mardi 30 janvier 2018

Une vie sans fin de Frédéric Beigbeder


Éditions Grasset
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Qu'est-ce que je me suis amusée à lire le dernier livre de Beigbeder ! J'ai trouvé qu'il illustrait parfaitement les fameuses phrases de Woody Allen : « Tant que l'homme sera mortel, il ne sera jamais véritablement décontracté. », ou « Je n'ai pas peur de la mort mais quand elle se présentera, j'aimerais autant être absent. »
Le personnage principal, Frédéric, est animateur du « chemical show » sur Youtube où il s'agit, après avoir demandé aux invités de piocher au hasard un cacheton dans un récipient (Ritaline, Methadone, Captagon, Xanax...), de s'engueuler, de gerber, de baver etc, etc... en public, évidemment.
Un peu fatigué de tout cela, un jour, notre animateur vedette prend conscience qu'il a atteint la cinquantaine et cet amer constat l'angoisse terriblement. Lui qui était plutôt fêtard, couche-tard, consommateur de produits illicites à gogo se rend compte qu'il a vieilli : « Jusqu'à 50 ans, on court dans la foule. Passé cet âge, on est un peu moins pressé d'avancer. Autour de soi l'on distingue moins de monde, et devant, un précipice béant. Ma vie s'est amenuisée. Je sens bien que mon cerveau est plus jeune que mon corps. Je me fais battre au tennis 6-2 par mon neveu âgé de douze ans. Romy sait changer les cartouches de mon imprimante ; j'en suis incapable. Je mets trois jours à récupérer après une soirée tequila. J'ai atteint l'âge où on a peur de se droguer : on sniffe des « pointes » à la place des « poutres » d'antan. On a tout le temps l'air coincé parce qu'on se retient de faire un AVC du visage. On boit des verres de jus de pomme avec des glaçons pour faire croire que c'est du whisky. On ne se retourne plus sur les filles dans la rue car on craint d'attraper un torticolis. Dès qu'on veut surfer sur la mer, on chope une double otite. Chaque nuit, on se réveille une ou deux fois pour aller uriner. C'est aussi cela les joies de la cinquantaine : si on m'avait dit qu'un jour j'attacherais ma ceinture de sécurité à l'arrière des taxis ! »
Dur est aussi de constater que les potes du même âge avec qui il faisait la teuf ont vieilli eux aussi : il les reconnaît à peine : « Ma génération est passée en un clin d'oeil de l'inconséquence à la paranoïa. J'ai l'impression que le changement a eu lieu en une nuit : soudain tous mes potes destroy des années 80 ne jurent plus que par la nourriture bio, le quinoa, le véganisme et les randonnées à vélo. »
Effrayant, non ?
52 ans… On bascule…
Et quand on n'a même pas l'aide de Dieu, il faut l'avouer, c'est plus dur de penser à la mort : « J'appartiens à la première génération humaine élevée sans patriotisme, ni orgueil familial, ni racines profondes, ni appartenance locale, ni croyance particulière... »
Donc, il ne reste qu'une solution : prendre son courage à deux mains et réfléchir.
Calculons, si vous le voulez bien. (Les jeunes, arrêtez de rire, vous y passerez vous aussi!) L'espérance de vie en France est de 78 ans, il reste donc à Frédéric (qui a fait le calcul comme un grand) « vingt-six ans, soit 9490 jours à vivre. » « Il faudrait m'inventer un calendrier de l'avent avec 9490 fenêtres à ouvrir. »
C'est bien de garder un peu d'humour mais je ne suis pas sûre que cette précision mathématique aide à vivre…
N'empêche que notre animateur vedette a pris une décision : il ne mourra pas (lui et sa famille… les autres, il s'en fout…) « Soyons clair : je ne déteste pas la mort ; je déteste ma mort. » OK, on a bien compris. Alors, clairement, que fait-on face à cette hécatombe car les chiffres sont là : « ...59 millions de morts par an. 1,9 décès par seconde. 158857 morts par jour. Depuis le début de ce paragraphe, une vingtaine de personnes sont mortes dans le monde – davantage si vous lisez lentement… L'humanité est décimée dans l'indifférence générale. Nous tolérons ce génocide quotidien comme s'il s'agissait d'un processus normal. Moi, la mort me scandalise. Avant j'y pensais une fois par jour. Depuis que j'ai cinquante ans, j'y pense toutes les minutes. »
Et c'est là que notre Frédéric (vous verrez, on finit par bien le connaître!) décide de trouver LA solution : il prend ses cliques et ses claques et s'organise un petit tour du monde des spécialistes chargés de nous rendre (quasi) immortels et là, messieurs-dames, franchement, c'est très drôle (et en même temps, d'après ce que j'ai compris très sérieux, super documenté et tout et tout). Vous ne comprendrez pas forcément dans le détail toutes les explications sur le génome, les cellules iPS, la thérapie génique par CRISPR pour allongement des télomètres et régénérescence des mitochondries, le séquençage de l'ADN , les cellules souches etc, etc mais ne vous inquiétez pas, ce n'est pas grave ! On a l'impression d'être en pleine science-fiction mais je crois que c'est juste la réalité.
Bon, on commence par une visite chez le docteur Frédéric Saldmann (Le meilleur médicament, c'est vous… 550000 exemplaires vendus - vous en possédez bien un exemplaire, allez, avouez…), hôpital européen Georges-Pompidou, Paris. Fred s'offre un check-up complet (vous aurez même une reproduction de son scanner coronaire… ah, les auteurs actuels se mettent à nu !) assorti de quelques conseils : prenez note. (J'avoue qu'après cette lecture, mon caddie s'est subitement métamorphosé - ça durera le temps que ça durera mais grâce à ce bouquin, ma vie se verra-t-elle prolongée de quelques années, qui sait ? Merci Fred !) Au programme, des antioxydants : radis, raisins secs, quinoa, clémentines, pamplemousse, ail, amande, citron, carottes, tomates, brocolis, fenouil, poireaux, courgettes, aubergines. Avec ça, je vous fais gagner 10 ans au moins !
Après ce qui est à notre portée (quoique…), on s'envole vers : Genève, professeur Stylianos Antonarakis (séquençage du génome humain) : « Là est la grande nouveauté : avec la génétique, on n'attendra plus d'être malade pour se soigner. Le génome est le Minority Report de votre corps. », puis on redécolle direction l'hôpital hébraïque de Jérusalem pour un RV avec le docteur Yosi Buganim : lui, son truc, ce sont les cellules souches embryonnaires. Tant qu'on est là-bas, autant essayer de se convertir : au choix trois religions, vous devriez trouver chaussure à votre âme. On refait les valises pour l'Autriche cette fois: clinique Viva Mayr, Maria Wörth - meilleur centre de détox AU MONDEje vous le dis tout de suite, financièrement, je ne pense pas que ce soit pour nous, enfin, pour moi en tout cas ! Des détails ? Détox digestive (on ne mange que des légumes), purge par ingestion de sel d'Epsom (selles fulgurantes précise l'auteur - merci de prévenir…), lavements du côlon, massages lymphatiques, stimulation électromusculaire, séance de respiration d'oxygène, thérapies nasales aux huiles essentielles etc, etc.
Bon, après ça, on n'est pas immortel mais ça rallonge un peu, paraît-il. (Tiens, je verrais bien le gars Woody Allen jouer ce rôle de névrosé frénétique, pas vous? Mais bon, c'est peut-être pas le moment, il a peut-être d'autres soucis !)
Allez, je vous laisse découvrir tout seul l'East River Lab de NY, le Wyss Institute de la Longwood Medical Area à Harvard, le Harvard Medical School de Boston, le Health Nucleus de San Diego en Californie. Là, comme vous l'aurez remarqué, je fais moins mon intéressante parce que point de vue explications, ça se corse… j'ai pas tout compris… Mais bon, vous voici armé pour vivre aussi longtemps que le rat-taupe nu, la baleine boréale et le singe capucin (qui vivent bien plus longtemps que leurs congénères, allez savoir pourquoi!)

Et puis, si rire permet de vivre plus longtemps, alors, la lecture de ce livre devrait vous allonger de quelques années la durée de votre existence : encore une fois, j'ai trouvé ce roman très drôle, j'ai appris (et oublié - Alzheimer?) plein de choses. Et puis ce Beigbeder (dont je n'avais rien lu), eh bien je l'ai trouvé fort sympathique - est-ce l'âge qui nous rapproche ? (comme m'avait dit un surveillant de mon collège que j'avais invité à me tutoyer : « Je ne peux pas, c'est générationnel… allez, prends-toi ça dans la tronche) - et même très touchant (le Fred). On dira ce qu'on voudra, je me suis bien amusée… par contre, depuis, les repas brocolis / blanc de poulet (sans sauce) font nettement moins rire les enfants...

samedi 27 janvier 2018

L'affaire Mayerling de Bernard Quiriny


Éditions Rivages
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Et en voilà une autre pépite : que de belles trouvailles en ce moment ! Un grand coup de coeur pour ce petit bijou plein d'humour mais dont le propos, au fond, n'a rien de léger (dans tous les sens du terme!)
Voyez-vous à quoi ressemblent les dépliants publicitaires pour de futurs immeubles qui ne sont pas encore sortis de terre ? Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil : les gens semblent heureux, ils prennent le temps de se parler tranquillement (sous un ciel bleu évidemment) tandis que les autres lisent le journal sur des balcons fleuris. De jeunes couples poussent un landau tandis qu'un garçonnet en tee-shirt rouge trottine devant. Tout est promesse : de jours heureux, calmes, harmonieux. On a l'impression qu'il suffirait d'acheter un petit trois pièces dans cette résidence (qui s'appellerait Les Balcons de Cheverny ou bien Le Clos de Versailles) pour être enfin HEUREUX !
C'est précisément ce qu'ont pensé tous les futurs acquéreurs en découvrant sur papier la nouvelle résidence de standing : Le Mayerling à Rouvières. Tous les appartements ont été vendus, comme des petits pains. L'immeuble s'est bâti en un clin d'oeil : il est là, majestueux, superbe, étincelant. Il brille sous le soleil. « Un nouvel être est né : le Mayerling. 5000 m³ de béton. 300 tonnes d'acier. 150 fenêtres et portes-fenêtres. 300 portes intérieures. 1500 m² de façade isolée. 200 m² de garde-corps aux balcons, 1000 plaques de cloison, 250 plaques de doublage isolant pour plafonds, 700 plaques de doublage isolant pour les murs. 6 kilomètres de câbles électriques. 2000 prises et interrupteurs. 900 mètres de tuyaux de distribution de gaz, 8 kilomètres pour l'eau, 2 pour l'évacuation sanitaire. 2000 m² d'isolant acoustique sous carrelage, 10000 carreaux de carrelage, 7000 carreaux de faïence. 3000 litres de peinture. Et une âme noire, cachée là-dedans, dont on ignore la taille et le poids. »
Belle bête hein ? Tous les nouveaux proprios se sont installés le sourire aux lèvres et… c'est là que les ennuis ont commencé mais des ennuis un peu étranges, enfin quand je dis « un peu », je veux dire très étranges… et croyez moi, vous êtes bien loin d'imaginer tout ce qui va leur arriver… LE PIRE DU PIRE...
Le narrateur et son ami Braque mènent leur enquête sur cette affaire qui a eu des retentissements dans le monde entier et c'est avec beaucoup de sérieux, une documentation précise et des faits vérifiés qu'ils racontent ce qu'ils ont pu apprendre de cette terrible histoire.
L'affaire Mayerling est un roman savoureux vraiment désopilant qui nous régale avec son humour absurde, enfin pas si absurde que ça quand on pense à ce dont sont capables les architectes en termes de créations originales certes, mais parfaitement invivables pour les pauvres gens condamnés à les habiter.
Comme vous l'avez compris, ce livre nous invite à une réflexion sur l'urbanisme moderne, le rêve de l'accession à la propriété comme garantie de bonheur (avoir pour être… ah, ah, ah!!!), le cauchemar de la vie verticale en collectivité (et si notre environnement était la cause de notre mal-être?), l'ère du béton roi (et nos plages qui sont vidées de leur sable…)
Bref, rien de mieux qu'une petite plongée cocasse et satirique dans un monde un brin fantastique (l'est-il vraiment, au fond?), pour réfléchir à tout cela…
Et puis moi qui râle tout le temps parce que je vis loin de Paris… J'apprécie ENFIN à sa juste valeur ma petite maison à la campagne.

Comme quoi la littérature rend heureux !

mercredi 24 janvier 2018

Faire mouche de Vincent Almendros


 Éditions de Minuit
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Voici une nouvelle pépite de la rentrée littéraire de janvier : je vous le dis tout net, ce roman proche d'un thriller est impossible à lâcher. Vous allez être happé par la voix du narrateur Laurent Malèvre. Qui est Laurent ? « Un homme sans histoire », comme il se présente dès la première page, enfin, « jusque là » corrige-t-il très vite. C'est un jeune homme que le lecteur découvre petit à petit au détour d'une conversation, d'un silence gêné, d'un geste maladroit, d'un regard posé sur les gens et les choses (tout est décrit de son point de vue).
C'est aussi une famille qui se dévoile peu à peu, celle de Laurent : sa mère qu'il n'a pas revue depuis fort longtemps et qui l'accueille en lui disant « Tiens ? Un revenant. » et l'on sent qu'il y a comme un mystère derrière tout ça, des secrets, mais quoi précisément ? 
Chacun s'observe, s'épie, s'évite On ne cesse de s'interroger tout au long de la lecture, d'émettre des hypothèses, de tenter de rassembler les pièces du puzzle familial.
L'ambiance est pesante, oppressante, le suspense omniprésent. Chaque page apporte son lot de malaise. On est comme embarqué dans quelque chose que l'on maîtrise mal. J'ai tourné les pages la gorge serrée, me demandant ce que j'allais découvrir à la page suivante.
 Laurent n'a visiblement pas envie de retrouver ce qui reste de sa petite famille qu'il va revoir au mariage de sa cousine. En attendant, il doit, tout à fait à contrecoeur, retourner dans le village où il a passé une partie de son enfance. On est au bout du monde, à Saint-Fourneau, un trou paumé.
Claire, la future femme de Laurent, est présentée à la famille sous le nom de Constance : « Je lui désignais Claire de la main. Je te présente Constance. » dit Laurent à son oncle venu les accueillir. Le mystère s'épaissit encore.
L'atmosphère va être de plus en plus irrespirable, suffocante (au sens propre aussi car c'est un mois d'août étouffant), on sent les tensions, les non-dits, le malaise de plus en plus palpable de Laurent tandis que les mouches mortes jonchent le parquet ou se débattent collées à un rouleau de papier suspendu en l'air.
L'écriture s'attache aux moindres détails, les descriptions sont précises, minutieuses, très cinématographiques. Elles créent une tension terrible. Franchement c'est un texte très fort, on se sent comme pris au piège dans quelque chose de malsain dont on devine progressivement les contours.
Et quelle fin ! J'en suis restée le souffle coupé ! Impressionnant ! 

A lire absolument !

lundi 22 janvier 2018

Couleurs de l'incendie de Pierre Lemaître


Éditions Albin Michel
★★★★★ (J'ai adoré +++)

Comment exprimer le plaisir que j'ai eu à lire ce roman ? Je n'avais qu'une hâte : que la journée passe pour pouvoir retrouver le plus vite possible tous les personnages incroyables, si merveilleusement bien campés et souvent si attachants - ah, Vladi la Polonaise..., immense coup de coeur aussi pour Robert qui m'a fait tellement rire! Quel soin d'ailleurs accordé aux personnages secondaires ! Quand j'y pense, qu'est-ce qu'on s'est fait suer (pour rester polie) avec le Nouveau Roman et de quels plaisirs on s'est privé ! Quel fabuleux conteur que ce Pierre Lemaître, quel « fabricant d'émotions » comme il se définit lui-même !
Là, c'est un pur bonheur de lecture, une vraie jubilation : la langue est vive et pleine d'esprit (quel art de la formule!), les rebondissements nombreux (quel rythme - aucun temps mort!), les dialogues cocasses ! Qu'est-ce que j'ai ri, surtout dans la seconde partie! Quelle maîtrise dans l'art du récit ! Certains critiques parlent de Dumas, de Balzac : je suis tout à fait d'accord, et j'ajouterai même une petite ironie flaubertienne bien piquante et bien mordante qui m'a ravie. Un vrai roman tragi-comique !
La scène augurale est magistrale : en quelques pages vous êtes complètement embarqué !
Que je vous parle un peu du sujet (j'en dirai le moins possible, c'est promis, pour ne pas « spoiler » votre lecture!) Ah, une autre chose que j'ai oublié de vous préciser : je n'ai pas lu Au revoir là-haut (première partie de ce qui formera finalement une trilogie). Oui, je sais, je n'en reviens pas moi-même car ce titre (prix Goncourt 2013 - mais qu'est-ce que je faisais en 2013 pour être passée à côté ?) doit être aussi génial que le roman dont je vous parle. En tout cas, si vous n'avez pas lu le premier, aucun problème !
Donc, nous sommes à Paris en 1927 et nous assistons aux obsèques de Marcel Péricourt, riche banquier, « emblème de l'économie française » comme titraient les journaux de l'époque. Sa fille Madeleine, divorcée, mère d'un petit garçon, Paul, devient l'héritière d'une fortune colossale et d'un véritable empire bancaire, elle qui ne s'est jamais intéressée à ces choses réservées aux hommes (heureusement, les temps ont bien changé!) et qui est à peine en mesure de signer le moindre chèque ! Tout le gratin parisien est là, on attend même le Président de la République, c'est dire. Elle avait pensé épouser le fondé de pouvoir de la Banque Péricourt, un certain Gustave Joubert, un homme d'une cinquantaine d'années sérieux et économe mais elle y avait finalement renoncé. Bonne ou mauvaise décision, l'avenir le dira ... 
En attendant, tout ce petit monde se trouve dans la cour de l'hôtel particulier des Péricourt et l'on commence à s'impatienter d'autant que le froid se fait sentir. Mais il manque encore quelqu'un, celui qui doit se trouver en tête du cortège : le petit Paul. Mais où a-t-il bien pu se cacher ?
Stop, pas un mot de plus…
C'est une période étrange que vous découvrirez, celle de l'entre-deux-guerres : la crise de 29 arrive à grands pas, tous les coups bas semblent permis et touchent tous les secteurs : politique, économique, bancaire, journalistique, industriel…
Chacun semble prêt à faire preuve de la pire hypocrisie et des bassesses les plus méprisables : trahisons, lâchetés, mensonges, manigances, médiocrités en tous genres sont à l'honneur. Quels portrait nous livre Lemaître de l'humanité ! Quelle peinture effrayante et … si juste ! J'ai beaucoup aimé ce regard ironique qu'il porte sur les hommes (et les femmes, bien sûr). Que ne serait-on prêt à faire pour gagner plus, avoir une place en vue, se faire connaître ? Sur ce plan, je ne suis pas sûre que les choses aient beaucoup changé !
Ah la course à l'argent et au pouvoir ! D'ailleurs, certains sujets abordés comme celui de la fraude fiscale et de l'argent planqué en Suisse entrent en résonance avec notre époque et nous laissent penser que l'on n'est pas près de résoudre ces problèmes certainement immuables.
Là-dessus, se profile aussi le pire (à l'origine du titre) : la montée du fascisme et du nazisme, deux bêtes noires qui prennent racine et qui vont bientôt produire l'inimaginable.
Heureux ceux qui n'ont pas encore lu cet ouvrage ! Comme je vous envie !

Quant à moi, il me reste à attendre le prochain… Que le temps va me sembler long avant la parution du tome III !

samedi 20 janvier 2018

Taqawan d'Éric Plamondon


Éditions Quidam
★★★☆☆ (j'ai bien aimé)

Kwe' !
Envie de sortir des sentiers battus ? Pas d'hésitation, je vous emmène à la rencontre des Indiens mi'gmaq, réserve de Restigouche (Listuguj), Québec. Et ce roman va vous en apprendre des choses !
D'abord, sachez qu'« en langue mi'gmaq, on nomme taqawan un saumon qui revient dans sa rivière natale pour la première fois » et en juillet, les mi'gmaq pêchent beaucoup de taqawan.
Bon, vous connaissez deux mots : "mi'gmaq" et "taqawan", c'est un bon début ! Encore un ? Oh, vous êtes doué en langues ! Voici « toboggan » qui signifie luge en mi'gmaq. Ajoutez maintenant « miskwessabo » (vous pouvez vous le permettre vu votre aisance) et vous connaîtrez le nom de la soupe aux huîtres (pas d'inquiétude, page 104, l'auteur vous en fournit la recette pour dix personnes - ah, vous êtes cinq ? Divisez par deux!) 
Quand je vous sentirai plus à l'aise, nous aborderons la phrase : proverbe mi'gmaq : « Mutt sangewite'lm'g moqwa' wen gesatgit nmu'j negmewei. » Quoi, vous avez reconnu du breton ? Faut arrêter le chouchen. Pas de traduction, ce n'est pas dans l'air du temps quand on apprend une langue ! Vous comprendrez quand vous parlerez mi'gmaq, vous y êtes presque ! (Autrement la traduction se trouve page 189 !)
Bon, maintenant un peu d'histoire : « Dans les livres d'histoire anglais, il est écrit quelque part que John Cabot ramena trois Mi'gmaq en Angleterre en 1497. Dans les livres du Québec, le premier contact d'un Européen avec les Mi'gmaq date de 1534. »
Quelques bribes de géo… écoutez bien, après, interro !
« On sait que les Mi'gmaq sont des nomades arrivés en Amérique par le détroit de Béring, depuis le cap Dejnev jusqu'en Alaska. »
Étude de mœurs : ils pêchent le saumon. Depuis toujours.
Des faits : le 11 juin 1981, le ministère québécois du Loisir, de la Chasse et de la Pêche a envoyé trois cents policiers de la Sûreté du Québec en Gaspésie sur la réserve de Restigouche (Lestuguj) pour contraindre les Mi'gmaq à restreindre de façon drastique leur quota de pêche. Rien ne s'est fait en douceur, vous l'imaginez bien, et les filets ont été saisis dans la violence. Précisons que les Mi'gmaq pêchaient six tonnes de saumons par an, les pêcheurs sportifs de l'est du Canada huit cents tonnes et les bateaux-usines trois mille tonnes sans que ces derniers soient inquiétés.) Y aurait-il eu un motif politique derrière tout ça ? Un conflit entre le Québec et le Canada ? P'têt' bien !
« Au Québec, on a tous du sang indien, dit un vieil homme, si ce n'est pas dans les veines, c'est sur les mains. » Il nous faudrait aborder maintenant l'aspect philosophique du problème : « Il faut se méfier des mots. Ils commencent parfois par désigner et finissent par définir. Celui qu'on traite de bâtard toute sa vie pour lui signifier sa différence ne voit pas le monde du même œil que celui qui a connu son père. Quel monde pour un peuple qu'on traite de sauvages durant quatre siècles ? » Vous avez quatre heures.
Allez, je n'en dis pas plus et vous laisse découvrir ces soixante-sept courts chapitres très rythmés et passionnants qui mêlent pour notre plus grand plaisir une foultitude d'infos et de réflexions sur … les Mi'gmaq (langue, histoire passée et présente, mythologie, mœurs, langues, croyances...), les conséquences tragiques de tout acte de colonisation, le saumon évidemment évoqué aussi bien en termes scientifiques que poétiques, le sirop d'érable (humm), le caviar (pas mal non plus), l'orignal (jamais goûté), la mouche sèche (jamais goûté non plus), Céline Dion (je ne savais pas où la placer dans ma liste - après les saumons, ça n'était pas terrible...) (je n'en ai pas goûté non plus, il va sans dire), le Chieftain 1976le tout agrémenté d'un vrai roman policier avec quatre personnages de fiction : une indienne violée, un garde-chasse qui a démissionné, un indien qui a quitté la réserve et vit seul depuis des années, une jeune instit' française. 
Mélangez le tout et vous aurez un livre divertissant, passionnant, engagé comme on les aime, plein de suspense et qui se lit d'une traite ! 
Et en plus, la couverture est belle !

Nmu'ltes app !

mercredi 17 janvier 2018

Souvenirs dormants de Patrick Modiano


 Éditions Gallimard
★★★☆☆ (J'ai bien aimé)

Je ne vais pas vous dire qu'avec Modiano on lit toujours le même roman, tout simplement parce que j'ai lu très peu de textes de cet auteur. Je les ai aimés mais pour des raisons, je dirais, non objectives : parce qu'il parle de Paris qui correspond chez lui à une espèce de géographie mentale. Il y a ses repères : quartiers, noms de rues, de boulevards, squares, immeubles, hôtels, cinémas, théâtres, lieux qui aident sa mémoire à fonctionner, lieux de souvenirs qui se réveillent lorsqu'au détour d'une déambulation incertaine, il passe, par hasard ou bien guidé par une volonté inconsciente, devant une porte connue, un café familier.
Paris est, pour Modiano, le lieu de l'enfance et de l'adolescence, de sensations inscrites au plus profond de lui-même, d'impressions indélébiles à l'origine même de son écriture : sentiment d'errance solitaire, de peur, d'abandon certainement. 
Et il se trouve que cette espèce de « communion » qu'il vit avec Paris, je la partage.
Je ne vis pas à Paris, j'allais écrire hélas mais j'ai appris à ne plus le faire. Résignée ? Peut-être. Mais c'est comme ça. J'y suis née, j'y ai vécu petite, j'y ai traîné ado, j'y ai fait mes études et c'est dans ces lieux que j'ai fixé mes premières impressions, celles qui demeureront à jamais. Hasard des mutations, il m'a fallu quitter cette ville que j'aimais. J'y retourne régulièrement mais je n'y vis pas. Parfois, je déambule aussi sur Google Map, découvre des coins inconnus que je vais voir « en vrai » plus tard, dès que les vacances arrivent. 
J'ai donc ce rapport très fort à Paris. C'est la raison pour laquelle je ne suis pas objective : aimerais-je Modiano s'il parlait de Toulouse ou de Rennes ? Franchement, je n'en suis pas certaine.
Souvenirs dormants retrace donc l'évocation de six rencontres, parfois des retrouvailles, six femmes que le narrateur a croisées alors qu'il avait entre 15 et 22 ans, était un étudiant qui n'étudiait pas, six femmes que des lieux semblent ressusciter, remonter à la surface de la mémoire « comme des noyés au détour d'une rue ». Six femmes ET leur adresse comme si Modiano avait besoin de repères fixes auxquels se raccrocher, comme si elles ne pouvaient exister qu'en étant inscrites dans une géographie parisienne précise : Mireille Ourousov, appartement de la mère quai de Conti, Geneviève Dalame, hôtel de la rue d'Armaillé, Madeleine Péraud, 9 rue du Val-de-Grâce, Madame Hubersen (le narrateur connaît son adresse), Martine Hayward, 2 avenue Rodin.
Si pour X raisons, elles changent d'arrondissement, elles sombrent dans l'oubli, n'existent plus, leur disparition est un mystère qu'il faut élucider. Chez Modiano, on ne se perd pas dans le monde mais dans les rues de Paris.
D'ailleurs, retrouver une adresse, c'est reprendre ancrage, retrouver ses marques, autrement dit, revivre : « Mais, en sortant de l'immeuble, je ne voyais plus vraiment la raison d'être triste. Pour quelques mois encore ou, qui sait ?, quelques années, malgré la fuite du temps et les disparitions successives des gens et des choses, il y avait un point fixe : Geneviève Dalame. Rue de Quatrefages. Au numéro 5. »
Que dit-il de ces femmes ? Pas grand-chose ou des choses qu'on oublie après les avoir lues...
Qui sont-elles d'ailleurs, qu'ont-elles été pour le narrateur ? On ne le sait pas. Cinq sont nommées, la dernière (qui loge à St-Maur) restera anonyme car elle a commis un meurtre et le narrateur l'a aidée à fuir. Il n'y a peut-être pas encore prescription alors, il vaut mieux cacher le nom.
Réalité, fiction ? Que sont ces vagues souvenirs vieux de cinquante ans, images des années 50, 60 qui le hantent, qu'il essaie de comprendre ? Pourquoi ces obsessions, pourquoi ces mêmes noms qui reviennent dans les mêmes livres comme s'ils nous menaient (le menaient) vers une même énigme à élucider : une jeunesse douloureuse (sentiment d'abandon, volonté de fuir), une mère absente (elle est actrice, à Pigalle, au théâtre Fontaine ; est-elle celle qu'il recherche à travers toutes ces femmes ?), un père occupé à des affaires plus ou moins louches? 
« Et vos parents ? » lui demande une de ces jeunes femmes « Je me suis brusquement rendu compte qu'à mon âge j'aurais pu avoir des parents qui m'auraient apporté une aide morale, affective ou matérielle. » 
Oui, il « aurait pu »…
Ces femmes semblent des repères auxquels le narrateur s'accroche, des points fixes dans une vie où le temps a effacé les visages et les paroles. De même qu'il est fasciné par ces anciens plans de métro où il suffisait d'appuyer sur une touche pour voir notre trajet éclairé par des petites ampoules colorées, trajet qui soudain semblait clair et limpide (ce que ne fut pas sa vie, loin de là), ces femmes sont des repères dans un passé qui s'efface chaque jour de plus en plus.
« J'ai pensé de nouveau à ces tableaux près des guichets du métro. A chaque station correspondait un bouton sur le clavier . Et il vous fallait presser le bouton pour savoir où vous deviez changer de ligne. Les trajets s'inscrivaient sur le plan en traits lumineux de couleurs différentes. J'étais sûr que dans l'avenir, il suffirait d'inscrire sur un écran le nom d'une personne que vous aviez croisée autrefois et un point rouge indiquerait l'endroit de Paris où vous pourriez la retrouver. »
« l'endroit de Paris » : chez Modiano, on ne quitte pas Paris et si on se risque à mettre un pied en dehors de la capitale, on tombe définitivement dans l'oubli. (Il m'énerve parfois et en même temps, c'est exactement pour ce genre de déclarations que je l'aime!)
Madeleine Péraud (une des femmes évoquées) dit en parlant de son amie, Geneviève Dalame, qu'elle est « absente de sa vie », qu'elle « marche à côté de sa vie » « Elle ne vous a jamais fait penser à une somnambule ? » demande-t-elle au narrateur.
C'est aussi l'impression que le narrateur (Modiano?) me donne à travers cette errance récurrente, obsessionnelle et follement inquiète, cette recherche sans fin et très incertaine, ces oublis douloureux, ces absences malgré les repères auxquels il s'accroche, les traces qu'il recherche mais qu'il ne retrouve pas nécessairement tellement Paris change.
Il dit souhaiter vivre une espèce de rêve éveillé que l'on pourrait diriger à sa guise, de « rêve lucide » à la manière d'Hervey de Saint-Denys dont il dit aimer le livre : Les Rêves et les moyens de les diriger; vivre une espèce de « rêve éveillé » dans des lieux qui gardent l'empreinte de ceux qui y sont passés autrefois et de leurs mystères (mystères des origines pour Modiano).
Cela revient-il à refuser sa vraie vie, à se protéger en restant à côté, en se retenant de fuir ou de basculer dans l'abîme ? Il y a comme une impossibilité chez Modiano d'adhérer complètement au moment présent comme s'il vivait toujours un autrefois, un avant, comme si les voix qui lui parvenaient n'étaient pas celles des gens vivants. 
C'est peut-être pour cela qu'il lui faudrait peut-être une deuxième vie, semblable à la première pour enfin parvenir à « en profiter » et éventuellement, être heureux : « si l'on pouvait revivre aux mêmes heures, aux mêmes endroits et dans les mêmes circonstances ce qu'on avait déjà vécu, mais le vivre beaucoup mieux que la première fois, sans les erreurs, les accrocs et les temps morts… ce serait comme de recopier au propre un manuscrit couvert de ratures… »
Recommencer la même chose autrement ?

Pas sûr que je le suivrais sur ce chemin-là...

               


lundi 15 janvier 2018

Chanson de la ville silencieuse d'Olivier Adam


Éditions Flammarion
★★★☆☆ (J'ai bien aimé)

Rarement un titre a aussi bien convenu à un roman : en effet, j'ai lu ce texte comme une chanson, une espèce de longue plainte dans laquelle les mots pleurent, les phrases brèves, souvent nominales, comme en suspens, disent la douleur de la perte, de l'absence.
C'est l'histoire d'une fille effacée et fragile qui n'a pas eu d'enfance et dont l'adolescence s'est perdue dans une grande solitude et un terrible sentiment d'abandon. 
Les parents de cette jeune fille qui pleure ? Des êtres ailleurs, occupés par leur vie hors du commun : un père musicien, dont les tubes tournent en boucle sur toutes les radios, une icône vivante sans cesse en tournée, en répétition, en enregistrement, une vedette adulée qui a tout donné et qui noie dans l'alcool et la solitude son malaise profond : « Les chanteurs, en concert, c'est leur peau même, leur corps entier, leurs mots, l'intérieur de leur cerveau qu'ils mettent en jeu. Sans filtre. Sans distance. Dans aucune autre forme d'art on avance à ce point nu, vulnérable. Le chanteur sur scène, c'est un don brut. Primitif. Un truc de cannibale. »
Et puis une mère, de passage, une beauté qui a à peine pris le temps d'embrasser sa fille et s'est évanouie dans des ailleurs de plus en plus flous, de plus en plus lointains et inaccessibles. 
C'est une plainte que l'on entend car ce texte est un long poème, une musique proche des fados, une lamentation triste à pleurer tellement elle porte le désespoir de celle qui a le sentiment de n'être plus rien, sans attache, sans amour.
Errant dans la vie comme dans les villes, elle est sans cesse à la recherche d'une amie, d'un père, d'une mère, de bras pour la consoler, de lèvres pour l'aimer, de mots tendres pour la réconforter. 
Mais rien ne vient vraiment jamais. 
D'ailleurs, peut-on rattraper le temps perdu ? Ce que l'enfance n'a pas donné, la vie d'adulte peut toujours courir, elle ne compensera jamais l'absence, l'indifférence, l'oubli. « Je suis cette fille qui n'a pas besoin d'exister pour vivre. »
Un jour, ce père superstar disparaît : on retrouve au bord du fleuve ses affaires. Suicide ? Oui, certainement, ça devait bien se terminer ainsi, dans un gâchis sans nom et sans même un au revoir à sa fille. 
Rien.
A l'absence s'ajoute le silence du départ. Insupportable.
Mais un jour, longtemps après, un ami tend à la fille un portable : « Tiens c'est drôle, on a croisé ton père » à Lisbonne. La fille se penche sur la photo floue. « C'est son sosie en vieux » ajoute-t-il. Oui, c'est certainement ça, son sosie en vieux. Oui… Peut-être... mais, si ce clochard céleste, cet homme en guenilles était effectivement son père ? Si c'était lui ? 
Alors la quête commence, la recherche d'un père qu'elle n'a pas eu et qu'il serait peut-être temps de rencontrer. N'est-ce pas partir à la recherche d'un fantôme, d'un être qui n'existe plus depuis longtemps, d'un mort, d'une ombre ?

Long poème mélancolique, plainte infinie, délicate, Chanson de la ville silencieuse s'élève doucement tel un fado empreint d'une nostalgie sourde, d'une tristesse profonde et grave et l'on entend, longtemps après la lecture, résonner en nous la voix de celle qui le chante...  

mercredi 10 janvier 2018

Le disparu de Jean-Pierre Le Dantec


 Éditions Gallimard
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Voici un livre qui m'a beaucoup plu et que je vous recommande vivement : Le disparu de Jean-Pierre Le Dantec.
Le roman s'ouvre sur une rencontre à bord d'un TGV : celle de deux anciens camarades de pensionnat : François Contellec et Pierre-Alain Jézéquel. S'ils se retrouvent avec plaisir, ils n'ont pas oublié qu'ils ont été rivaux sur le plan sentimental et surtout qu'ils ne partageaient pas les mêmes points de vue politiques à une époque où les événements algériens créent des tensions et des fractures dans la population française. 
Au cours de leur conversation, ils en viennent à évoquer un bon souvenir : celui de leur professeur de français, Loïc Quéméner, un jeune homme qu'ils adoraient et qui avait été capable de leur transmettre sa passion de la littérature en leur proposant de jouer Le Bourgeois gentilhomme. Hélas, Quéméner avait été appelé sous les drapeaux et, la mort dans l'âme, avait dû abandonner sa classe et ses élèves pour se rendre en Algérie. 
Avant de partir, il avait proposé à ses élèves de mettre en place une correspondance, ainsi pourrait-il leur donner des nouvelles…
Je ne vous en dis pas plus… mais sachez tout de même que vous allez vous régaler à la lecture de ce roman… Tout d'abord, l'écriture est délicieuse : ah, les lettres de Quéméner… quel style, quelle élégance… les mots vous portent, vous éprouvez de façon saisissante tout ce qu'a pu vivre ce jeune homme généreux, sensible, humaniste, tout frais débarqué en Algérie, vous partagez ses impressions, ses réserves, ses révoltes, vous ressentez pleinement toute la misère qu'il découvre de la caserne de Cherchell à la SAS (Section Administrative Spécialisée) de Aït Hichem, la haine, l'esprit de vengeance et bien pire encore…
Rien que pour ces lettres qui m'ont paru tellement vraies que je me suis demandé si elles existaient vraiment, ce roman vaut d'être lu ! Elles nous proposent un autre point de vue sur l'Algérie et dévoilent une réalité bien complexe s'il en est !
Mais Le disparu est aussi un roman d'apprentissage : en effet, nous rencontrons des adolescents dans leur pensionnat breton, le lycée Auguste-Pavie de Guingamp dans les années 50, une grande bâtisse mal chauffée, des règles strictes et des grappes de garçons pleins d'enthousiasme, fous de sport, découvrant les filles, la sexualité, le rock'n roll, le jazz, le cha-cha-cha et commençant à s'interroger sur leur premier conflit contemporain. 
C'est le passage à l'âge adulte, une espèce de basculement pas toujours facile à vivre car tout est à construire. On sent toutes les tensions que la situation algérienne provoque chez des adolescents encore naïfs et largement influencés par leurs parents ou par un frère parti là-bas, jeunes adultes dont la conscience politique émerge petit à petit et qui apprennent à se construire à travers les échos lointains de ce qui se passe en Algérie… Douloureux et passionnant éveil politique…
C'est vraiment toute une époque qui est évoquée ici, une période où beaucoup s'interrogeaient sur cette guerre qu'ils osaient à peine nommer… Difficile pour des adolescents d'affirmer leurs convictions et leurs doutes...
Et puis, lorsque les grandes vacances arrivent, les garçons s'égaillent dans la nature, une nature bretonne décrite merveilleusement par Jean-Pierre Le Dantec : ce sont des tableaux qui prennent forme sous nos yeux. Ajoncs et genêts agités par le gwalarn (vent de noroît), mer en furie aux teintes gris cendre, délicieuses baignades sous le soleil, pêche à pied dans les crevasses rocheuses…
Un livre fait de contrastes saisissants : tandis que les uns profitent de leur jeunesse et du bonheur de vivre, d'autres, ailleurs, perdus dans un conflit qui les dépasse, combattent et meurent.
Au risque de me répéter, ce roman m'a procuré un vif plaisir de lecture et je ne suis pas près d'oublier le portrait fascinant de Quéméner, le jeune professeur sensible, témoignant à travers ses lettres de toute la complexité d'une situation politique trouble dans laquelle, sans y être préparé, il fut plongé malgré lui.

Un très beau texte, à lire absolument !

mardi 9 janvier 2018

Et vous avez eu beau temps? La perfidie ordinaire des petites phrases de Philippe Delerm


 Éditions Grasset
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Il y a quelque chose des petites maximes cinglantes, lucides et désabusées des moralistes du XVIIe et du XVIIIe dans ce dernier Delerm, je pense à La Bruyère décrivant la comédie du courtisan, son hypocrisie légendaire, son amour-propre maladif, ou bien à La Rochefoucauld ou à Chamfort.
Ah, triste nature humaine qui nous conduit à demander, d'un air de ne pas y toucher, au voisin un brin pâlot qui nous raconte ses souvenirs d'été en Bretagne : « Et vous avez eu beau temps ? » Tiens, prends-toi ça dans la tronche, mon ami ! Ça t'a plu malgré les 18 degrés de fin d'après-midi, la petite pluie fine et incessante qui finit par traverser le K.Way et la baignade dans une eau claire et transparente… à 16 degrés ? (Je sais de quoi je parle, croyez-moi, je le vis tous les ans, pour mon plus grand plaisir, na!) Et en plus, pourquoi ne pas ajouter, histoire de l'achever, tandis qu'il vous raconte maintenant son excursion sur l'île d'Ouessant : « Et vous êtes allés à la Pointe ? » (de Pern, bien entendu), sous-entendu, si c'est non, bien sûr, vous avez loupé le plus beau… « La Pointe. On pourrait penser qu'au long du port ou sur la plage on est déjà à une extrémité du territoire. Mais non. Il y a toujours un bout du bout en plus, un ailleurs, un absolu que d'autres maîtrisent surtout pour le plaisir sans égal de vous y avoir précédés. » 
Ah, « la perfidie ordinaire des petites phrases », celles que l'on prononce comme ça, en passant, sans y toucher, sans même avoir la volonté consciente de titiller son prochain.
Il y a les petites phrases hypocrites qui veulent nous faire passer pour quelqu'un de bien : « Vous étiez avant moi » : regardez comme je suis honnête, « En même temps, je peux comprendre » : espèce de sale hypocrite incapable de se ranger dans un camp, et le fameux « J'dis ça, j'dis rien » qui me ferait tordre le cou à tous ceux qui le prononcent devant moi !, « Nous allons vous laisser » : on serait bien resté une heure de plus mais vous semblez fatigué…oh, fausse bienveillance... ça fait déjà deux heures qu'on s'emmerde avec vous et on n'en peut plus. Aahh ! Quelle horreur, ces petites phrases que l'on sort à tout bout de champ, sans même nous en rendre compte, espèces de tics de langage, de couteau suisse de la parole que l'on tient prêt pour la moindre occasion…
Philippe Delerm a le génie pour observer, décortiquer toutes ces formules de rien du tout qui en disent tant sur nous, ce que nous sommes, il nous tend un miroir, son analyse est toujours très juste : on passe son temps à se dire: oui, c'est exactement ça… on a presque honte de se reconnaître, d'être dévoilé, mis à jour.
Nous retrouvons ici tout ce qui fait l'humain : notre besoin de paraître « Là encore j'en ai perdu ! », nos excuses bidon « Je le lis chez ma coiffeuse », nos angoisses « Passez un texto en arrivant », nos radotages « Ils n'articulent plus maintenant ! » (c'est tellement vrai… et comme en plus je deviens sourde...), nos déclarations pleines d'assurance « Je préfère Gand à Bruges », nos protestations vertueuses et lourdingues contre l'hypocrisie « Moi, je ne sais pas faire » (entendez : moi, je dis les choses, je suis courageux - il ne s'agit pas d'avouer bien entendu qu'on ne sait pas planter un clou ou allumer un ordi car dans ce cas, on se tait!), nos prétéritions « C'est pas pour dire mais... » (et que je lâche tout ce que j'ai à te dire...), nos mensonges « Je faisais onze secondes au cent mètres » (tiens, ça me rappelle quelqu'un...), nos insultes : « Abruti, va ! » (là, on se sent fort dans sa voiture, vitres fermées!), nos platitudes : « Ça pousse et ça vous pousse » : ici, on touche le fond du fond, on a rencontré la nourrice de notre dernier qui a maintenant du poil au menton (le dernier, pas la nourrice!) et l'on n'a vraiment rien de rien à se dire… Heureusement que la petite phrase vole à notre secours !
Il faut lire entre les mots, entre les lignes, savoir écouter la musique de la phrase, cette petite intonation réconfortante, inquiète ou condescendante qui se trouve cachée, là, derrière une petite conjonction de coordination, un petit silence, une interrogation à peine marquée (parce qu'au fond, on connaît la réponse…)
Et Philippe Delerm, ça, il sait faire ! Il a écouté, réécouté, examiné, scruté, mis à nu, disséqué et si bien senti tout ce que l'on met de nous derrière ces petites phrases anodines et ce qu'il en dit est tellement juste ! Et tellement drôle aussi...

Ces petites phrases-clés de notre comédie humaine ont leur place partout, chez le boulanger, dans la rue, chez les amis, chez nous, elles sont destinées à tous ceux qui nous entourent : les enfants, les parents, les voisins, les amis, le patron, le collègue : elles ont quelque chose d'universel. Après la lecture de ce livre, vous ne les entendrez plus de la même façon au point que vous oserez peut-être même à peine les prononcer car ce sera devenu pour vous...« juste insupportable » !

                     

dimanche 7 janvier 2018

Les loyautés de Delphine de Vigan


Éditions JC Lattès
★★★☆☆ (J'ai aimé, sans plus)

Lu d'une traite sans aucun ennui – c'est déjà pas mal me direz-vous – oui, c'est vrai mais néanmoins mon impression reste très mitigée. Autant j'avais beaucoup aimé D'après une histoire vraie, autant ce dernier roman m'a laissée sur ma faim, pour deux raisons principalement : tout d'abord je trouve que l'on n'échappe pas aux clichés, au mélo et cela m'a beaucoup gênée. La super prof qui a eu une enfance meurtrie par un père alcoolique et violent et qui, du coup, possède une espèce de sixième sens lui permettant de repérer très vite le gamin en souffrance et qui va tout faire pour l'aider à s'en sortir (contrairement aux autres collègues un peu ramollos et à une institution trop rigide), ouais, impression de déjà vu, déjà lu. Mais surtout, ce que j'ai eu du mal à dépasser, c'est le sentiment que tout cela sonnait faux. Peut-être est-ce parce que j'enseigne moi-même dans un collège depuis bientôt trente ans et que des profs comme Hélène Destrée, je n'en ai jamais vu.
Quoi, me direz-vous, les enseignants ne sont-ils pas dévoués corps et âme à leurs élèves ? Certes, mais ici… Hélène a des inquiétudes au sujet de Théo et va mener sa petite enquête pour savoir si tout est normal du côté de sa famille, si l'on s'occupe correctement de lui, n'en dormant pas la nuit et allant jusqu'à se rendre au domicile de la mère pour regarder « sur le trottoir d'en face… les fenêtres allumées » : eh bien sachez que des profs comme Hélène, je n'en ai jamais rencontré pour la simple et bonne raison que des gamins comme Théo - hélas, mille fois hélas - nous n'en avons pas qu' UN par classe (ce serait trop beau!). Non, ils sont plusieurs et de plus en plus nombreux à vivre des divorces difficiles, à rencontrer de sévères problèmes de communication avec leurs parents, à dormir peu la nuit à cause de toute cette nouvelle technologie qui les dévore, à être en décrochage scolaire, à avoir des problèmes avec le tabac, l'alcool, la drogue, à subir des harcèlements etc, etc...
Nous faisons TOUT, vraiment TOUT ce que nous pouvons, c'est-à-dire beaucoup, nous donnons de notre temps, de notre personne et c'est normal, nous écoutons, nous parlons, nous rassurons, nous protégeons, nous encourageons, nous valorisons, nous éduquons et c'est normal, nous sommes professeurs mais aussi psychologues, assistantes sociales, infirmières parfois même, mais nous ne sommes en aucun cas des surhommes, nous !
Donc, ce personnage d'Hélène qui perd son sommeil et le goût de l'existence parce qu'elle a le sentiment qu' UN de ses élèves va mal : « Je me réveille toutes les nuits le souffle entravé par l'angoisse, et il me faut plusieurs heures pour me rendormir. Je n'ai plus envie de sortir avec mes amis, d'aller au cinéma, je refuse de me distraire », non décidément, je n'y crois pas. C'est beau, touchant, généreux mais sincèrement, si nous réagissions tous de cette façon-là, ce serait la dépression chronique assurée et nous serions bien peu efficaces sur le terrain.
Et puis, tout un ensemble de petites choses m'ont semblé peu crédibles : d'abord, il faut savoir que tous les établissements n'ont pas forcément la chance d'avoir une infirmière et une assistante sociale à plein temps : elles partagent généralement leur service sur deux voire trois établissements. Par ailleurs, en trente ans de carrière, je n'ai jamais vu un de mes collègues d'EPS demander à un gamin qui a oublié sa tenue de sport d'enfiler un survêt rose Barbie trop petit et de faire trois fois le tour du gymnase en courant sous les rires de ses camarades, non, ça fait pleurer dans un film mélo mais ce n'est pas la réalité.
De même, lorsqu' Hélène - super woman - est fière de s'être battue en conseil de classe pour que trois gamins soient mieux orientés, cela me semble bien peu plausible : « Pendant le conseil, j'étais intervenue à plusieurs reprises. Je m'étais étonnée, indignée, insurgée, j'étais montée au créneau… Nous avions obtenu gain de cause pour trois élèves auxquels nous avions évité une de ces orientations par défaut, par paresse ou par renoncement, qu'ils n'ont en aucun cas choisie. »: soyons honnête, notre avis, à nous, enseignants, a peu de poids dans cette affaire puisque ce sont essentiellement les parents et l'enfant qui décident de l'orientation en tenant compte ou non des conseils que nous leur donnons.
Non, nous ne passons pas nos récréations comme Hélène à observer nos élèves « je passe la récréation à épier ses gestes, ses esquives, en quête d'une réponse », tout simplement parce qu'après la sonnerie, le temps que les élèves se rhabillent, rangent leurs affaires, viennent poser deux trois questions, le temps - pour nous - de longer les couloirs, de s'arrêter deux secondes aux toilettes, il nous reste à peine quelques minutes en salle des profs pour boire une demi-tasse de café reposée bien vite dans l 'évier parce que « ça a sonné » et que des gamins attendent sous le préau. Pas le temps donc de chercher des yeux nos élèves en souffrance dans la cour ! Ça donne une belle scène, très cinématographique, très émouvante mais ce n'est pas la réalité non plus.
Non, on ne s'adresse pas nécessairement aux parents de façon agressive comme le fait Hélène avec la mère de Théo, non on ne leur donne pas nécessairement de leçons parce que rien ne nous y autorise et parce qu'on a bien conscience que chacun fait comme il peut. Et surtout, cela risque de couper un lien fragile avec des familles qui n'aiment pas trop mettre les pieds à l'école. Au mieux, on peut suggérer quelques pistes pour améliorer la situation, en y mettant plus que les formes ! Alors un enseignant qui dirait à la mère d'un gamin en souffrance, comme le fait Hélène, des paroles aussi violentes que : « Vous savez, madame, quand on retrouve les enfants au fond d'un trou ou au bout d'une corde, il est trop tard », je ne l'imagine même pas !
Voilà pourquoi j'ai un avis un peu mitigé sur ce roman ; cela dit, encore une fois, je l'ai lu avec plaisir sans pour autant être capable de me départir de cette gêne face à une œuvre à laquelle je n'ai pas vraiment cru et qui ne m'a pas semblé être écrite… d'après une histoire vraie ! Si on ne peut nier que l'auteur a le mérite de mettre en évidence un vrai problème de société, il reste que le personnage principal m'a paru trop caricatural, trop idéalisé et que le livre ne rend pas pleinement compte de la complexité du quotidien qui est le nôtre...

Tant pis. Je sais néanmoins qu'il trouvera son public, c'est bien là l'essentiel.