il parle, ce Vuillard, qu’il a du mal à les quitter, ces anonymes qui ont eu l’espace d’un instant leur petit moment de gloire, leur micro-épopée avant de mourir ou de retomber dans l’oubli et le néant : « Gardons-les encore contre nous un instant, ces huit à dix autres, par la grâce d’un pronom personnel, comme de tout petits camarades ».
Un texte magistral qui nous entraîne auprès de ceux qui ont fait l’Histoire dans une écriture bouillonnante et puissante où les mots ont l’épaisseur des corps qui ont péri et qu’on le veuille ou non, ils nous parlent, ces Lelièvre et ces Leloup, ces Tronchon et ces Valin, comme s’ils avaient encore quelque chose à nous dire.

On ne sait jamais, au cas où l’Histoire se répéterait… Tendons l’oreille…

                             

mercredi 16 novembre 2016

Si tout n'a pas péri avec mon innocence d' Emmanuelle Bayamack-Tam



Ils sont neuf ou onze, même peut-être quatorze dans cette famille : Charles et Claudette, les grands-parents, Patrick et Gladys, les parents, Svetlana, Ludmilla, Kimberly, Esteban et Lorenzo, (admirez la belle « bigarrure folklorique » des prénoms !)  les cinq enfants, Fougère, Elvis, Bastardo, les chiens et (ils passent après les chiens mais tant pis), les beaux-fils : Fabien pour Svetlana et Marwan pour Ludmilla. Ouf, j’espère que je ne me suis pas trompée et que je n’ai oublié personne - j’ai volontairement omis Sven Marinello, le petit ami de Kim (Kimberly) qui ne mettra jamais les pieds à la maison. La maison ?
Eh oui, tout ce beau monde (trois générations) vit (façon de parler) sous le même toit, au 27 bis, rue Trézène, et c’est… l’ENFER ! Surtout pour la narratrice Kim qui ne ressemble à aucun des individus cités ci-dessus et ne se sent proche de presque personne…
Ce qu’elle reproche à cette famille ? Son incurie. Les parents se sont très vaguement occupés des deux filles aînées (et encore, quand ils avaient le temps).
Kim a été lourdement moquée et critiquée. Quant aux deux derniers, les petits garçons, c’est comme s’ils n’avaient jamais existé : ils sont comme transparents. Du vent.
 Kim est violente, ses mots sont crus. Son grand-père, espèce de vieux beau, est un « idiot aussi vaniteux qu’inculte » et son père « n’est pas un sujet de conversation. »
La mère, la pauvre Gladys, née avec un bec-de-lièvre et un « narcissisme insubmersible », est la reine de la vulgarité, de l’obscénité, de la bêtise et j’en passe. Elle n’aime qu’elle et ses deux filles aînées (et encore !). Enfin, ces dernières sont bien les filles de leur mère, il n’y a pas d’erreur possible.  
Franchement, ces adultes ne donnent pas envie de grandir et pour Kim, alors qu’elle est en pleine adolescence, période périlleuse de mutations et de métamorphoses, elle va devoir se trouver des modèles… ailleurs !
Kim doit aussi s’occuper de ses frères Esteban et Lorenzo : en effet, ce dernier est quotidiennement harcelé et humilié à cause de ses taches de rousseur et de ses cheveux orange. Le pauvre gamin a bien tenté de se raser la tête (laissant apparaître l’étoile que le père tatoueur avait eu l’idée géniale de dessiner sur le crâne de ses cinq enfants !), puis de se laisser pousser les cheveux et enfin, d’offrir des cadeaux aux gros durs pour les attendrir.
Rien n’y a fait, il a fallu subir. Et à la maison, ce qui peut arriver à Lorenzo, tout le monde s’en f…
Alors Kim a décidé, à l’âge de neuf ans, qu’elle ne raconterait jamais rien à cette famille de dingues immatures, d’irresponsables défaillants et d’égoïstes névrotiques, qu’elle ne leur parlerait jamais de son goût pour Baudelaire, « le seul Charles qui vaille », de ses folles nuits avec Sven, de ses idées bien personnelles pour gagner de l’argent rapidement et de son amour illimité pour ses petits frères, ses petits agneaux.
Non, jamais. Ils ne sauront rien d’elle… Elle naîtra d’elle-même, se construira sans eux et loin d’eux si possible : « Si je dois avoir une famille, alors que Baudelaire soit mon frère et Janis Joplin ma sœur. Pour les parents, on verra plus tard, mais pourquoi pas John Lennon et Yoko Ono ? » imagine-t-elle, constatant que, pour le moment, elle est « entourée de porcs, de fauves sanguinaires ou de proies tremblantes, alors qu’elle aspire éperdument à l’humanité. »
C’est avec une écriture magnifique et enlevée qu’Emmanuelle Bayamack-Tam brosse le portrait d’une famille improbable - quoique… À mon avis, chacun y reconnaîtrait les siens…
C’est cruel, mordant, incisif, cru au possible et pourtant, plein de tendresse et d’amour !
A la fois terriblement monstrueux et en même temps drôle, burlesque et fou… Une vraie plongée dans le baroque !
L’enfer, c’est la famille, ne cherchez surtout pas ailleurs, messieurs-dames, vous y êtes, tout le monde descend ! N’empêche que, à travers ces pantins ridicules, ces personnages hauts en couleur, la sainte famille et la société en prennent un sacré coup !
Un récit d’apprentissage trash et sans tabous servi par une écriture explosive, poétique et percutante.

Un pur plaisir de lecture…

mardi 15 novembre 2016

Accidents d'Olivier Bordaçarre


Éditions Phébus

Le livre s’ouvre brutalement sur un accident de voiture : les pneus explosent, l’huile se mélange à l’essence, la fumée commence à se répandre. La passagère est semi-consciente. L’explosion semble imminente : elle doit trouver la force de sortir de là mais sa blessure l’empêche d’agir… La scène est terrible, remarquablement décrite et l’on sort de ce premier chapitre déjà un peu secoué, il faut bien le dire… Qui conduisait ? Qui était la passagère ? On ne le saura pas, en tout cas, pas tout de suite…
Le deuxième chapitre présente les personnages principaux : une gentille petite famille très bobos parisiens : lui, c’est Paul, homme au foyer, féru de cinéma et visiblement doué en cuisine (miam, les crevettes au piment d’Espelette et à la coriandre fraîche !)
Il s’occupe de tout : ménage, courses, bricolage, leçons, cours de musique, goûter, sorties, RV chez le médecin, réunions de professeurs, de copropriétaires… sans s’énerver, très cool, très classe… (Les gens comme ça, en dehors des romans, je ne sais pas où on les trouve…)
Anouck et Valentine sont les deux filles : ados de chez ados. Le portrait qui est fait des ces deux gamines est saisissant de vérité et qui possède ce genre d’individu chez lui se trouvera certainement rassuré de savoir qu’il n’est pas le seul à endurer le pire… Encore une fois, c’est excellent, les répliques sont très justes et très drôles (ça fait rire quand ça n’est pas chez soi…) Quant à la mère, elle s’appelle Julia Vélasquez, elle est psy et son cabinet se trouve dans son appart, rue Boulanger…
Leur voisin de palier, Sergi, est le frère de Julia. Il est peintre : son travail consiste à placer sur plusieurs toiles des « formes brunes pataoïdes d’environ cinquante centimètres de diamètre éclaboussées de taches blanchâtres. » On ne peut pas dire que Sergi soit tout à fait satisfait de son travail : il aurait préféré peindre comme Bacon mais une galeriste du Marais lui propose d’exposer… alors…
Tout ce petit monde vit sa vie presque tranquillement lorsqu’un jour, le gars Sergi se trouve nez à nez dans l’ascenseur de son immeuble avec la plus belle femme du monde (si, si !) : une belle rousse absolument irrésistible qui se rend… dans le cabinet de sa frangine !
Sergi tombe raide dingue amoureux de sa belle inconnue et est bien déterminé à savoir qui elle est… Et c’est là que les choses, comment dire… vont quelque peu se gâter… Ne comptez évidemment pas sur moi pour vous gâcher le suspense !
Est-ce que j’ai aimé Accidents ? Bien sûr ! Je me suis jetée dessus ! J’aime tout ce qu’écrit Olivier Bordaçarre et j’attends toujours avec impatience la sortie de ses livres… avec un coup de cœur particulier, je dois le dire, pour Dernier désir dont j’avoue ne m’être jamais totalement remise… Dernier désir m’avait intriguée, inquiétée, tendue à l’extrême… j’avais avalé ce bouquin en me demandant comment toute cette affaire allait finir. Un livre génial : une tension qui monte progressivement avec, toujours, l’évocation de la société et de ses valeurs (ou de son absence de) et de l’humour en prime.
Alors, oui, j’ai un peu moins aimé Accidents, même si je le classe quand même dans la catégorie des très bons. J’ai retrouvé l’humour de Bordaçarre dans la peinture de cette petite famille somme toute assez ordinaire et dans ses propos sur l’art… Je l’ai lu un peu comme un conte sur le thème du double.
En revanche, j’ai moins ressenti cette tension et ce mystère omniprésents dans Dernier désir, même si, vers la fin d’Accidents, mais peut-être justement un peu tard finalement, on commence à sentir se resserrer l’étau…
Je fais ma difficile parce qu’Accidents est incontestablement un bon roman que je n’ai pas lâché une seule seconde : les personnages sont attachants, l’humour décapant, l’écriture enlevée et superbe (certains passages sont de purs joyaux comme la baignade dans la cascade du Hérisson), la construction bien sentie, le portrait de la société virulent et très juste.

Merci encore, Monsieur Bordaçarre, pour ce grand plaisir de lecture… à quand le prochain ?

samedi 12 novembre 2016

Voici venir les rêveurs d' Imbolo Mbue


Éditions Belfond

J’ai lu goulûment les 420 pages de ce livre sans pouvoir m’arrêter, avide et presque inquiète de savoir ce qui allait arriver à ces personnages terriblement attachants, pleins d’humanité, fous d’amour pour l’Amérique et prêts à tout pour y rester.
L’histoire est toute simple, elle est celle de beaucoup…
Jende Jonga, originaire de Limbé, au Cameroun, où il travaillait pour le conseil municipal, vit depuis peu à New-York. Il multiplie les petits boulots, fait la plonge dans les restaurants de Manhattan, vit dans les sous-sols d’un foyer, mange ce qu’il trouve. Et pourtant, il ne veut pas repartir : il en est bien persuadé, son avenir est ici, sa vie aussi.
C’est en Amérique qu’il pourra s’accomplir, devenir un homme, s’enrichir. Il y croit dur, a une volonté de fer et il fera tout pour que ça marche.
Très vite, il fait venir Neni, sa femme et Liomi son fils. Et l’aventure à trois commence… Leur rêve ? La Green Card, espèce de « sésame ouvre-toi », qui leur permettrait enfin de dormir en paix et de rêver d’un avenir meilleur. En attendant, il faut trouver un avocat, payer, passer et repasser au bureau de l’Immigration afin de régulariser leur situation.
Leur état d’anxiété est indescriptible. Heureusement, Jende va finir par décrocher un travail digne de ce nom : il va devenir le chauffeur de Clark Edwards, banquier chez Lehman Brothers. Costume, cravate, « oui Monsieur, non Monsieur ». Ponctuel, serviable, affable, discret, intègre, aimant infiniment celui qu’il sert, souffrant de voir son patron inquiet ou anxieux, Jende est une perle et se coule parfaitement dans ce nouveau rôle qu’il souhaite assumer jusqu’à la fin des temps…
Sa femme reprend ses études de pharmacie et le petit Liomi s’amuse bien à l’école…
Mais, nous sommes en 2007, la crise des subprimes est là et le tremblement de terre est imminent…
Pourquoi ai-je aimé ce livre ?
Certainement parce que les personnages sont, comme je le disais au début, extrêmement attachants : je vous assure, on tremble littéralement pour eux. Leur malaise est là, palpable, insondable. Leur volonté de devenir citoyens américains si essentielle, si existentielle que l’on se dit que c’est, pour eux, une question de vie ou de mort.
Ce qui est extrêmement touchant en même temps, c’est leur immense naïveté et leur optimisme infini : ils y croient, ils le veulent, ils ont la foi et l’on espère de tout cœur pour eux qu’ils y arriveront… En attendant, ils vivent dans leur petit deux pièces de Harlem plein de cafards…
J’ai beaucoup aimé aussi, dans cette œuvre, les échanges, les dialogues entre Clark, le riche cadre et Jende, le pauvre chauffeur : l’un a tout, l’autre n’a rien et pourtant va naître entre eux une véritable fraternité qui est belle à voir et tant pis si ça fait mélo, j’assume ! Une scène finale entre eux m’a vraiment beaucoup touchée. Si j’ai pleuré ? Je ne vous le dirai pas, vous vous moqueriez…
On découvre aussi que sur cette terre d’Amérique, l’intégration n’est pas si simple, loin de là ! Et puis, au fond, posons-nous les vraies questions, comme disent les politiques : quelles sont les valeurs proposées par ce pays de rêves ? Les gens y sont-ils plus heureux qu’ailleurs ? La vie que mène Clark laisse rêveur… Bien sûr, il a de l’argent… bien sûr, sa femme peut s’acheter des vêtements Gucci ou Valentino, bien sûr la vue qu’ils ont sur Manhattan de leur appartement est à couper le souffle mais… sont-ils heureux ? Pas sûr !

Vraiment, ne boudez pas votre plaisir, vous allez vous régaler, ce serait vraiment dommage de s’en priver !

mercredi 9 novembre 2016

Cahiers de la Kolyma et autres poèmes de Varlam Chalamov


Éditions Maurice Nadeau

Fascinante photo que celle choisie par les éditions Maurice Nadeau pour la couverture des Cahiers de la Kolyma et autres poèmes de Varlam Chalamov. Il semble que l’on puisse lire dans le visage marqué du poète toutes les horreurs qu’il a vues et vécues, lui qui avouait : « Ce que j’ai connu, un homme ne devrait pas le connaître, ni même savoir que cela existe. »
Qui était Varlam Chalamov (1907-1982) ?
Fils d’un prêtre orthodoxe russe, le poète est arrêté une première fois le 19 février 1929 pour avoir aidé à diffuser « Le Testament » de Lénine, texte de janvier 1923 dans lequel ce dernier manifestait ses réticences à l’égard de Staline qu’il jugeait « trop brutal », proposant plutôt de le remplacer au secrétariat général par un camarade « plus tolérant, plus loyal, plus poli et plus attentif envers les camarades ». Chalamov est envoyé trois ans dans un camp de travail à Vichéra (Oural central). Il y restera jusqu’en 1932.
Au moment des Grandes Purges staliniennes, Chalamov est classé KTRD : il est accusé d’être « fauteur d’activités contre-révolutionnaires trotskistes ». Il repart au Goulag en janvier 1937, dans la Kolyma, région de Sibérie orientale, placée au-dessus du cercle polaire arctique. Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que les hommes, après avoir construit eux-mêmes les bâtiments dans lesquels ils logeront, vont chercher de l’or, casser la pierre dix à douze heures par jour, jusqu’à épuisement, par moins quarante, moins cinquante degrés. A moins cinquante-six degrés, ils sont autorisés à rester dans leurs baraquements non chauffés. Autant le dire clairement, survivre à la Kolyma relève du miracle : la première année, trente pour cent des hommes meurent ; au bout de deux ans, généralement, rares sont les survivants.
La Kolyma, c’est « la planète enchantée : douze mois d’hiver, le reste, c’est l’été. » témoigne ironiquement l’auteur dans ses récits en prose sur sa terrible expérience.  
Au froid insondable, s’ajoutent la faim, la maladie, la peur, le travail et la mort qui rôde, omniprésente. « Deux semaines, c’est très  exactement le temps qu’il faut pour transformer un homme valide en crevard. » La déshumanisation est fulgurante : « Tout ce qui lui était cher est réduit en cendres, et la civilisation et la culture s’envolent en un temps record qui peut se compter en semaines. » On ne pense pas au lendemain, on vit au jour le jour, comme une bête.
Traduire la souffrance en mots est quasi impossible. D’ailleurs, le langage n’existe plus : on se « contentait d’une vingtaine de mots » dont « la moitié était des injures » peut-on lire dans les  Récits de la Kolyma.
Face à cette expérience des camps « absolument négative », l’art est « le recours vital. » Mais, bien évidemment, comme le précise Chalamov, « Les conditions du grand Nord excluent la possibilité d’écrire et de conserver des récits et des poèmes - à supposer qu’on veuille le faire. »
En 1946, épuisé et malade, il a « la chance » d’échapper à la condamnation à mort et est hospitalisé. Il deviendra en 1949 aide-médecin. Alors, il pourra se remettre à écrire « sur les revers et les pages de garde de pharmacopées, sur des feuilles de papier d’emballage, sur des sachets. »
Libéré en 1951, il doit rester dans la zone de la Kolyma : « j’écrivais nuit et jour dans des cahiers de fortune ». Il pourra quitter la région à la mort de Staline en 1953.
La langue de Chalamov se veut dépouillée, essentielle : « une langue précise » où seul, de temps à autre, surgit…un détail, un élément saisi sur le vif. »
Dans son introduction, Christian Mouze, traducteur des Cahiers de La Kolyma et autres poèmes ajoute que l’écriture de Chalamov est « marquée de cette inclination pour le naturel et le concret. »
Le concret, c’est le froid qui fait qu’ « au-dessous de moins cinquante un crachat gèle au vol ». La poésie de Chalamov est recouverte de l’étendue blanche qui fige les corps et les âmes : « Et je gémissais sous les tenailles du froid / Qui m’avaient arraché ongles et chair, / Je brisais mes larmes avec la main, / Non, ce n’était pas un rêve. »
Il faut résister, tenir bon : « Je suis un petit jalon de la vie, / Un bâton enfoncé dans la neige, / Une voix que l’écho a égarée/ Dans les glaces de ce siècle. »
« Le souffle de l’hiver » menace et broie les hommes : « Bonsoir, dieu de la tempête, / De nouveau comme la dernière fois, / Tu vas nous dévorer en deux semaines », « Je fus brûlé de gel ». Il faut lutter jusqu’à la belle saison : « Et l’espoir des hommes grandit / A la rencontre du printemps ». Alors, on découvre au loin le pin nain, le premier arbre à annoncer le printemps.
La faim aussi use, ronge et tue : « Je mangeais comme une bête, rugissant après la nourriture », « Je buvais comme une bête, lapant l’eau, / Je trempais mes lèvres enflées, / Ne vivais au mois ni à l’année / Et prenais mon parti des heures. »
Malgré l’épuisement, il faut travailler : « Longtemps j’ai cassé des pierres, / Pas avec un ïambe en courroux mais une rivelaine ».
Malade ou mourant, il faut avancer « Le sang coule des gencives / Abîmées par le scorbut, / On reconnaît là l’estime / Dont témoigne la taïga », « De ses gencives enflées / Du sang exsude. / Combien de printemps jusqu’ici ? / Et combien en reste-t-il ? »
Chaque jour ressemble au précédent et demain est un mot qui n’a pas de sens…
L’impossibilité de comprendre pourquoi on est là est une source infinie de souffrance, un sentiment terrible d’absurdité : « Je cherchais la raison des coups ».
Chalamov évoque alors les hommes de la Vieille Foi, tel l’archiprêtre Avvakoum (17e siècle), qui s’opposaient aux réformes religieuses que l’on voulait leur imposer et que l’on a réduits au silence dans les flammes. Ils rappellent au poète le martyre qu’il subit au goulag : « Soit, on m’a raillé, / Livré au bûcher, / Qu’on disperse ma poussière / Dans le vent de la montagne. »
Alors, seule la poésie peut  permettre à l’âme de ne pas succomber totalement : « Chaque soir dans la surprise / De me savoir vivant, / Je me disais des poèmes, / J’entendais à nouveau ta voix. »
Un poème entier, ode à la poésie, dit à quel point elle l’a aidé à survivre : « Pour la poésie », « Si je ne perds pas mes forces, / Si je puis dire quelque chose, / C’est que tu es ma volonté et ma force. », « Tu conduis mon âme / Par la mer et la terre, / Les plantes et les bêtes. / Tu me protèges des balles, / Juillet tu me le ramènes / A la place des décembres éternels. »
Dans un autre poème, il dit encore l’importance de la poésie : « Les vers - ce n’est pas que le reflet / En petit des grands événements, / Ils sont pour déplacer cette terre, / Un levier soudain trouvé. ». Enfin, ce cri du cœur : « Ces mots - ce ne sont pas châteaux d’Espagne / Ou de cartes, je ne sais quelle folie, / C’est ma force contre l’indifférence, / C’est, dans l’hiver, ma forteresse bâtie. »
La nature si dure peut être belle aussi et sauver l’âme du néant si l’on sait la contempler. C’est ce que nous livre « Août » : « Soir. Le jardin noir éclaire / Les pommes fondantes. / Comme des boucles d’oreilles / Elles pendent aux branches. »
Beauté aussi du matin : «  C’est que j’aime toujours à l’aube / Plus pure qu’une aquarelle, / Le reflet laiton de la lune / Et le trille des alouettes. » Alors, il se récite les textes qu’il connaît et quand c’est possible, écrit : « Ce m’était merveille des merveilles / Qu’une simple feuille de papier à écrire / Tombée des cieux dans notre triste forêt. »
Tristesse aussi du poète quand la nature est mise à mal : « Je pense sans arrêt à cela seul : / On a tué un peuplier sous ma fenêtre. »
Longtemps après, les cauchemars reviennent, inlassablement, torture infinie.
On n’oublie pas la Kolyma et le « Chant nocturne » est une plainte, un cri : « Je n’obtiendrai pas la paix, / Ni dans le rêve, ni dans la réalité », « Je ne vois pas de terme au supplice, / Et les tracas n’en finissent pas. »
Chalamov n’est plus. Ses vers, « stigmates » de ses souffrances, disent l’indicible, l’impensable. Ils sont le « fil conducteur », « le lien unique » de lui à nous. Ils sont « la mémoire » de ce qu’il fut et de ce qu’il vécut, le « fil littéraire de son destin ».   
Ne lâchons pas ce fil qui nous mène jusqu’à lui. Si le poète n’est plus, ses mots sont bien vivants. Ils portent en eux le froid, la faim, la souffrance et la peine.

À nous de les entendre, de les apprendre aussi peut-être. Afin qu’ils résistent au temps…   

                                                      

samedi 5 novembre 2016

Les feuilles d'ombre de Desmond Hogan


Éditions Grasset

« C’est une image de verre qui persiste quand je repense à ces années, la confection d’un vitrail, pièce par pièce sur fond de ciel. Il y avait tant d’images, chacune un atome de ce vitrail, une couleur, un ton, une variation, chacune en partance vers une vérité totale. »
Cette métaphore du vitrail m’évoque précisément l’impression que m’a laissée ce livre : un ensemble de scènes empreintes de nostalgie, écrites dans une langue très poétique, et qui  évoquent l’adolescence de cinq jeunes gens d’un milieu aisé dans une Irlande en proie à de violents déchirements entre catholiques et protestants.
Quelque chose, peut-être, comme Jules et Jim d’Henri-Pierre Roché réécrit par Whitman…
Le narrateur Sean McMahon, avocat, marié, trois enfants, a trente-sept ans lorsqu’il ressent le besoin de faire « un détour vers le passé. »
 « Des images envahirent ma vie comme des ballons, dit le narrateur, je revivais des moments, pimpants comme des jonquilles écloses ».
Alors surgit, comme dans un rêve, avec le flou lié aux contours imprécis du souvenir, l’adolescence de Sean en Irlande dans les années cinquante auprès de son ami Liam, beau jeune homme dont la mère Mme Kenneally, d’origine russe, femme fragile, marquée par la révolution russe, fascine le narrateur.
Après avoir été internée, celle-ci se suicide en entrant « au fond d’un fleuve sans fond ».
Le fantôme de cette « femme de légende » restera présent tout au long de l’œuvre, jetant le voile de la mort et de la perte sur l’existence de son fils et de Sean.
Après le lycée, les deux garçons entrent à l’université de Dublin. Liam étudie la littérature et lit Whitman, Sean étudie le droit. Ils fréquentent les cafés, les cinémas, les filles : Christine Canavan qui traverse Dublin sous une ombrelle couleur lilas et Sarah Thompson, jeune dublinoise vêtue de « jupes longues, blanc et citron. » Cette dernière attire les deux garçons… Et, tandis qu’ils pensent peut-être s’étourdir de danse, de whiskey, de sexe, de poésie et de vent soufflant sur la mer d’Irlande, ils entendent rugir les tensions au loin. Des jeunes gens de leur âge sont blessés, d’autres sont tués…
Sean se souvient avec nostalgie des « Wicklow », au sud de Dublin : « Parcourez ces sentiers, ces lieux féériques, sortis des contes de Grimm et d’Andersen », paysages qu’il traverse et qu’il aime, pièce de vitrail qui s’ajoute à toutes ces pièces de souvenirs qui affleurent à la surface de la mémoire et qui font dire à Sean qu’il a vécu quelque chose de merveilleux.
Illusion, réalité ?
Je me suis laissé porter par cette prose poétique envoûtante évoquant sans cesse une nature colorée d’une beauté fulgurante : boutons d’or, tulipes jaunes, primevères, iris, narcisses sur fond de ciels gris parsèment le texte de touches de pinceau… Presque un livre à colorier…
Tentative de reconstitution d’un « puzzle de vie », pièces colorées que l’on tente de rapprocher, dessins que l’on essaie de recréer tout en sachant que chaque trait est à jamais effacé. Des personnages, telles des ombres, des silhouettes diaphanes, que l’on croise sans jamais savoir qui ils sont vraiment…

Un roman-poème élégiaque et mélancolique sur l’amour, l’amitié, la perte, le temps qui passe et l’indicible beauté mystérieuse des terres d’Irlande. 

mercredi 2 novembre 2016

Les contes défaits d'Oscar Lalo


  Éditions Belfond

A vrai dire, je ne m’attendais pas du tout à découvrir une histoire aussi terrible : est-ce le mot « conte » qui me laissait imaginer tout autre chose ? Ma surprise n’en a été que plus forte lorsque j’ai découvert un narrateur détruit, vide, un homme incapable de devenir un adulte, ne sachant ni aimer ni être aimé. « Je suis sans fondations. Ils m’ont bâti sur du néant. Je suis un locataire du vide, insondable et sans nom, qui m’empêche de mettre le mien. »
Quel événement est à l’origine de cette impossibilité d’être ?
Alors qu’il était enfant, le narrateur partait en vacances dans un « home », espèce de colonie de vacances sur laquelle régnait en maître une femme-tyran qui terrorisait tous les gamins en imposant des lois absurdes : ne pas courir, ne pas sauter, ne pas se cacher, ne pas parler, ne pas crier, ne pas se salir, ne pas tomber malade, ne pas être en sueur… Evidemment, ce n’est pas tout à fait comme cela qu’un enfant imagine ses vacances mais il vaut mieux se taire que d’être frappé.
Cependant, le pire n’était pas la femme mais l’homme, le mari de la Thénardier : lui ne frappait pas, il caressait, longtemps, trop longtemps…
Mais, comment peut-on se plaindre d’une caresse ? Il était si gentil, ce directeur, il écoutait les enfants, les réconfortait. Lui, au moins, on pouvait le tutoyer. Alors, les enfants abusés se taisaient pour ne pas lui faire de la peine.
Si dans les contes, les méchants sont les méchants, la réalité s’amuse à brouiller les pistes… Derrière le berger, se cache peut-être le loup…
Alors, quand la main de la mère lâche celle de l’enfant au moment de monter dans le train, c’est la panique : « Ce sont nos parents qui nous conduisaient au train. A qui se plaindre quand c’est la police qui vous livre ? » Les parents n’y voient que du feu : la brochure vantant les mérites du « home » présentait les enfants attablés devant jus d’orange, croissants et pots de confiture. Et puis, « c’était cher, donc ça soulageait la conscience de nos parents qui se débarrassaient d’autant plus aisément de nous. »
Malgré quelques tentatives d’opposition, l’argument parental tombe comme un couperet : « « Tu comprends, y a rien à faire. » C’était vraiment ça la force de ce lieu : nos parents n’avaient rien à faire. Ils étaient comblés. Quant à nous, dès lors que nos parents n’avaient rien à faire, nous n’avions rien à dire. »
Mais à soixante-cinq ans, le narrateur, seul face au puzzle de sa vie, constate qu’il lui manque une pièce. Et pourtant, apparemment, il a, comme on dit, « réussi sa vie ». Apparemment seulement, car à l’intérieur, tout est creux, tout est vide. « Je suis un post-it qui ne colle plus. » Pas d’identité réelle, une vie qui consiste à faire semblant, à imiter, à s’agiter. « Je me suis inventé mille vies car je n’en vis aucune. » Il est un homme « éparpillé » comme le suggère le dessin de la couverture où l’on voit une tête qui semble s’effriter en une multitude de points. Son unité est perdue. Il est « défait » au sens militaire du terme, vaincu, écrasé. L’enfant abusé est en morceaux, en pièces. Adulte, il restera comme émietté en dedans.
Seule l’écriture peut encore l’aider : « Et c’est ainsi qu’en calligraphiant la laideur, j’ai tracé des lignes de vie que je ne connaissais pas. » Minces lignes de fuite pour quelqu’un qui a besoin de dire son passé, de nommer ce qui l’a détruit.
Un texte très fort, écrit avec beaucoup de pudeur et de retenue : en effet, tout est suggéré, murmuré, parfois même comme dissimulé derrière des jeux de mots qui sont autant de feux de détresse tirés à l’horizon d’une vie gâchée par des gestes déplacés, des parents aveuglés et égoïstes, un entourage absent.

Un sujet sensible traité avec beaucoup de délicatesse…