Éditions Stock
★★★★☆
Un
projet d'écriture qui tient de la performance - au sens artistique
du terme, bien sûr - quoique… Afin d'échapper à une histoire
d'amour qui s'essouffle un peu, la narratrice décide d'aller
jusqu'au bout de ses désirs via un personnage littéraire qu'elle
nomme Madame X. Elle va confier à certaines de ses amies, devenues
des muses, l'action même de son roman en leur demandant de lui
donner des missions que son personnage mettra en œuvre. Enfin, pour
que tout ceci devienne un récit, elle décide de rencontrer un
psychanalyste auquel elle racontera dans le détail les tribulations
de son personnage.
Comme
je vous le disais en ouverture, un projet qui tient de la
performance...
Le
but ? : vivre par procuration des choses qu'on n'oserait
peut-être pas réaliser dans la vraie vie, autrement dit, aller au
bout de ses désirs par le truchement d'un être de fiction, explorer
l'inconscient féminin à travers un personnage, une espèce de
double qui finira, vous l'imaginez bien, par se confondre
complètement avec le je de la narratrice - je certainement très
autobiographique…
Alors,
concrètement, ça donne quoi tout ça ?
J'ai
vécu ce texte comme une rencontre, une étrange rencontre même :
celle d'une femme, Sinziana Ravini, critique d'art, commissaire
d'exposition, enseignante en esthétique. Des références, elle en
a. Dans tous les domaines, semble-t-il. Elle a lu Freud, Lacan,
Sade, Goethe, Mann et tant d'autres... Elle fréquente des auteurs,
des philosophes, des artistes (Pierre Huygues qu'elle admire
beaucoup), des professeurs, des chercheurs, des musiciens. Elle
voyage sans cesse, revient, repart, se livre à une multitude
d'expériences, se déguise, se bande les yeux, se déshabille, se
masque, jouit, fabrique du pain, vole une Bible, expérimente
l'hypnose, se masturbe, lit Sainte Thérèse, participe à des
soirées étranges, se parfume, prépare des cours qui ont pour
sujet : « L'art d'errer dans l'inconscient à
travers l'art», se fait enchaîner, part élever des chèvres,
rit, pleure, s'initie aux rites francs-maçons, achète un crocodile
empaillé, fait une retraite spirituelle dans l'abbaye de Sénanque,
organise des dîners-performances...
Elle
se plie aux suggestions de celles qu'elle nomme ses
« marionnettistes », des femmes qui sont
écrivains, philosophes, psychanalystes, artistes, des Jean de Berg,
Fabiola, Titania, Jade, Frida, Héméra, Méphistophéline (qui se
cache derrière ces pseudos ? Des Catherine Millet /
Robbe-Grillet ?) … Elles lui disent ce qu'elle doit faire.
« On n'a peut-être pas le droit de tout faire, mais on a
quand même le droit de tout imaginer » lui rappelle l'une
d'entre elles. Vers quels mondes ces guides vont-elles la mener ?
Vont-elles l'émanciper ou la manipuler, lui ouvrir la voie vers
l'accomplissement de son désir ou bien la retenir prisonnière ?
Elle
résume sa situation en deux mots : « Je désire tout,
donc rien » et est tentée (pour lui donner un sens?) de
transformer sa vie en œuvre d'art. Il y a du Sophie Calle chez
Sinziana Ravini à tel point que son psychiatre lui dit : « Ce
n'est pas ce que vous vouliez ? Abolir la différence entre le
vrai et le faux ? » Oui, c'est exactement cela mais
l'entreprise est plutôt risquée !
On
la sent fragile, sensible, perdue, s'interrogeant devant la
tapisserie de la dame à la Licorne qui porte l'inscription « à
mon seul désir ». Elle est comme cet oiseau tombé de son
nid qu'elle ramasse et finit par enterrer. On sent qu'elle a peur,
qu'elle frôle sans cesse le vide, chute, se relève, repart. Elle a
peur du vide mais ne peut s'empêcher de s'approcher du bord de la
falaise. Encore une fois, l'expérience est risquée. On peut se
perdre à vouloir mieux se retrouver.« J'ai peur de devenir ce personnage que j'ai
inventé», personnage qui devient une espèce de « compagnon
de voyage », toujours présent pour rassurer celle qui part,
qui fuit mais revient toujours.
Elle
qui est si différente de son mari, Vincent. Celui qu'elle cherche,
quand elle rentre dans l'appartement. Quelle association ! Elle,
si romanesque, fantasque, plongée dans un monde irréel peuplé de
femmes préraphaélites aux cheveux longs et de boudoirs éclairés à
la bougie, elle du côté du clair-obscur, lui qui s'épanouit dans
la lumière du monde. Très carré, très pragmatique, très terre à
terre. Deux univers.
Quand
elle se plaint de la panne de son ordinateur, il lui dit : « C'est
très bien. Cela te permettra de revenir à la réalité.» Il
m'a fait rire, Vincent. « Avec toi, plus rien ne m'étonne»
lui répète-t-il souvent. Et ses remontrances perpétuelles :
«Vincent commente ma manière de manger un croissant : « En
France, on ne met pas du beurre et de la confiture sur un croissant
sans l'avoir d'abord coupé en deux », mes chaussures : « On
ne se promène pas en talons dans les montagnes », ma nouvelle
robe en cuir noir : « Ce n'est pas un peu
... trop ? », ma nausée dans la voiture lorsqu'on visite
trois maisons avec un agent immobilier qui conduit comme s'il avait
volé le véhicule : « On ne partage pas son mal-être
avec les autres », la distance trop courte entre ma chaise
longue et la piscine de l'hôtel : « Tu n'es pas
seule sur terre », mon souhait de manger bien cuit au
restaurant le soir : « Tu ne vis plus en Roumanie »
(elle est suédoise, d'origine roumaine), ma réflexion sur les
peintures de Gainsborough auxquelles les marronniers de la vallée me
font penser : « Tu ferais bien de revenir un peu à
notre temps » et mes livres sur la sexualité
féminine : « Est-ce qu'il t'arrive de penser à
autre chose qu'au sexe? Je ne comprends pas pourquoi tu t'y
intéresses autant. Tu t'y connais aussi bien qu'en volley-ball
suédois. » Terre de contrastes...
Comme
lui dit très justement son psy : « Votre monde
imaginaire a du mal à s'accorder avec votre monde réel, mais votre
mari vous ramène toujours à la réalité. » L'empêcheur
de rêver en rond, l'empêcheur vers lequel elle revient sans cesse.
L'amour ? Car il faut bien que cet attachement porte un nom...
Il
la traite d'hystérique, la rabaisse constamment, va jusqu'à lui
dire qu'elle « n'existe pas ». Ne souhaite-t-elle pas,
par cette folle agitation, lui prouver le contraire ? Est-il
celui qu'elle cherche ou bien celui qu'elle fuit ?
Souhaite-t-elle
échapper à la figure littéraire qui l'effraie certainement le
plus, celle de Madame Bovary, celle d'une femme qui n'est pas allée
jusqu'au bout de ses désirs et n'a trouvé comme échappatoire que
la mort ?
Quelles
douleurs de l'enfance veut-elle oublier, elle qui a vécu chez ses
grands-parents paternels pendant que ses parents « fitzgeraldiens »
faisaient la fête ou voyageaient...
Où
va la mener cette errance, ce tourbillon, cette folle agitation ?
« Je ne suis pas à la recherche d'une chambre à soi, cela
ne me suffit pas, mais à la recherche d'un monde à moi.»
À force de s'éparpiller, va-t-elle se perdre ou se retrouver ? À force de demander aux autres des tâches à accomplir, va-t-elle se
libérer ou au contraire s'enfermer ? « La soumission à
laquelle je me suis pliée est-elle compatible avec ma quête de
liberté? » s'interroge-t-elle. Où est ce monde qu'elle
recherche où « spiritualité et extase physique ne feraient
qu'un » ? Existe-t-il ? Où vont la mener ces
vies parallèles, ces transgressions ? Vont-elles l'aider à se
retrouver ou vont-elles mieux la perdre ?
Oui,
j'ai fait une belle rencontre et me suis attachée à ce personnage
fantasque et fragile, avide d'assouvir ses désirs. Je l'ai suivie
dans des sentiers escarpés où je sentais qu'à tout moment elle
risquait de chuter (m'entraînant peut-être avec elle!) J'ai eu peur
pour elle (et pour moi!) Elle m'a, le temps d'une lecture (pour plus
longtemps?), conduite dans des mondes fascinants et dangereux où je
n'étais pas forcément prête à aller (n'est-ce pas là la
définition même de la séduction?) Tandis qu'elle avançait dans
l'ombre de son personnage, je m'aventurais sous sa protection dans
ces contrées inconnues… Belle mise en abyme…
Suivre
le chemin qui mène à la liberté et le montrer aux autres alors que
l'on a peur de s'y perdre soi-même… Il faut être femme pour avoir
autant de courage et prendre autant de risques, n'en déplaise à
monsieur Vincent qui ferait bien de lâcher prise lui aussi pour
tenter de trouver un peu de vérité. Il a un guide de choix, qu'il
en profite !