jeudi 31 août 2017

Ces rêves qu'on piétine de Sébastien Spitzer


Éditions de l'Observatoire
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Il y a l'Histoire que l'on apprend à l'école : les dates, les événements, les noms des hommes illustres et puis celle que l'on découvre plus tard lorsqu'un roman décide de la rendre vivante, d'incarner ces femmes et ces hommes qui ont fait l'Histoire, d'imaginer leurs pensées, leurs doutes, leurs souffrances et c'est précisément cela que Sébastien Spitzer réussit à merveille dans son premier roman : Ces rêves qu'on piétine.
Les premières pages s'ouvrent sur une longue marche, une parmi tant d'autres, une marche de la mort… Terrible fin de guerre, la Seconde… « Des cohortes de guenilles maculées de mois de crasse, tiraillées par le manque. La faim, la soif, les proches, l'avenir. Des cadavres en mouvement. »
Aimé marche. Il vient de Stöcken (Hanovre). Il porte un rouleau de cuir caché dans sa veste : « La mémoire des camps. Témoin écrit de leurs vies effacées. » Ce rouleau qui renferme des lettres et des témoignages sera le fil conducteur du roman, transformant les différents protagonistes en maillons d'une chaîne, chacun se relayant pour que la vérité soit sue et que rien ne soit oublié. Au bout de cette chaîne humaine, il y a une femme à qui sont destinées ces lettres, pauvres missives d'un père juif désespéré à sa fille qui jamais ne s'autorise à penser à lui. Cette fille se nomme Magda. Nom de famille : Goebbels.
1945, c'est la fin de la guerre, Berlin est assiégée et les hauts dignitaires nazis se planquent au sein de leur bunker dans les jardins de la chancellerie du Reich. Ils ont compris que c'était fini : Magda et Joseph Goebbels sont là avec leurs six enfants Helga, Hildegarde, Helmut, Holdine, Hedwig, Heidrun. Sont présents aussi Eva Braun, Adolph Hitler, son secrétaire particulier Martin Bormann, un chargé des communications téléphoniques Rochus Misch, un médecin, le docteur Stumpfegger, du personnel administratif, des militaires, des cuisiniers et la chienne d'Hitler, Blondi… Enterrés sous une épaisse couche de béton…
Sur les routes, les survivants des camps par milliers continuent d'avancer. Les nazis souhaiteraient les faire disparaître au plus vite afin que personne ne puisse témoigner... Certains tombent d'épuisement, d'autres sont fusillés ou brûlés dans des granges. Les corps sont au plus vite jetés dans des charniers. L'horreur des camps se poursuit sur les routes...
Ava, née en camp au block 24-A, et sa mère luttent, elles n'en peuvent plus…
Le récit de Sébastien Spitzer passe d'un groupe à l'autre : d'un côté les assassins, les bourreaux qui sentent que leur heure est venue, qu'elle est imminente et qui imaginent déjà la forme que cette mort va revêtir, de l'autre, une lutte de chaque seconde pour survivre. Triste contraste. Des deux côtés, pour des raisons évidemment bien différentes et non comparables, pauvre humanité...
Dans le bunker, l'auteur s'intéresse surtout au personnage de Magda Goebbels dont il retrace l'existence. On la découvre alors qu'elle assiste au dernier concert du philharmonique organisé par son vieil ami Speer  et écoute le Crépuscule des dieux. Elle est rapidement conduite dans le bunker. La situation est incompréhensible pour elle. La fin du Reich : simplement impossible. Ce serait la fin d'un monde dont elle est la première dame, une reine « puissante et respectée », au fait de sa gloire, au paroxysme de son ascension sociale. Elle se croit au contraire « loin des croche-pieds du sort ». Quelque chose va se produire, la situation de l'Allemagne va s'inverser, forcément… Enfermée entre ses quatre murs de béton, elle pense à son destin que le lecteur découvre alors que cette femme fait le point sur sa vie. 
On n'imagine pas forcément qu'elle est née de la liaison d'une petite employée de maison avec son patron et qu'elle fut placée à Vilvorde dans un pensionnat religieux étaient éduquées des jeunes filles de bonne famille. Déjà, dans ses pensées, on sent qu'elle en veut : « Chaque soir, dans ses prières, elle se jurait qu'elle serait différente, qu'elle porterait de beaux souliers, puis de belles robes, que son mari ferait la pluie et le beau temps, que des jardiniers passeraient le râteau chez elle et qu'elle n'aurait plus jamais à partager sa chambre, qu'il n'y aurait plus de promiscuité, de pensionnaires... »
Une ambition démesurée, un goût du pouvoir sans limites, une volonté de se hisser au plus haut rang de la société, voilà ce qui caractérise Magda Goebbels. Coûte que coûte, quels que soient les moyens d'y parvenir, elle y arrivera. Rien ne pourra l'arrêter.
Lorsque sa mère vient la voir au pensionnat, elle lui présente son nouveau compagnon, Monsieur Richard Friedländer, un riche commerçant juif qui l'élèvera comme sa fille.
Après avoir eu une relation amoureuse avec Victor Arlosoroff, un jeune sioniste, frère d'une de ses amies, elle épousera Gunther Quandt, un riche industriel allemand dont elle aura un fils Harald. Mais elle divorcera une dizaine d'années plus tard. 
Puissamment attirée par le pouvoir et tout ce qui tourne autour, elle s'inscrit au Parti national-socialiste où elle rencontre Joseph Goebbels dont l'aura la fascine : « Il n'y avait plus d'orchestre, plus de micro sur l'estrade, qu'un vague murmure éteint, un contentement de foule dont la masse auparavant compacte se déchirait en lambeaux dans les gradins, aux étages, derrière et devant elle. Ils avaient aimé ça. Ils avaient aimé cette puissance. Le pouvoir d'un seul homme. Au-dessus. Au-dessus des autres. C'était sexuel. Absurde, aussi. Magda avait bien observé cet homme. Elle l'avait même envisagé. Pas lui. Mais ce qu'il incarnait. Celui qui restait droit quand les autres le buvaient. Celui qui faisait crier. Sa place à elle était là-haut. Au-dessus. Elle méritait l'estrade, la droite du chef. Elle aimait qu'on la regarde. Bientôt ce serait son tour… Qu'il était laid, sans la foule. Mais il y avait la foule. »
Terrible portrait que celui de cette femme prête à se donner corps et âme à l'homme que l'Allemagne admire…
Sur les routes, c'est la tragédie d'Aimé, de Judah, d'Ava et de sa mère Fela que nous suivons : la lutte de tous les instants pour échapper au pire, à la grange où ils sont parqués et que l'on brûle, à la course contre la mort, à la nécessité de vivre cachés, aux coups de feu que les paysans tirent par peur d'être attaqués et volés, à l'épuisement qui les guette. Peu de mots pour exprimer une telle souffrance… Fela porte un sac dont elle ne se séparerait pour rien au monde et qui contient des lettres...
C'est avec beaucoup d'adresse et un immense travail de recherche que Sébastien Spitzer a su rendre vivants tous ces personnages de l'Histoire, les mettre en scène, nous permettant d'une certaine façon de mieux les approcher, de mieux les voir, à défaut de les comprendre - certains actes resteront à jamais incompréhensibles.
J'ai dévoré ce texte, en ai apprécié l'écriture très rythmée et une construction assez habile créant de saisissants effets de contraste. J'ai bien sûr découvert des éléments historiques que je ne connaissais pas et qui m'ont littéralement stupéfiée. D'ailleurs, la puissance d'évocation de certaines scènes est telle que je ne les oublierai jamais.
Terrible Histoire, terribles histoires, destins gâchés, rêves piétinés… Mais j'arrête là et vous laisse découvrir ce premier roman dont on va certainement beaucoup entendre parler...
A lire absolument !


mardi 29 août 2017

Hautes solitudes Sur les traces des transhumants d'Anne Vallaeys


Éditions de La Table Ronde
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Si vous êtes angoissé(e) par ce mois d'août qui se fait la malle à grands pas, j'ai une solution ! Plongez-vous dans le merveilleux livre d'Anne Vallaeys : Hautes solitudes Sur les pas des transhumants. Je vous promets un VRAI voyage, une VRAIE route que vous allez suivre pas à pas en admirant le paysage et ce, sans souffrir (contrairement à l'auteur et sa coéquipière, Marie). La langue poétique, colorée, pleine d'images extraordinaires et de mots rares d'Anne (je l'appelle par son prénom, j'ai fait la route avec elle...) m'a transportée de joie. Tous vos sens seront en alerte !
J'ai dégusté un chapitre par jour de ce délicieux journal de voyage, une étape par jour pour moi aussi, sur les pas d'Anne et de Marie, observant les plantes, les fleurs, les pierres, les arbres, les bêtes et les gens…
Si vous saviez comme j'en ai goûté des couleurs et des parfums, comme j'en ai imaginé des paysages brûlant sous le soleil: explosion des sens… Je vous le disais : un beau voyage qui fera un pied de nez à votre mois d'août bientôt en berne.
Allez, on y va, vous me suivez ?
Le livre s'ouvre sur une carte : à l'extrême gauche, Arles. Puis : Aureille, Salon-de-Provence, Éguilles, Aix-en-Provence, Rians (attention, on remonte…), Vinon-sur-Verdon, Valensole (on n'est pas loin de Manosque - un salut à mon ami Giono), Digne-les-Bains (ça va toujours ? - coucou à Alexandra David-Néel, mon exploratrice préférée), on continue à grimper jusqu'au Laverq. Voilà le trajet que se sont proposé de faire Marie et Anne : marcher sur les pas des transhumants. Trois cent quatre-vingts kilomètres. Far la routo, dit-on en piémontais comme en provençal, marcher dans les anciennes carraires, les routes que les bergers suivaient avec leur bétail. « J'aime la rudesse roulée du mot carraire, les rugosités qu'il inspire, vent, ciel, dégagement, horizon. » confie Anne. La grande transhumance… Partir sur les traces des anciens...
Ils sont nombreux à regarder passer ces deux filles qui n'ont peur de rien, à les envier, à être tenté de tout lâcher pour faire un petit bout de chemin avec elles...
« Que sont devenues les carraires ? » s'interroge Anne, penchée sur ses cartes d'état-major, s' « efforçant de décrypter l'improbable tissage de courbes, de maillages, de treillis hachurés ». Des chemins devenus « rébus intimes, minuscules ».
Pour les comprendre, les voir, il fallait « ressentir la trace sous les pas, éprouver la terre à mes pieds, la caresser des yeux, pour de vrai. » confie l'auteur, « donner forme, réalité, épaisseur, et continuité à la Grande transhumance… Lever l'ancre, hisser la voile. Simplement. Marcher aussi loin que possible, au rythme des heures puisqu'ici les kilomètres n'ont aucun sens. Emprunter un fil de crête, quand, d'un hasard l'autre, les éléments basculent, quand l'équilibre, le ciel l'imposent. Alpes, nourrices des Provences. Savourer cette orgie de lieux-dits, de mythes et de légendes. Puis, le reste, tout le reste. Teintes, couleurs, l'eau, l'air, les arbres… « Aller prendre la nature sur le fait », une recommandation de Darluc dans Histoire naturelle de Provence. »
Oh, je sens que je n'aurais pas grand-chose à ajouter pour que vous plongiez tête la première dans votre placard à godasses à la recherche de vos bonnes grosses grolles encore crottées…
Donc, voilà le projet des filles : « retrouver, identifier dans l'espace l'empreinte de la grande carraire d'antan . »
Autant vous dire que cette belle aventure ne s'improvise pas vraiment, qu'il faut rencontrer des « passionnés de grands chemins », ceux qui veulent « ressusciter la routo » et ils sont nombreux à la Maison de la Transhumance à arpenter de long en large les moindres parcelles de ces routes afin de dessiner le tracé de la Grande Carraire des Provences.
Et l'aventure commence : inénarrable… Il faut partir tôt (il fait très très chaud - du feu), marcher beaucoup beaucoup (et ça monte aussi beaucoup, beaucoup), ne pas se tromper de chemin, ne pas se perdre, ne pas craindre de franchir un domaine privé surveillé par des chiens pas forcément aimables, ne pas sursauter à la moindre petite bête (sans parler des plus grosses – chevreuils, sangliers, loups…), ne pas geindre parce qu'on a mal aux pieds, au dos, à la tête, parce qu'on n'y voit plus rien, qu'on a les doigts gonflés, qu'on ne peut plus mettre un pied devant l'autre… Et je vous passe les pluies, les orages (en montagne, hum, hum…) Tiens, vous avez rangé vos chaussures ?
Mais à côté de ça, la splendeur des paysages, et là, avec les mots d'Anne, vous les verrez encore plus beaux qu'ils ne sont ! Quelle écriture magique, magnifique, des mots comme sortis d'un chapeau de magicien : termes d'architecture, de géographie, d'histoire, noms de plantes et de fleurs… Je me suis régalée de mots rares aux sonorités évocatrices agrémentés de citations: ici Stevenson, là Whitman, de rencontres avec les gens du pays : Louis, Virginie, Sylvain, André, Gilbert, Jean-Claude, Geneviève, autour d'un petit vin et d'un fromage de chèvre : « Pas éleveur, berger ! lance Geneviève, « Éleveur, j'aime pas, ça fait trop élevage. Chez nous, on a toujours gardé à bâton planté, comme on dit dans le métier. Pas de clôture ! » et d'ajouter : « Les noms qu'on donne aux brebis, agnelles, agneaux, bessons, tardons, anouges, fèdes, arets, moutons, ces mots-là disent beaucoup plus… On doit surveiller l'estropiée qui s'écarte un peu trop, la berque qui a cassé ses dents dans les cailloux, la mère qui repousse son agneau. Soigner les malades, percer les gonflées, voilà tout un travail qu'il faut aimer. Ҫa n'est pas de l'élevage, mais de la connaissance. »
Ils sont devenus rares ces bergers, certains sont vieux. Le métier est difficile, il n'attire pas les jeunes… Magnifiques portraits d'hommes et de femmes…
Allez, encore un peu d'ailleurs, ça ne peut que nous faire du bien… et puis, comme dit Marie : « La marche conduit au paradis, pas vrai ? » « C'est sûr, lui répond un ami, mais faut avancer longtemps. »
On y va ?

(Chiche ?)

                              


dimanche 27 août 2017

L'avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic


Éditions de l'Olivier
★★★★☆ (J'ai bien aimé)

Paul, étudiant en architecture, travaille comme gardien de nuit à l'hôtel Elisse. C'est le lieu qu'a choisi Amélia Dehr pour vivre, chambre 313. Dans son sillage, la jeune fille laisse planer sur elle mille légendes, mille rumeurs. On ne sait pas vraiment qui elle est : peut-être une étudiante richissime, héritière des hôtels Elisse, peut-être une femme à hommes… On dit que « quand elle entre dans une pièce, quelqu'un sort en pleurant. » On en dit tellement sur elle qu'elle en est devenue « une métastase de clichés ».
Si bien que la première fois que Paul voit Amélia (de la même façon qu'Aurélien vit Bérénice chez Aragon), il la trouve « plus petite et moins symétrique, les traits moins légendaires... » « C'est ça, Amélia Dehr ? » s'étonne-t-il. Bref, Paul est un peu déçu. Mais bon, peut-être, est-ce comme cela que naissent les belles histoires d'amour…
Paul, de son poste, observe via les caméras de surveillance de l'hôtel celle qu'il va aimer, l'amour de sa vie.
Ils suivent ensemble les cours d'une certaine Anton Albers, auteur d'une thèse « d'histoire sur la nuit, et d'une thèse d'économie sur la nuit, et d'une thèse d'urbanisme sur la nuit... » Dans les années 60, Anton Albers a fréquenté des artistes, rencontré et peut-être même aimé la mère d'Amélia… Son cours a pour sujet « la ville de demain » mais finalement, l'essentiel de son propos porte sur un sentiment : la peur. Peut-être les deux thèmes sont-ils intrinsèquement liés…
Paul n'est pas bien sûr de comprendre le sens des propos d'Albers, de ses digressions infinies sur la nuit. Amélia, elle, est toujours présente et attentive, certainement parce qu'Anton Albers est le seul lien qui lui reste avec sa mère disparue, une mère qui l'a abandonnée pour « empêcher une guerre » et qui en est morte. Une femme qui a quitté son pays « comme on quitte une robe trop petite » et au moment où a éclaté la guerre en ex-Yougoslavie, elle s'est installée à l'Elisse de Sarajevo  parce qu'elle considérait que « sa place était là ». Elle voulait dire au monde ce qu'elle voyait, et écrivait de la « poésie documentaire » considérant que c'était là une forme d'art qui aurait peut-être permis d'arrêter la guerre, « parce qu'elle pensait qu'il fallait trouver les mots pour la dire… »
Et que c'était justement le rôle de la poésie.
Mais elle ne revint jamais. Il reste juste à Amélia une boîte en carton remplie de poèmes que la jeune fille refuse de lire pour se venger d'avoir été abandonnée, elle, la gamine dont on a gâché l'enfance en la laissant seule dans un monde d'adultes sans amour.
Amélia, qui décide qu'elle a « autre chose à faire que d'être amoureuse. Être amoureuse c'est une façon de ne pas vivre », quittera Paul, retournera chercher sa mère dans un lieu, Sarajevo, où l'on s'empresse de tout reconstruire, au plus vite.
Mais reconstruire, c'est précisément effacer les traces de la guerre, de ce qui a été et donc les traces de la mère. Amélia supporte mal « l'obscénité de la reconstruction », considérant l'effacement comme un crime, mettant de la résine dans les trous d'obus pour qu'ils ne soient pas rebouchés, pour que l'on ne fasse pas disparaître les traces de l'Histoire.
Car pour ceux qui avaient vécu dans cette ville en guerre, « la ville était leur mère. La guerre était leur mère. » Que reste -t-il de la réalité, de la vérité si on l'oublie ?
L'avancée de la nuit est l'histoire de deux jeunes gens traversant leur existence tels des fantômes sans trouver la porte de sortie, s'épuisant à la recherche d'une issue vers la lumière, vers la liberté, deux jeunes gens qui, finalement, ne parviennent pas à se réaliser, à s'incarner, à trouver un sens à leur vie dans ce monde moderne.
Que faire ? S'engager ? Lutter ? Créer ? Aimer ? Renoncer ? Se protéger ? Ou disparaître ?
« Qu'est-ce que tu sauverais du XXe siècle ? » demande Amélia à Paul. « Ma peau » dit-il.
Amélia ne sauvera pas la sienne (on le sait dès la première page), se suicidant, trouvant dans ce geste une ultime forme d'art, une ultime liberté, peut-être impossible à trouver ailleurs, que ce soit dans l'art ou dans la vie. 
Paul, de son côté, renoncera, abdiquera, dans une terrible attitude de repli comme il le dit dès les premières lignes du roman: « Il s'était dit qu'ils pourraient se fondre dans les lieux, dans le décor, et que c'était peut-être cela, le bonheur, ou ce qui s'en approchait le plus. Une vaste entreprise de camouflage... »
Se cacher pour être heureux, se dissimuler sous une large couverture épaisse comme la nuit et, peut-être même, fermer les yeux, les verrous, les portes blindées et les chambres fortes. (Paul fera d'ailleurs fortune « dans la sécurité », une forme de renoncement…) Quand on ne peut agir, on se protège, on se calfeutre, on s'enterre...
Finalement, les futures générations, incapables d'échapper à cette nuit qui avance au même rythme qu'elles, recouvrant et anéantissant toutes leurs ambitions, leur soif d'absolu, les empêchant de s'épanouir et d'être heureuses, décideront de rester dans cette nuit, d'y vivre, de s'y planquer même, d'en profiter, qui sait, pour n'y être plus rien : « Ce qu'ils recherchaient, c'était la nuit, ce que la nuit faisait à la ville, à ses parcs, à ses musées. Tout était plus mystérieux alors, tout semblait plus franc. Ils voulaient être des chats, être des ombres, échapper à ce regard permanent qui pesait sur tout, tout le temps, et semblait les sommer de rendre des comptes, de choisir leur camp dans des luttes qu'ils ne souhaitaient pas vivre. » Des générations vouées à s'occuper d'elles-mêmes, de leur petit nombril et de leurs enfants, « leur petit matériel génétique »...
L'avancée de la nuit est le roman d'un accomplissement raté et d'une quête de sens impossible, qui semble se perpétuer de génération en génération, c'est l'histoire de ceux qui cherchent à sortir de cette prison de ténèbres entravant leurs gestes, qui se débattent pour trouver un sens à leur existence et être libres mais comme le dit Anton Albers : « On ne peut rien glisser entre une personne et sa liberté… Ni ses soi-disant responsabilités, ni même ses enfants. La liberté est une peau que nous portons, et comme la peau, elle a plusieurs couches et ne s'ôte qu'à grand prix. »
On n'est pas libre qu'à moitié.
Le roman de Jakuta Alikavazovic est un texte dense et exigeant de par les problématiques qu'il brasse, à la fois riches, nombreuses et complexes. On ne s'y précipite pas, on le lit, on le relit pour y découvrir toute sa profondeur et son extraordinaire construction.

Son écriture précise, intense, puissante demande au lecteur de l'attention, de la concentration car les nuances sont à prendre au sérieux. Un mot va faire bifurquer le sens du texte, un ajout retournera la situation, une parenthèse viendra réduire à néant la phrase précédente. La phrase avance en se corrigeant, en se précisant sans cesse. Tout se combine, se construit, se déconstruit inlassablement, image même du monde insensé qui est le nôtre...

                         

mercredi 23 août 2017

les attachants de Rachel Corenblit


Éditions du Rouergue
★★★★★ (J'ai adoré)

Madame Corenblit, page 183, vous prêtez à votre lecteur l'idée que l'écrivain a dans ce livre « … mélangé la réalité avec sa drôle d'imagination qui lui fait raconter des trucs tordus pour donner des peurs rétrospectives aux lecteurs tranquilles qui essaient de vivre mieux que les personnages perdus des romans qu'on veut bien leur proposer. »
Eh bien, sachez, Madame, qu'à aucun moment, je ne me suis dit : tiens, n'importe quoi, elle veut nous faire peur celle-ci, rien à voir avec la réalité de l'école tout ça, encore une alarmiste, une râleuse comme il y en a tant dans ce milieu, une qui est toujours dans la rue les jours de grève, une qui veut encore révolutionner le système, une qui..., une qui..., une qui…
Non, hélas, de tout coeur, j'aurais préféré ne pas croire à ce que vous racontez, ranger le livre sur l'étagère des « romans » et passer rapidement à autre chose…
Mais, dans quelques jours, Madame Corenblit, ce sera ma 29ème rentrée, certes pas à l'école primaire mais au collège et croyez-moi, des Ryan, des Michel, des Dimitri, des Myriam, mes collègues et moi les avons devant nous chaque année, comme vous les décrivez et nous les accueillons comme ils sont, nous donnant corps et âme pour qu'ils aient le plaisir d'être en classe, pour qu'ils viennent à l'école avec le sourire, qu'ils en repartent avec une autre façon de voir le monde et nous l'espérons, le coeur plein de confiance en l'avenir.
C'est pourquoi, Madame Corenblit, j'ai trouvé votre livre magnifique, très juste et nécessaire. Je ne vous cache pas qu'il m'a beaucoup touchée. Parfois j'ai dû m'arrêter dans ma lecture tellement je sentais l'émotion me gagner.
Merci de rappeler à ceux qui ne travaillent pas dans l'Éducation Nationale ce qu'est l'école aujourd'hui, les difficultés que l'on rencontre en tant qu'enseignant et notamment jeune enseignant, trimbalé à droite à gauche, sur plusieurs écoles à la fois, à des kilomètres de distance, placé sans aucune expérience devant des enfants cabossés par la vie et usés par les écrans, mal formé, mal considéré, très peu reconnu ou respecté, démuni face à un sentiment d'absurdité et de perte du bon sens, dans l'obligation d'appliquer des réformes ou des méthodes d'apprentissage dont l'efficacité reste à prouver, soumis à une terminologie ridicule et absconse ou à des sigles indéchiffrables, accablé par l'accumulation de tableaux ou paperasses inutiles à remplir - comme si c'était ça l'essentiel du métier -, luttant contre des rythmes scolaires insensés, pleurant après des horaires « peaux de chagrin » (quatre heures, ma bonne dame, quatre pauvres petites heures par semaine en troisième pour enseigner le français, à savoir, la compréhension de texte, la grammaire, l'expression écrite et orale, l'orthographe, la conjugaison, le vocabulaire et si possible un peu de lecture de l'image ou de l'analyse filmique si on a le temps…) et malgré tout, se battant coûte que coûte, montant des projets en veux-tu en voilà, retravaillant les cours parce que Dimitri n'a rien compris ou que Myriam n'a visiblement pas été intéressée, rencontrant des parents fatigués, dépassés parce que les modes de vie ont en quelques années beaucoup changé et qu'ils n'y comprennent plus rien, et nous, à dire vrai, pas beaucoup plus et pourtant, on est là, on ne lâche pas, on réexplique que les écrans doivent être éteints le soir, les portables posés dans l'entrée, on rappelle qu'une demi-heure de lecture avant de se coucher, c'est pas mal, que travailler dans le silence, c'est mieux, que dormir au moins huit heures par nuit permet de ne pas s'effondrer sur sa table le lendemain en classe...
Pour toutes ces raisons, Madame Corenblit, j'ai beaucoup aimé votre livre, votre personnage, Emma, professeur des écoles, qui s'accroche, qui en veut, qui résiste et essaie de comprendre. Une Emma « Antigone », entière, intransigeante, refusant les misérables compromis, prête à rentrer dans le lard de ceux qui disent que ça ira, que c'est pas terrible mais bon, on fera avec…
J'ai aussi trouvé très juste le personnage du directeur, monsieur Aucalme, qui fait ce qu'il peut, le pauvre homme, et qui visiblement, à la fin, n'en peut plus. Je l'ai aimé parce qu'il est très humain, il ne veut pas faire de vagues (d'ailleurs Emma le traite de « lâche »), il essaie d'arranger les choses mais il s'use et la scène finale de son départ à la retraite, toute en retenue, est magnifique .
Non, la réalité n'est pas simple, oui, il faut se battre, pour eux, j'allais dire malgré eux, parce que plus tard, ils seront les premiers à courir vers nous, comme vous le dites si bien dans le livre, en nous appelant par notre nom, redevenant soudain l'enfant ou l'adolescent qu'ils étaient, nous avouant, un peu essoufflés, les joues rosées, un vaste sourire aux lèvres, à quel point l'exposé sur tel bouquin, le poème qu'ils avaient écrit puis lu devant la classe ou le rôle qu'ils tenaient dans telle pièce de théâtre, ils ne l'ont jamais oublié - et ça, c'est du vécu et rien que pour ça, ça vaut le coup !
Merci Madame Corenblit d'avoir mis toutes ces choses, les belles et les moins belles, dans ce magnifique livre plein de désespoir, de joie, de violence, de poésie, d'humour et de rire.

A coup sûr, je penserai à vous lundi lorsque je me retrouverai devant mes futurs « attachiants », heu, pardon, attachants ! 

lundi 21 août 2017

Les Adolescents troglodytes d'Emmanuelle Pagano


 Éditions P.O.L
 ★★★★★ (J'ai adoré)

Cela faisait déjà quelque temps que j'avais le projet de découvrir l'oeuvre d'Emmanuelle Pagano : c'est chose faite avec, pour commencer, Les Adolescents troglodytes; et je passerai certainement très vite à la Trilogie des rives (Lignes & Fils, Saufs riverains) tellement j'ai aimé ce roman.
En guise de quatrième de couv', une carte : des chiffres renvoyant à des altitudes, une tache bleue symbolisant un lac, certainement celui d'Issarlès en Ardèche, bleues aussi les eaux de la Loire et d'un ruisseau, Le Tauron.
Pourquoi cette carte ? Certainement parce que le lien entre les hommes et l'espace est au centre du travail d'Emmanuelle Pagano.
Sur le plateau, en altitude, l'eau, la roche, la neige, le vent, la tourmente, les nuages, le brouillard, la pluie, les arbres rythment le quotidien des gens qui vivent dans ces paysages. Ils en jouissent autant qu'ils les subissent. Il existe comme un corps à corps entre eux et le monde, une espèce de combat journalier, quelque chose de physique, de violent souvent, surtout l'hiver, de doux parfois, l'été peut-être... Mais dans le livre Les Adolescents troglodytes, de l'été, il n'en est pas question puisque l'histoire commence le premier septembre (jour de rentrée scolaire!) et se termine mi-février. C'est donc une histoire d'hiver.
La narratrice s'appelle Adèle. Elle s'exprime au féminin lorsqu'elle évoque le moment présent ou au masculin pour parler du passé. Elle a changé de sexe, être un garçon ne lui convenait pas, elle se sentait femme. « Je me comprenais fille lentement, en creux du corps et des coups de mon petit grand frère. Davy Crockett c'était lui, et moi tout le reste : les arbres, les castors, la solitude, la tourbière léchée par la rivière. » Après l'opération, elle est revenue vivre au pays de son enfance, en haut, près de la ferme où elle avait vécu jeune avec son frère. Personne ne l'a reconnu(e), enfin presque.
La dizaine d'enfants qu'elle conduit à l'école tous les matins dans la navette scolaire n'imagine pas qu'elle a d'abord été un garçon et elle trouve que c'est bien comme ça, parce qu'évidemment, dans le pays, ça jaserait. C'est mieux de ne rien dire, de ne pas évoquer ce passé douloureux.
Son frère consolide les parois rocheuses au-dessus des routes à l'aide de filets, boulot risqué qui tient de l'alpinisme, du funambulisme et de l'acrobatie. Ce frère, elle ne le revoit plus. Il n'a jamais accepté d'avoir une grande sœur. « Mon frère, c'est un homme inverse, un homme figé en l'air, il monte et descend, bien encordé. Son corps se plaque dans les plis des roches pour travailler, il oublie, son visage est abrasé par les éléments, marqué comme les parois. Un homme tracé, mon frère, mais un homme sans mémoire, sans mémoire de moi depuis dix ans. »
Alors, tous les matins, elle s'accroche à son métier pour éviter de trop penser, elle regarde dans son rétro les gamins qu'elle dépose à l'école encore un peu endormis, cachés sous leur capuche, s'amuse de leurs mimiques, de leurs gestes, essaie de deviner leurs pensées, leurs peurs, interprète leurs silences. Ils vivent tous dans des fermes isolées, dans la montagne, loin de tout. Ils sont enfants de fermiers, de néo-ruraux, d'originaux. L'hiver, elle les ramasse dans la nuit et les relâche le soir dans une obscurité encore plus dense. Elle les connaît à force, et le regard qu'elle porte sur eux est plein d'amour, de tendresse, de compréhension : « Ils sont mon bruit, ma vie, mon mensonge.» Et leur douleur est la sienne: «  Les voir régulièrement, annuellement tristes, les soirs de rentrée me met mal à l'aise, je me sens comme en périphérie de moi-même. J'ai l'impression de les avoir conduits à côté de leurs attentes. » (Lire ces mots à quelques jours de la rentrée scolaire me touche particulièrement et me rend triste, moi aussi.)
Des enfants, elle n'en aura pas, alors, ils sont un peu les siens, elle en a la responsabilité.
Sur le chemin de l'école, matin et soir, l'oeil rivé sur l'état des routes, elle pense à sa propre vie quand elle habitait la ferme du fond, celle qui n'existe plus… Un espace de vie englouti : « La rivière n'existe plus, c'est un lac maintenant, artificiel, large et plat, calme et si vaste par-dessus notre ferme. Devenue fantôme humide, revenant à chaque vidange, tout abîmée, presque en ruine, notre maison, notre ferme, et dans le reflux l'étable, les chemins, et les ponts de la rivière. » Un lieu disparu, un pan de vie passé autour duquel elle tourne inlassablement sans vraiment pouvoir s'en détacher...
Les Adolescents troglodytes est un texte magnifique : les rapports humains, tout en non-dits, en silences, en paroles murmurées, quelques mots lourds de sens, lâchés un peu trop vite dans un pays de montagne où l'on parle peu, sont très justement décrits.
Et pourtant l'amour est là, baigné de souffrance, englué de peur, mais là, dans chaque geste, chaque regard. Regard de tendresse, d'amour, que l'on porte à l'autre, à la dérobée, malgré des différences que l'on finit par admettre parce que l'essentiel est ailleurs.
Et puis, il y a l'écriture d'Emmanuelle Pagano : mélange d'oralité et de poésie, de raccourcis géniaux, d'images fulgurantes et magiques, une écriture douce et crue, sensuelle et quasi organique parfois qui évoque de façon magnifique une nature à la fois sujet d'observation, de contemplation, d'appréhension mais aussi refuge bienveillant, une nature omniprésente, omnipotente, que l'on tente de lire, de déchiffrer pour savoir ce qu'elle nous prépare car là-haut, sur le plateau, sur les routes qui longent les gouffres noirs et profonds, on sait qu'elle peut réserver le meilleur comme le pire.
Enfin, mon propos serait incomplet si j'oubliais d'évoquer l'humour qui au détour d'une phrase surgit de façon inattendue, brisant momentanément une tension oppressante.

Un très beau texte à lire absolument !

vendredi 18 août 2017

Louis Soutter, probablement de Michel Layaz


 Éditions Zoé
★★★★★ (J'ai adoré)

Lors d'une visite de Toulouse, je suis entrée dans une librairie extraordinaire, une vraie institution : la librairie Ombres blanches. On y trouve tout ou à peu près tout ! C'est vraiment impressionnant ! Comme à mon habitude, je suis allée à la rencontre d'un libraire et lui ai demandé quels étaient ses derniers coups de coeur. Généralement, à cette question, quand le libraire hésite, cherche, regarde ses piles d'un air un peu perdu comme si rien ne lui venait à l'esprit, je me dis que ce n'est pas la passion qui le gouverne et je laisse tomber.
Là, ce ne fut vraiment pas le cas : le libraire s'est dirigé immédiatement vers un livre en me demandant : « Connaissez-vous Louis Soutter, probablement de Michel Layaz ? », « Ni l'un, ni l'autre » ai-je répondu et là, j'ai vu son visage s'animer et il a commencé à me parler du livre.
Et ce livre, je l'ai vraiment beaucoup, beaucoup aimé non seulement parce que j'ai découvert un écrivain mais aussi parce que j'ai rencontré, oui vraiment rencontré un peintre dont l'oeuvre m'a fascinée.
Qui est Louis Soutter ? Peut-être, le connaissez-vous ? Franchement, je n'en avais jamais entendu parler. Et pourtant, quelle force, quelle expressivité, quel modernisme dans son œuvre ! C'est incroyable !
Louis Soutter est né en 1871 à Morges, en Suisse  dans une famille bourgeoise : son père est pharmacien et sa mère, assez distante et froide, enseigne le chant et le piano. Après s'être lancé dans des études d'ingénieur et d'architecte, il décide d'étudier le violon au Conservatoire royal de Bruxelles auprès d'Eugène Ysaÿe. Il rencontre une violoniste et cantatrice américaine Madge Fursman. Laissant des études de musique inachevées, il revient en Suisse et se met à travailler la peinture à Lausanne, à Genève puis à Paris.
Finalement, il décide de partir vivre avec Madge à Colorado Springs aux États-Unis et l'épouse en 1897. Il devient directeur du département des Beaux-Arts de Colorado Springs, donne des cours de dessin, de peinture et de musique : « Je veux que tu deviennes illustre, disait Madge, je veux que nos amis nous envient, je veux que mes parents t'adorent, je veux que le département des Beaux-Arts étincelle, je veux que les étudiants t'admirent, je veux que les habitants de Colorado Springs nous reconnaissent dans la rue, je veux avoir des enfants de toi... »
Quel avenir brillant se prépare !...
Mais, rien de tout cela n'aura lieu : l'état général de Louis se dégrade, une espèce de mélancolie profonde et tenace s'empare de lui et il préfère rentrer en Suisse et divorcer : « Seul Louis se demandait où il était, devait errer comme un enfant abandonné. Ce désert, il le traversait une coupe à la main, s'arrêtait près d'une personne ou d'une autre, avait la sensation de sauter d'un vide vers un autre vide. »
Commence alors une vie d'errance : son frère devenu pharmacien va l'aider à vivre, financièrement parlant, mais Louis a des goûts de luxe et dépense sans compter : en effet, il aime les beaux hôtels, les grands restaurants, les vêtements élégants, les femmes raffinées. Il achète gilets de flanelle, chemises en soie, épingles de cravate, montres à gousset… Sa famille commence à pester contre ses frasques incessantes mais que faire ?
Louis parvient tout de même à intégrer différents orchestres et non des moindres : il devient premier violon dans l'Orchestre du Théâtre de Genève puis à l'Orchestre symphonique de Lausanne. Mais parfois, au beau milieu d'un morceau, il s'arrête de jouer et pense… ce qui n'est pas forcément apprécié ! Il travaille ensuite dans différents petits orchestres puis dans des cinémas et enfin, dans un hôtel. Quelle chute vertigineuse !
Ses goûts dispendieux obligent finalement sa famille à le placer sous tutelle.
Il va se reposer dans un premier temps à la clinique Sonnenfels de Spiez, puis dans le Gros - de -Vau à la Maison de santé d'Eclagnens. Finalement, il est interné à l'asile de vieillards de Ballaigues, véritable hospice où il entre au printemps 1923. Il n'a que 52 ans. Et dans ce mouroir, il restera… 19 ans, étroitement surveillé par Mademoiselle Tobler.
Heureusement, Louis est autorisé à sortir et à marcher des heures dans une nature qui l'enchante, le comble, l'enivre, le maintient en vie. Il donne encore quelques cours de violon mais surtout, il dessine, peint, remplit inlassablement des petits cahiers d'écolier, de grandes feuilles blanches, des livres dont il orne les pages. « D'une main tâtonnante, il saisit un crayon. Les yeux écarquillés sur la surface fertile de la feuille, il traça, comme un geste originel, les premiers traits, ceux-là mêmes qui seront suivis par des millions d'autres, capables à l'infini de se renouveler, de contrer la cruauté de son destin. Nul besoin de réfléchir ou d'avoir conscience de quoi que ce soit, Louis laissa sa main interpréter ce que la feuille contenait en elle. Lui, le reclus, l'exclu, allait libérer les formes tapies là, les entraîner dans des compositions grouillantes, des cohortes d'aubes et de crépuscules, et dans le même temps, il allait se débarrasser de ses craintes, douleurs, tortures, secrets intimes et désirs bannis accumulés depuis tant d'années. »
Il donne généreusement ses dessins à des gens qui s'empressent de s'en débarrasser en les jetant au feu ou bien, il les perd...
Je ne vous en dirai pas plus afin de vous laisser découvrir un homme extraordinaire et je ne vous dis rien non plus au sujet des gens qui vont contribuer à faire connaître son œuvre. Suspense...
Ce qui est extraordinaire dans ce récit biographique, c'est la façon géniale dont l'auteur, Michel Layaz, donne vraiment VIE à Louis Soutter : vous avez l'impression de voir le monde du point de vue du peintre, vous découvrez une âme sensible, tourmentée, ses terreurs, ses souffrances, ses joies immenses dans la nature, vous l'observez déambuler ici ou là, vrai dandy désespéré au chapeau melon, aux yeux noirs, aux joues creuses et à la maigreur absolue… un homme que l'on surnommait ironiquement l'Anglais et qui ressemblait aux silhouettes tordues et bondissantes de ses dessins.
L'écriture subtile de Michel Layaz, tout en nuances et en retenue , en délicatesse et en poésie, restitue l'homme dans toute son intimité, met en évidence son moi profond, sa vie intérieure perturbée, sa très grande sensibilité.
Exercice périlleux que Michel Layaz réussit haut la main !

Une rencontre passionnante que vous ne serez pas près d'oublier !