Éditions Gallimard
Quelle claque, ce livre ! Je
viens de le terminer et je me sens bouleversée, retournée, touchée au cœur,
complètement soufflée par ce que j’ai découvert.
Bien sûr j’avais lu des critiques
positives à son sujet et justement, j’en attendais beaucoup ! Et franchement,
ce que j’ai lu a dépassé toutes mes espérances : c’est un livre très fort
et qui évoque dans une langue à la fois crue et poétique une réalité sociale
déchirante : l’extrême pauvreté pour ne pas dire la misère et tout ce
qu’elle entraîne avec elle que subissent de nombreux habitants et notamment les
enfants et les adolescents du plus jeune département français : l’île de
Mayotte dans l’océan Indien. Violence, délinquance, prostitution, meurtres,
trafics de drogue et souffrances en tous genres, vies gâchées et perdues parce
qu’il est impossible de se construire quand on est livré à la rue…
Un de mes coups de coeur de cette
rentrée littéraire …
Dans ce roman polyphonique, c’est
tout d’abord la voix de Marie que l’on entend et qui raconte qu’à vingt-trois
ans, elle a quitté la vallée de son enfance pour préparer un diplôme
d’infirmière. Elle mène une vie malheureuse et terne jusqu’à ce qu’elle
rencontre le beau Chamsidine. A vingt-sept ans, elle se marie puis part à
Mayotte. Le pays est magnifique et sent si bon. Elle est légère et espère
porter rapidement un enfant. A trente ans, rien n’est venu et le beau Cham la
quitte pour une autre.
Deux ans plus tard, une
clandestine attend avec un enfant emmailloté dans le hall de l’hôpital où Marie
travaille. Elle est arrivée sur la plage de Bandrakouni par le kwassa
sanitaire : elle montre les yeux de l’enfant. Il a un œil noir et un
œil vert. Pour la mère, il est maudit : c’est un bébé du djinn, il va lui
porter malheur. Le temps de préparer un biberon, Marie revient et trouve la
chaise vide. La mère est partie, lui laissant l’enfant qu’elle adoptera et
appellera Moïse.
Chaque jour avec Moïse est un
moment de grâce : ils jouent, font des pique-niques, lisent L’enfant et la rivière, écoutent
Barbara. Leur chien Bosco les accompagne. Evidemment, cette belle histoire,
vous vous en doutez, va mal tourner…
C’est en prison que l’on retrouve
Moïse, c’est de la prison qu’il va raconter son terrible parcours, comment il
est devenu la loque qu’il est maintenant, comment un nommé Bruce, le chef du
ghetto, celui qui s’appelait Ismaël Saïd quand il était un petit garçon et
qu’il avait encore un nom, en a fait son esclave, sa bête…
Le ghetto ? Oui, Mayotte
n’est pas une île « où l’on joue du matin au soir » sous les bougainvillées, les frangipaniers et les
manguiers qui embaument au soleil.
Un quartier s’appelle Kaweni,
pardon, « Gaza »: « c’est un bidonville, c’est un ghetto, un
dépotoir, un gouffre, une favela, c’est un immense camp de clandestins à ciel
ouvert, c’est une énorme poubelle fumante que l’on voit de loin. Gaza c’est un
no man’s land violent où les bandes de gamins shootés au chimique font la loi.
Gaza c’est Cape Town, c’est Calcutta, c’est Rio. Gaza c’est Mayotte, Gaza c’est
la France. » Et l’on sent que ça va craquer parce que les gens ont faim, parce
que les enfants plutôt que d’aller à l’école volent, rackettent et deviennent
fous de drogues, parce qu’il n’y a aucun avenir pour eux ni pour personne.
Et l’on ne peut même pas leur en vouloir, même
aux pires : ils vivent l’enfer sur terre dans l’indifférence la plus
totale. Ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, n’ont plus de nom, ne sont
plus rien. C’est Olivier, le flic, qui dit cela. Il ajoute encore : « Depuis
le temps qu’on prédit la guerre, qu’on guette le bruit des armes à feu et les
cris des bêtes sauvages. Depuis le temps qu’il y a des articles, des
reportages, des rapports, des missions, des visites, des pétitions, des
pamphlets, des lois, des campagnes, des grèves, des manifestations, des
émeutes, des promesses. Depuis le temps. »
C’est étrange comme j’ai
l’impression, ces derniers temps, de lire des livres qui semblent vouloir nous
dire de faire attention, que tous ces gens privés de tout risquent de nous
renvoyer à la figure, à tout moment, leur souffrance et leur haine. Je pense
entre autres au magnifique 14 juillet
d’Eric Vuillard et aux Nouvelles
métropoles du désir d’Eric Chauvier.
Et à ces gens là, ne leur dites
pas que Mayotte, c’est la France, ils vous répondraient comme le fait Bruce en
crachant par terre : « En France il y a des gens qui vivent
toute leur vie dans les bois ? En France les gens mettent des grilles de
fer à leurs fenêtres comme ça ? En France les gens chient et jettent leurs
ordures dans les ravines comme ça ? »
Même Stéphane, le bénévole de
l’ONG, regrettait un peu de n’être pas parti en Haïti, au Sri Lanka ou au
Bangladesh. Il pensait que partir à Mayotte, c’était un peu facile, limite
« tourisme », il aurait aimé un truc un peu plus « chaud ».
Il a à peine osé en croire ses yeux lorsqu’il a découvert le bidonville et
s’est même demandé s’il serait à la hauteur, lui qui n’en a pas cru ses
oreilles quand on lui a dit « que les équipements de l’île ont été conçus
pour deux cent mille habitants mais qu’officieusement il y aurait presque
quatre cent mille personnes sur l’île. »
Alors, il a pensé que ça allait
exploser, que ça ne pouvait être autrement.
« Le pire est à venir »
dira Marie… et elle a sûrement raison… « ce pays ressemble à une poussière
incandescente et je sais qu’il suffira d’un rien pour qu’il s’embrase. »
Un grand livre, puissant,
éblouissant, violent et juste qui dénonce, à travers les voix de ce véritable
chœur tragique, dans une langue fascinante de poésie, de sensualité et de
cruauté, l’enfer de cette île « en trompe-l’œil », où la beauté est
un leurre, un pauvre cache-misère qui ne dissimule plus rien.
Fort, très fort !
Bravo, Madame Appanah, de tout
cœur, bravo !