vendredi 27 juillet 2018

La Diagonale du désir de Sinziana Ravini


 Éditions Stock
 ★★★★☆

Un projet d'écriture qui tient de la performance - au sens artistique du terme, bien sûr - quoique… Afin d'échapper à une histoire d'amour qui s'essouffle un peu, la narratrice décide d'aller jusqu'au bout de ses désirs via un personnage littéraire qu'elle nomme Madame X. Elle va confier à certaines de ses amies, devenues des muses, l'action même de son roman en leur demandant de lui donner des missions que son personnage mettra en œuvre. Enfin, pour que tout ceci devienne un récit, elle décide de rencontrer un psychanalyste auquel elle racontera dans le détail les tribulations de son personnage.
Comme je vous le disais en ouverture, un projet qui tient de la performance...
Le but ? : vivre par procuration des choses qu'on n'oserait peut-être pas réaliser dans la vraie vie, autrement dit, aller au bout de ses désirs par le truchement d'un être de fiction, explorer l'inconscient féminin à travers un personnage, une espèce de double qui finira, vous l'imaginez bien, par se confondre complètement avec le je de la narratrice - je certainement très autobiographique…
Alors, concrètement, ça donne quoi tout ça ?
J'ai vécu ce texte comme une rencontre, une étrange rencontre même : celle d'une femme, Sinziana Ravini, critique d'art, commissaire d'exposition, enseignante en esthétique. Des références, elle en a. Dans tous les domaines, semble-t-il. Elle a lu Freud, Lacan, Sade, Goethe, Mann et tant d'autres... Elle fréquente des auteurs, des philosophes, des artistes (Pierre Huygues qu'elle admire beaucoup), des professeurs, des chercheurs, des musiciens. Elle voyage sans cesse, revient, repart, se livre à une multitude d'expériences, se déguise, se bande les yeux, se déshabille, se masque, jouit, fabrique du pain, vole une Bible, expérimente l'hypnose, se masturbe, lit Sainte Thérèse, participe à des soirées étranges, se parfume, prépare des cours qui ont pour sujet : «  L'art d'errer dans l'inconscient à travers l'art», se fait enchaîner, part élever des chèvres, rit, pleure, s'initie aux rites francs-maçons, achète un crocodile empaillé, fait une retraite spirituelle dans l'abbaye de Sénanque, organise des dîners-performances...
Elle se plie aux suggestions de celles qu'elle nomme ses « marionnettistes », des femmes qui sont écrivains, philosophes, psychanalystes, artistes, des Jean de Berg, Fabiola, Titania, Jade, Frida, Héméra, Méphistophéline (qui se cache derrière ces pseudos ? Des Catherine Millet / Robbe-Grillet ?) … Elles lui disent ce qu'elle doit faire. « On n'a peut-être pas le droit de tout faire, mais on a quand même le droit de tout imaginer » lui rappelle l'une d'entre elles. Vers quels mondes ces guides vont-elles la mener ? Vont-elles l'émanciper ou la manipuler, lui ouvrir la voie vers l'accomplissement de son désir ou bien la retenir prisonnière ?
Elle résume sa situation en deux mots : « Je désire tout, donc rien » et est tentée (pour lui donner un sens?) de transformer sa vie en œuvre d'art. Il y a du Sophie Calle chez Sinziana Ravini à tel point que son psychiatre lui dit : « Ce n'est pas ce que vous vouliez ? Abolir la différence entre le vrai et le faux ? » Oui, c'est exactement cela mais l'entreprise est plutôt risquée !
On la sent fragile, sensible, perdue, s'interrogeant devant la tapisserie de la dame à la Licorne qui porte l'inscription « à mon seul désir ». Elle est comme cet oiseau tombé de son nid qu'elle ramasse et finit par enterrer. On sent qu'elle a peur, qu'elle frôle sans cesse le vide, chute, se relève, repart. Elle a peur du vide mais ne peut s'empêcher de s'approcher du bord de la falaise. Encore une fois, l'expérience est risquée. On peut se perdre à vouloir mieux se retrouver.« J'ai peur de devenir ce personnage que j'ai inventé», personnage qui devient une espèce de « compagnon de voyage », toujours présent pour rassurer celle qui part, qui fuit mais revient toujours.
Elle qui est si différente de son mari, Vincent. Celui qu'elle cherche, quand elle rentre dans l'appartement. Quelle association ! Elle, si romanesque, fantasque, plongée dans un monde irréel peuplé de femmes préraphaélites aux cheveux longs et de boudoirs éclairés à la bougie, elle du côté du clair-obscur, lui qui s'épanouit dans la lumière du monde. Très carré, très pragmatique, très terre à terre. Deux univers.
Quand elle se plaint de la panne de son ordinateur, il lui dit : « C'est très bien. Cela te permettra de revenir à la réalité.» Il m'a fait rire, Vincent. « Avec toi, plus rien ne m'étonne» lui répète-t-il souvent. Et ses remontrances perpétuelles : «Vincent commente ma manière de manger un croissant : «  En France, on ne met pas du beurre et de la confiture sur un croissant sans l'avoir d'abord coupé en deux », mes chaussures : « On ne se promène pas en talons dans les montagnes », ma nouvelle robe en cuir noir : « Ce n'est pas un peu ... trop ? », ma nausée dans la voiture lorsqu'on visite trois maisons avec un agent immobilier qui conduit comme s'il avait volé le véhicule : « On ne partage pas son mal-être avec les autres », la distance trop courte entre ma chaise longue et la piscine de l'hôtel : « Tu n'es pas seule sur terre », mon souhait de manger bien cuit au restaurant le soir : « Tu ne vis plus en Roumanie » (elle est suédoise, d'origine roumaine), ma réflexion sur les peintures de Gainsborough auxquelles les marronniers de la vallée me font penser : « Tu ferais bien de revenir un peu à notre temps » et mes livres sur la sexualité féminine : « Est-ce qu'il t'arrive de penser à autre chose qu'au sexe? Je ne comprends pas pourquoi tu t'y intéresses autant. Tu t'y connais aussi bien qu'en volley-ball suédois. » Terre de contrastes...
Comme lui dit très justement son psy : « Votre monde imaginaire a du mal à s'accorder avec votre monde réel, mais votre mari vous ramène toujours à la réalité. » L'empêcheur de rêver en rond, l'empêcheur vers lequel elle revient sans cesse. L'amour ? Car il faut bien que cet attachement porte un nom...
Il la traite d'hystérique, la rabaisse constamment, va jusqu'à lui dire qu'elle « n'existe pas ». Ne souhaite-t-elle pas, par cette folle agitation, lui prouver le contraire ? Est-il celui qu'elle cherche ou bien celui qu'elle fuit ?
Souhaite-t-elle échapper à la figure littéraire qui l'effraie certainement le plus, celle de Madame Bovary, celle d'une femme qui n'est pas allée jusqu'au bout de ses désirs et n'a trouvé comme échappatoire que la mort ?
Quelles douleurs de l'enfance veut-elle oublier, elle qui a vécu chez ses grands-parents paternels pendant que ses parents « fitzgeraldiens » faisaient la fête ou voyageaient...
Où va la mener cette errance, ce tourbillon, cette folle agitation ? « Je ne suis pas à la recherche d'une chambre à soi, cela ne me suffit pas, mais à la recherche d'un monde à moi.»
À force de s'éparpiller, va-t-elle se perdre ou se retrouver ? À force de demander aux autres des tâches à accomplir, va-t-elle se libérer ou au contraire s'enfermer ? « La soumission à laquelle je me suis pliée est-elle compatible avec ma quête de liberté? » s'interroge-t-elle. Où est ce monde qu'elle recherche où « spiritualité et extase physique ne feraient qu'un » ? Existe-t-il ? Où vont la mener ces vies parallèles, ces transgressions ? Vont-elles l'aider à se retrouver ou vont-elles mieux la perdre ?
Oui, j'ai fait une belle rencontre et me suis attachée à ce personnage fantasque et fragile, avide d'assouvir ses désirs. Je l'ai suivie dans des sentiers escarpés où je sentais qu'à tout moment elle risquait de chuter (m'entraînant peut-être avec elle!) J'ai eu peur pour elle (et pour moi!) Elle m'a, le temps d'une lecture (pour plus longtemps?), conduite dans des mondes fascinants et dangereux où je n'étais pas forcément prête à aller (n'est-ce pas là la définition même de la séduction?) Tandis qu'elle avançait dans l'ombre de son personnage, je m'aventurais sous sa protection dans ces contrées inconnues… Belle mise en abyme…

Suivre le chemin qui mène à la liberté et le montrer aux autres alors que l'on a peur de s'y perdre soi-même… Il faut être femme pour avoir autant de courage et prendre autant de risques, n'en déplaise à monsieur Vincent qui ferait bien de lâcher prise lui aussi pour tenter de trouver un peu de vérité. Il a un guide de choix, qu'il en profite !  



lundi 23 juillet 2018

Les chiens de chasse de Jørn Lier Horst


  Éditions Gallimard
  traduit du norvégien par H. Hervieu
  ★★★★☆

Hasard des lectures : tandis que je venais de terminer le dernier roman de Menegaux, les lignes suivantes me donnaient l'étrange impression de me replonger dans la même problématique : « Sous la pression, on pouvait être amené à tirer des conclusions hâtives. Les enquêteurs se formaient leur propre avis dès que les premières preuves apparaissaient et ensuite, leur opinion faite, il s'instaurait un processus inconscient pour en chercher la confirmation. Ils se mettaient des oeillères et ne recueillaient que les infos qui allaient dans le sens de leur hypothèse principale. » Celles et ceux qui auront lu Est-ce ainsi que les hommes jugent ? reconnaîtront le thème central du roman, à savoir que personne n'est à l'abri d'une erreur judiciaire tout simplement parce que la pression que subissent les policiers est telle qu'ils risquent à tout moment de suivre, tels des « chiens de chasse », la première piste qui se présente à eux, oubliant les axes secondaires et risquant de faire endosser la culpabilité à un innocent. Rien que ça !
Dans le roman qui nous occupe, William Wisting, policier expérimenté (31 ans de métier!) et reconnu pour ses compétences et son intégrité, est suspendu de ses fonctions : en effet, il est accusé d'avoir, dix-sept ans auparavant, fabriqué des preuves pour que soit arrêté un certain Rudolf Haglund, soupçonné d'avoir enlevé et assassiné une jeune fille nommée Cécilia Linde.
William Wisting a-t-il en effet succombé à la tentation de falsifier des preuves pour que celui dont il avait -et a toujours d'ailleurs- l'intime conviction qu'il était coupable se retrouve effectivement derrière les barreaux? Ce qui signifierait qu'un innocent est resté de nombreuses années en prison - fait gravissime !
Wisting clame son innocence. Dit-il la vérité, se ment-il à lui même ? Ou bien quelqu'un a-t-il intérêt à ce qu'il soit destitué, et si oui, pour quelle raison ?
En tout cas, il doit rendre sa carte de police tandis qu'une commission de révision réétudie sérieusement le cas Rudolf Haglund. Wisting doit maintenant se battre pour prouver son innocence, d'autant que l'opinion publique, via la presse, s'est déjà fait son opinion… Pas franchement agréable de voir son portrait à la une tous les matins… on a comme l'impression d'être mis au pilori !
Destitué et n'ayant donc plus accès aux anciens dossiers, Wisting ne peut mener l'enquête librement… Qu'à cela ne tienne ! Sa fille, Line, journaliste au Verdens Gang est là pour l'aider et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle n'a ni froid aux yeux ni les deux pieds dans le même sabot ! Elle couvre de son côté un autre meurtre mais se rendra disponible pour secourir son père dans la tourmente !
Un bon polar, bien rythmé (les chapitres sont courts), plein de rebondissements (plusieurs affaires sont mêlées), qui interroge sur les risques d'erreurs judiciaires auxquelles sont confrontés les policiers écrasés par une pression médiatique et hiérarchique intense les transformant en « chiens de chasse » prêts à tout pour faire inculper celui que leur instinct désigne comme coupable, au risque de ne pas étudier d'autres pistes et de passer à côté de la vérité.
Des analyses psychologiques fouillées rendent les personnages à la fois crédibles et attachants. Je les retrouverais d'ailleurs avec plaisir dans un prochain roman !
Beaucoup de suspense et de tension donc dans ce polar nordique où la météo plutôt frisquette de l'hiver norvégien crée une atmosphère comme on les aime… dans les livres !

Un très bon moment de lecture !




mercredi 18 juillet 2018

Est-ce ainsi que les hommes jugent? de Mathieu Menegaux


 Éditions Grasset
  ★★★★★

Avalé, d'un coup, en quelques heures ! Très kafkaïen ce dernier Menegaux qui met en scène un homme, Gustavo Santini, que l'on vient arrêter chez lui, à l'aube, devant les yeux médusés de sa femme Sophie et de ses enfants, Martin et Daniel. Perquisition musclée, interrogatoire tendu, procès-verbal à signer. Chaque membre de la famille est cuisiné séparément, tous les tiroirs de la maison retournés, les bouquins jetés à terre (quelle horreur, je crois que j'aurais été capable d'en étrangler plus d'un!)
De quoi est accusé ce bon père de famille, ce directeur financier modèle qui s'apprêtait à effectuer la présentation d'un projet essentiel à sa carrière ?
De tentative d'enlèvement sur mineure et d'homicide volontaire, rien que ça !
Se souvient-il précisément de ce qu'il a fait un samedi matin trois ans auparavant ? Heu, non, pas vraiment ! Ah, c'est embêtant, très très embêtant même ! Parce que Gustavo Santini va devoir prouver à la police qu'il n'est pas coupable. Autrement ? Eh bien, cela signifie qu'il l'est ! Et tant pis pour la présomption d'innocence !
Quelques années plus tôt, une jeune fille, Claire, a failli être enlevée sous les yeux de son père qui, après l'avoir arrachée des bras du malfaiteur, s'est jeté sur la Renault Mégane blanche que ce dernier conduisait. Mais il est mort écrasé par le véhicule qui a réussi à prendre la fuite.
Or, Gustavo Santini possède justement une Renault Mégane blanche et comme par hasard, il a dû faire changer tout le pare-choc avant, après s'être pris des plots en acier dans un parking public. Et pour ça, il est allé dans un garage loin de chez lui, a payé en liquide. Bien sûr, il a ses raisons, il est capable de se justifier mais, vous en conviendrez, c'est tout de même un peu bizarre, non ? Simple coïncidence ?
Sans compter qu'il est blond, comme le criminel recherché et possède une veste en jean... Et puis, d'autres faits étranges viennent semer le doute… Mais peut-on les considérer pour autant comme des preuves ?
Alors, ce Santini est-il un être double, capable d'enlever des enfants, de tuer un homme puis de finir sa journée en famille, au restaurant ?
En attendant, il va être conduit dans les bureaux de la DRPJ de Versailles pour être interrogé sans relâche et sans aménité puis placé dans une cellule. Là, il aura le temps de réfléchir !
Gustavo Santini a beau rechercher, tenter de reconstituer son emploi du temps, non, il lui est impossible de prouver son innocence. Pour autant, cela fait-il de lui un coupable ? Ce qui signifierait que nous sommes tous des coupables en puissance…
Ce roman de Mathieu Menegaux, parfaitement maîtrisé dans sa construction, montre que lorsque la machine judiciaire s'abat sur vous, c'est l'engrenage, la fameuse spirale infernale, il devient très difficile voire impossible de s'en extraire. Peut-on considérer quelqu'un comme coupable simplement parce que les apparences sont contre lui? 
Le jeu judicieux des points de vue mis en place par l'auteur permet de comprendre qu'au fond, tout le monde a ses raisons. La victime veut que l'assassin soit puni, le policier souhaite venger la victime, la société attend qu'on la débarrasse de l'assassin. La pression est forte. Quelqu'un doit être arrêté. Il faut un nom. Et vite si possible. Le temps presse.
Alors, on se contente de ce qu'on a, on transforme hâtivement les indices, les faits en preuves, et puis, finalement, on trouve que « ça colle » pas mal. CQFD.
Nous-mêmes, lecteurs, nous finissons par douter de la bonne foi de celui qui ne cesse de clamer son innocence. Après tout, on en a déjà vu des bons pères de famille à qui on aurait donné le Bon Dieu sans confession et qui se révélaient être de monstrueux assassins !
Croyez-moi, ce que va vivre le pauvre Santini est bien pire qu'un cauchemar !
Quand une société dite civilisée s'adonne à la pire des sauvageries...
Un roman glaçant.

A lire absolument !




lundi 16 juillet 2018

Soeurs de Bernard Minier


 Éditions XO
 ★★★★☆

1988 : deux soeurs, Ambre et Alice, s'avancent dans la forêt pour retrouver l'être qui les fascine le plus au monde : un écrivain. « - Nous sommes tes plus grandes fans… Tu peux tout nous demander. »
Ce préambule ne vous semble peut-être pas crédible, vous pensez qu'un acteur, un chanteur, un footballeur (!), un youtuber pourrait éventuellement avoir de l'ascendant, de l'emprise sur des jeunes filles, mais un écrivain… non !
Eh bien, détrompez-vous ! Je suis frappée chaque année au Salon du livre de Paris par les interminables files de gamines surexcitées brandissant d'énormes pavés qu'elles attendent fébrilement de faire dédicacer. Les premiers temps, stupéfaite, et cherchant à découvrir quel gourou était à l'origine d'une telle fièvre frôlant l'hystérie, je remontais ces queues infinies pour découvrir souvent, le stylo à la main et le sourire éclatant, de jeunes auteurs (souvent des femmes d'ailleurs) pas beaucoup plus âgées que leurs fans, prenant le temps de parler à voix basse à leur admiratrice littéralement liquéfiée par l'émotion et la chaleur. Et là, j'assistais à des scènes terribles de sourires passionnés, d'embrassades déchirantes qui se terminaient souvent par des pleurs intarissables dans un coin du Salon… Impressionnant !
Donc oui, j'ai vu de mes propres yeux de jeunes adultes fragiles totalement fascinées par un écrivain qu'elles adulent et qui pourrait, s'il le voulait, se transformer en gourou ! Ah, le pouvoir des mots, de la fiction, j'imagine bien que Bernard Minier nous parle un peu de lui à travers cette réflexion sur une facette bien réelle du métier d'écrivain !
Revenons à nos moutons : donc, après cette rencontre entre les jeunes filles et leur idole, on se retrouve cinq années plus tard, en 1993 donc, devant deux cadavres, deux étudiantes, retrouvées mortes sur l'île du Ramier à Toulouse, attachées à un arbre, atrocement mutilées et vêtues de robes blanches de communiantes. Leur cadavre fait l'objet d'une horrible et macabre mise en scène. Il s'agit, vous l'aurez deviné, des deux demoiselles dont on a parlé tout à l'heure...
C'est le commandant Léo Kowalski « barbe rousse et allure de loup de mer » qui s'y colle et il doit montrer le b. a. ba du boulot à un jeune bleu qui débarque dans le métier : Martin Servaz, un homme plutôt sensible, fragilisé par le suicide récent de son père et par une relation de couple qui bat de l'aile. Bref, après des études de lettres, Martin se retrouve dans la police, un univers a priori pas franchement fait pour lui. Quant aux scènes de crime, autant dire qu'il n'est pas prêt. « - C'est ton premier vrai coup, puceau, lui annonce avec doigté son chef, Kowalski, alors, écoute, observe et apprends. »
S'il y avait un lien entre ces deux meurtres monstrueux et la fascination des jeunes filles pour cet auteur, un certain Erik Lang dont le titre le plus vendu est justement Les Communiantes ? Tout ceci reste à prouver…
Et quand on se retrouve devant un être intelligent, manipulateur (écrire consiste bien, d'une certaine façon, à manipuler son lecteur, non ?), à l'imagination sans limites et prêt à tout pour sauver sa peau… Le boulot risque d'être difficile ! D'autant qu'en 1993, la police scientifique doit faire sans l'ADN et sans le téléphone portable.
Dans tous les cas, c'est une première affaire qui va s'avérer bien difficile pour notre pauvre Martin qui se demande même s'il ne doit pas démissionner et chercher à embrasser une autre carrière !
Des personnages attachants, un bon suspense qui tient le lecteur éveillé une grande partie de la nuit (mais bon, c'est les vacances…), une intrigue complexe à la construction irréprochable. Un seul bémol peut-être, si je peux me permettre : quand un personnage va d'un point A à un point B, est-il bien nécessaire de décrire dans le détail chaque pièce, chaque couloir, chaque porte au risque de casser le rythme ? Et j'avoue, le rose aux joues, avoir lu parfois en diagonale quelques descriptions pour en arriver à l'essentiel - suspense oblige ! (Je croise les doigts pour que mes élèves ne lisent pas mon article car j'aurais bien du mal à leur faire aimer Balzac après ça!)
Un très bon moment de lecture en tout cas !




jeudi 12 juillet 2018

Je te protégerai de Peter May


Éditions du Rouergue
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Bon, allez, en ce début d'été, je vous emmène dans l'archipel des Hébrides et plus précisément sur l'île de Lewis et Harris (nord-ouest de l'Écosse) : un vol Paris - Stornoway via Manchester et Inverness - pas de direct, vous croyez quoi, vous ? Et n'allez pas oublier la polaire, l'épais coupe-vent et les bonnes chaussures de marche, voire les bottes. Prêt ? C'est parti ! (J'ai évidemment réservé au Crown Hotel de Stornoway – pour l'arrivée, car après : camping !)
Même si le roman commence à Paris - et vous découvrirez tout seul pourquoi - c'est essentiellement sur cette île du bout du monde que nous promène Peter May. Et quelle balade ! Cet auteur a vraiment le don de nous immerger (à prendre au pied de la lettre!) dans un lieu, une atmosphère, des traditions et, il faut bien le dire, c'est ce que j'ai préféré dans ce roman !
En effet, ce Peter May a toute une palette de mots pour décrire les mille nuances de la mer tourmentée, les vents formidables qui décoiffent landes, bruyères et tourbières, les pluies insensées et les tempêtes extraordinaires, les multiples reflets du soleil sur les nuages : tout est lumière, couleur, souffle, tout est changement, transfiguration, métamorphose. Le grand soleil peut disparaître en un clin d'oeil et laisser place à des vents violents, des vagues rageuses et une terre boueuse sur laquelle il devient impossible d'avancer.
La sensation de vivre semble être multipliée à l'infini sur ces îles, tellement la nature est là dans toute sa puissance et sa force et l'on se sent petit, très petit même, face à une telle fureur !
Et Peter May place tous nos sens en alerte : on sent l'odeur de la mer et du vent ! Je me suis régalée de ces éléments en furie d'autant que je n'avais pas à les vivre, vautrée que j'étais dans mon lit ou ma chaise longue. Voilà à quoi sert la littérature : nous transporter et c'est certain, je l'ai été avec ce texte !
Après les paysages, les traditions et les coutumes qui font l'identité d'un pays : vous allez être plongé dans l'univers du tissage et de la fabrication des textiles, le Harris Tweed ou le Ranish Tweed, les anciennes fabriques de Shawbost et de Carloway, les vieux métiers à tisser comme le Hattersley remplacé par le Griffith double largeur, sans parler des tisserands et de leurs gestes ancestraux. Écoutez donc : « Le tissu était doux, somptueux, presque sensuel sous mes doigts. Mais c'étaient ses couleurs qui me fascinaient le plus. - C'est magnifique. Ça me fait penser à la découpe de la tourbe sur Pentland Road par un jour ensoleillé. Toutes ces teintes différentes. Les premières nouvelles pousses au milieu des herbes de l'hiver. Vert et rouge. Le brun des racines de bruyère, le bleu du ciel qui se reflète dans tous ces petits trous d'eau. » Pure poésie, non ? L'auteur précise d'ailleurs, en exergue, que « Le Harris Tweed est le seul tissu au monde à être décrit par une loi du Parlement. Cette loi de 1933 le définit ainsi : « Tissé localement à la main par les habitants des Hébrides extérieures, fini sur le sol des Hébrides extérieures, fait de pure laine vierge teinte sur le sol des Hébrides extérieures. » C'est clair, non ? Une espèce de super Label Rouge quoi !
Plus anecdotique par rapport au sujet principal de l'histoire mais néanmoins très amusante, j'ai beaucoup aimé l'évocation de la tradition du vol de portail le soir d'Halloween! Un truc comme ça, ça ne s'invente pas ! 
Et puis, il y a la langue : d'abord, dès le début, une page sur « la prononciation des mots gaéliques » : exemple « Amhuinnsuidhe » se prononce « av-anne-soué ». Répétez après moi ! Facile, non ? Allez, pas de frayeur, je suis tellement douée pour les langues que j'ai très vite abandonné et me suis fait un petit gaélique perso et tout s'est très très bien passé ! Ah, cette langue, elle fait vraiment partie du dépaysement : la mamaidh, les midges (beurk), le bothag, le machair, les balanisrachs, la tairsgear et n'oublions pas les noms propres : les Macfarlane, Ruairidh (personnage principal) qu'il faut prononcer Rou-are-i.
Découvrir cet univers m'a ravie, really ! Un vrai voyage dans l'espace et le temps que l'on retrouve immanquablement dans les romans de Peter May...
Maintenant, l'intrigue : bien sûr, il s'agit d'un roman policier dans la mesure où il y a une enquête mais on sent qu'au fond là n'est peut-être pas l'essentiel. Bon, deux mots, pas plus : Ruairidh et sa compagne Niamh, fondateurs de l'entreprise de tissu Ranish Tweed, sont venus à Paris pour participer au salon Première Vision. Mais Niamh soupçonne son mari d'avoir une liaison avec la créatrice russe, Irina Vetrov. C'est d'ailleurs une information qu'elle vient de recevoir via un mail anonyme. Alors, lorsque son mari lui annonce qu'il se rend à une réunion chez Yves Saint Laurent, elle a des doutes, le suit et tente de le rattraper… sans savoir que, dans quelques minutes, son destin va prendre un chemin imprévu et totalement basculer. STOP, pas plus - j'aurais peur que vous m'étrangliez! Comme je vous le disais, si je n'ai pas lâché mon bouquin avant de savoir le nom de l'assassin, preuve que le suspense est là et que ça marche, au fond, l'intrigue me semble être le prétexte à la découverte des hommes qui habitent cette terre, des paysages qui sont les leurs, des coutumes qu'ils respectent encore : c'est toute une époque, finalement, qui nous est racontée à travers l'histoire de Niamh et de Ruairidh, personnages dont on découvre petit à petit le passé et la vie sur cette île où chacun garde ses secrets et ses rancoeurs.
C'est certain, je n'oublierai jamais la maison de Ruairidh et et Niamh et les vues imprenables qu'elle offre sur l'océan les soirs de tempête, je la garderai longtemps au fond de moi comme un petit refuge du bout du monde…

Si vous êtes prêt pour l'embarquement, c'est parti ! Vous allez voir, ça va décoiffer !

                              


dimanche 8 juillet 2018

Dans les angles morts d'Elizabeth Brundage


Éditions Quai Voltaire/ La Table Ronde
★★★★★ (J'ai adoré)

Voici un roman qui m'a rappelé de délicieuses heures lorsque adolescente, plongée dans la lecture de Rebecca de Daphné Du Maurier, j'oubliais tout du monde qui m'entourait. Cette sensation vous fait un effet « petite madeleine » ? Vous rêvez d'entrer de nouveau dans un univers étrange et mystérieux (les vacances et leur temps sans contraintes s'y prêtent merveilleusement bien) ? 
Alors, sans aucun doute, Dans les angles morts est pour vous, car il y a du Rebecca dans ce récit fascinant d'Elizabeth Brundage d'une puissance romanesque à couper le souffle (oui, la métaphore est un peu usée mais tant pis, j'assume!)
Je vous explique : un jeune couple de New-Yorkais, les Clare, souhaitant quitter leur appartement exigu et cher, s'installe avec leur fille, Franny, dans une ancienne bâtisse, la ferme des Hale, vendue aux enchères pour une bouchée de pain. Quelle chance de pouvoir profiter de ce lieu unique où la vue sur la campagne est digne des plus beaux tableaux du XIXe !
Qui sont ces Hale ? Des fermiers qui firent faillite. Après avoir vendu tout ce qu'ils pouvaient vendre, ils se suicidèrent dans leur ferme, laissant trois jeunes garçons : Cole, Eddy et Wade qui furent élevés par leur oncle.
Or, lorsque les Clare prennent possession de leur nouvelle demeure, le mari, George, ne souhaite pas que Catherine soit informée de la mort tragique qui a eu lieu précisément là où ils comptent démarrer une vie nouvelle, pleine d'espoir. Pour lui, ces événements appartiennent au passé mais il sait que pour sa femme, plutôt nerveuse, assez sensible et un brin dépressive, cette information lui ferait à coup sûr renoncer à cet achat.
Leur vie commence donc dans cet univers qui leur est complètement étranger : tandis que George part à l'Université où il enseigne l'histoire de l'Art, Catherine, qui a abandonné à contrecoeur son métier de restauratrice de fresques murales, se familiarise tant bien que mal avec des lieux qu'elle trouve d'autant plus oppressants qu'elle a l'impression que la maison est encore habitée...
Or nous savons d'emblée, dès les premières pages du roman, que Catherine sera retrouvée morte dans son lit, assassinée, une hache enfoncée dans le crâne…
Qui a pu tuer cette femme douce et généreuse qui ouvrira sa porte aux enfants Hale, leur donnant à manger, confiant sa fille à l'un d'eux ou leur proposant de repeindre la façade de la maison pour qu'ils se fassent un peu d'argent ? Difficile d'ailleurs pour ces jeunes de reprendre contact avec cette maison qui fut celle de leur enfance et de leur bonheur...
C'est dans un très long retour en arrière que l'auteur fera le portrait minutieux de ce couple, les Clare, qui espère vivre mieux loin de la ville, dans des paysages qui ressemblent fort aux tableaux de Frederic Church ou de Thomas Cole, peintres de l'école de l'Hudson que monsieur George Clare affectionne particulièrement et dont il parle souvent à ses élèves de l'Université privée de Chosen. Mais si ce dernier semble heureux de vivre un peu retiré du monde, Catherine souffre de sa solitude et ce qu'elle va découvrir petit à petit est loin de la rassurer.
Le traitement des personnages principaux est particulièrement bien soigné et leur analyse très détaillée, et il en va de même pour les personnages secondaires décrits de façon minutieuse, par petites touches, ce qui leur confère beaucoup d'épaisseur psychologique.
Au fond, ce roman interroge sur la complexité des êtres : se résument-ils à l'image qu'ils donnent d'eux-mêmes, une image en trompe-l'oeil, ou cachent-ils ce qu'ils sont vraiment jusqu'à ce qu'un jour la vérité éclate dans la pire des violences ? De l'ambiguïté des êtres et de leur mystère…
Entre thriller littéraire (quelle écriture magnifique et quelle construction au cordeau !) et roman d'analyse, Dans les angles morts est un texte totalement envoûtant où se mêlent secrets, non-dits et silences pesants. La mort est là, dans chaque angle, sous chaque mot. Elle se tient là, tapie, et quand on s'y attend le moins, elle s'abat violemment sur ceux qui n'ont pas su la voir venir ou n'ont pas eu le temps de fuir…
Une vraie tragédie dont nous sont très progressivement dévoilés tous les rouages, si minuscules soient-ils.

Si vous souhaitez revivre de belles heures de lecture hors du monde… partez pour la ferme des Hale… Pas sûr que vous en reviendrez indemnes !

        






lundi 2 juillet 2018

Cette nuit de Joachim Schnerf


 Éditions Zulma

Salomon sera seul cette année pour fêter Pessah, la Pâque juive. Enfin seul… avec toute sa famille : ses deux filles, Michelle et Denise, ses deux gendres, Patrick et Pinhas, ses deux petits-enfants, Samuel et Tania. Seul ? Oui, sa femme, Sarah, est morte depuis deux mois. Des images de l'enterrement hantent l'esprit du vieil homme, encore étonné, le matin, au réveil, de ne pas la sentir auprès de lui.
Il va devoir se ressaisir car ce soir, il se doit d'assumer son rôle de patriarche, ne serait-ce que pour que ses filles ne gâchent pas la fête en s'étripant, comme elles ont coutume de le faire si souvent !
Il sera là pour diriger ces deux soirées de Seder (l'anniversaire de la Sortie des Juifs d'Égypte) et raconter, étape par étape, dans un cérémonial bien ordonné et parfaitement réglé comme il est écrit dans la Haggada - respect des rites oblige - l'histoire du peuple juif, autour de plats qui se succèdent un à un : verres de vin, légumes trempés dans de l'eau salée, pain plat (la Matsa), herbes amères, raifort, salade...
(Merci au passage pour cette magnifique initiation aux rites judaïques que je ne connaissais pas et qu'on a le sentiment de partager à la lecture de ce texte !)
Mais sans Sarah, ce soir, ce ne sera pas la même chose.
Et pourtant, il ne pourra certainement pas s'empêcher de lancer quelques « blagues concentrationnaires» bien déplacées, sa spécialité, qui faisait crier Sarah ; ses filles se disputeront, l'une pleurera ; les enfants poseront des questions et observeront avec intérêt et un brin d'ennui, maintenant qu'ils ont grandi, ces rites qu'ils vivent chaque année.
En attendant, à l'aube de ce grand jour, seul dans son lit, Salomon revisite son passé : sa rencontre avec Sarah, la naissance de ses filles, ses angoisses de père… De souvenirs lointains en impressions encore très vives, de rêveries éveillées en errances de la pensée, Salomon raconte ce que fut sa vie, de sa déportation à Auschwitz à ses dernières années auprès de la femme qu'il aimait.
On sourit, on rit parfois de scènes qui frôlent la comédie mais le plus souvent, c'est l'émotion qui nous gagne car on sent entre les lignes tout l'amour de cet homme pour sa femme, sa famille, la vie qu'il va bientôt quitter.
Ce soir, pense le vieil homme, ils devront aussi parler de cet héritage qu'a laissé Sarah : achèteront-ils une maison où se retrouver tous ? Arriveront-ils à se mettre d'accord ?
Michelle arrivera bientôt pour l'aider à préparer le repas… Il va devoir se lever… Son souffle est court, sa respiration difficile… Aura-t-il la force, le courage d'assumer ce rôle qu'il a toujours tenu ?

Un très beau texte, d'une extrême sensibilité : le récit poétique et plein d'émotion d'une magnifique histoire d'amour, celle d'un vieil homme qui sait, au fond, qu'il est bien difficile de survivre à ceux qu'on aime...