lundi 30 janvier 2017

Article 353 du code pénal de Tanguy Viel


 Éditions de Minuit

Ah, en voilà un grand, un très grand, très fort, très beau aussi, un qu’on n’oublie pas parce que les mots du personnage principal résonnent encore dans notre esprit bien longtemps après qu’on a fini le livre.
Ces mots, ce sont ceux de Martial Kermeur et celui à qui ils sont destinés, c’est un juge qui veut comprendre pourquoi cet ancien ouvrier spécialisé de l’arsenal de Brest, licencié depuis peu, comme beaucoup d’autres gars du coin « en trois ans ils avaient divisé le personnel par cinq », a balancé par-dessus bord, lors d’une gentille partie de pêche, un certain Antoine Lazenec.
Volontairement ? Oui, oui, tout ce qu’il y a de plus volontaire. Il l’a regardé un peu s’agiter dans l’eau, bien alourdi par le poids de ses vêtements, et puis, il l’a laissé, il a mis les gaz, est rentré au port et a attendu bien tranquillement que la police vienne le chercher.
Un meurtre donc ? Oui, sans aucun doute, un meurtre. Et le juge aimerait comprendre ce qui s’est passé dans la tête du gars Martial pour qu’il en arrive là, lui qui n’a jamais eu affaire à la police.
Alors, Martial va demander l’autorisation de tout expliquer, en reprenant depuis le départ car c’est l’unique façon de se faire comprendre : tout dire. « Depuis le début, monsieur Kermeur, depuis le début » l’invite le juge qui semble lui aussi vouloir prendre son temps.
Elle est étrange l’impression que ressent Kermeur ce matin-là alors qu’il est devant le représentant de la justice : soudain, il se sent « à sa place ». Oui, « à sa place », comme s’il avait fait ce qu’il avait à faire. Presque soulagé.
Immédiatement, il prévient : « Une vulgaire histoire d’escroquerie, monsieur le juge, rien de plus. » Non, c’est vrai, rien de plus, mais quand même de quoi bousiller une vie, enfin, des vies.
Quand ils l’ont vu arriver sur leur presqu’île, le gars Lazenec, Antoine Lazenec, avec ses chaussures à bout pointu, ses projets et son mot « potentiel » qui réchauffait tous les cœurs, ça a été soudain comme une bouée qu’on leur aurait jetée et qu’ils ont attrapée avidement, sans trop réfléchir, parce que des gars comme Lazenec, il n’en arrive pas tous les jours dans ce bout du monde. Alors ils lui ont sauté dessus, le maire en premier. Il était fier, Le Goff, d’avoir trouvé un gars comme ça avec des mots comme « complexe immobilier », « parc résidentiel », « station balnéaire » plein la bouche. Des bonbons, ces mots…
Alors, Martial Kermeur va parler au juge, longuement, très longuement : « Mais alors laissez-moi raconter mon histoire comme je veux, prévient-il, qu’elle soit comme une rivière sauvage  qui sort quelquefois de son lit, parce que je n’ai pas comme vous l’attirail du savoir ni des lois, et parce qu’en la racontant à ma manière, je ne sais pas, ça me fait quelque chose de doux au cœur, comme si je flottais ou quelque chose comme ça, peut-être comme si rien n’était jamais arrivé ou même, ou surtout, comme si là, tant que je parle, tant que je n’ai pas fini de parler, alors oui, voilà, ici même devant vous il ne peut rien m’arriver, comme si pour la première fois je suspendais la cascade de catastrophes qui a l’air de m’être tombée dessus sans relâche, comme des dominos que j’aurais installés moi-même patiemment pendant des années, et qui s’affaisseraient les uns sur les autres sans crier gare. »
Comme le juge, nous écoutons Kermeur raconter son histoire : ce sont les mots (faussement simples d’ailleurs) d’un homme simple, usé par la vie, un homme qui n’en peut plus de se taire et d’encaisser et de voir que rien ne se passe, rien ne bouge. Les injustices demeurent impunies, les criminels se désaltèrent aux terrasses des cafés, se baladent tranquillement mains dans les poches ou vont pêcher le homard dans leur « Merry Fischer » qu’ils ont payé cash. Limite si on ne leur déroule pas le tapis rouge.
Alors, Kermeur parle face à son juge, face à nous-même, déballe tout, hésite parfois, se reprend, se corrige, précise sa pensée, ose quelques images pour mieux se faire comprendre. Et là, on est cloué, saisi, scotché par la force, la fulgurance de son propos, sa poésie même, par la terrible densité de ses paroles qui nous touchent en plein cœur parce qu’elles disent de façon poignante l’absolue détresse des « petits », des « gens de peu », de ceux qui n’ont rien et à qui on enlève tout, même la dignité.
Dans le souffle puissant du gros temps breton, tout ressemble soudain à une tragédie : l’unité de lieu, de temps, d’action et le long monologue-confession d’un homme dont on partage le dernier sursaut nous serre le cœur profondément et durablement.

Magistral et terrible !

vendredi 27 janvier 2017

Le Chronométreur de Pär Thörn


Quidam éditeur
traduit du suédois par 
J. Lapeyre de Cabanes

C’est l’histoire d’une vie : chapitre 1 : « A ma naissance, j’ai une espérance de vie de soixante-treize ans. » Une vie comme un espace-temps à combler, une espèce de fulgurance dont il faut tenter de faire bon usage. Enfin, chacun fera comme il pourra.
Le narrateur – un homme sans nom - chronomètre tout depuis sa tendre enfance : le sport, à l’école, refusant d’arrondir les chiffres malgré la pression de ses camarades, puis, en grandissant, il mesure le temps qu’il faut pour franchir une volée de marches, faire bouillir de l’eau, confectionner un gâteau et le manger. Une vraie passion quoi.
Parfois, il se pose des questions existentielles mais pas très souvent, c’est mieux : « Pourquoi  est-ce toujours pareil ? »
Logiquement, adulte, il trouve enfin son métier, ce pour quoi il est fait, une vraie vocation : chronométreur. Il lui faudra surveiller (sans les déranger pour autant) les moindres gestes, les  mouvements infimes des travailleurs qui l’observent d’un œil noir.
Certains d’ailleurs le surnomment « chronobite », d’autres lui demandent : « - Tu chronomètres aussi quand tu chies ou quoi ? »
Il faut comprendre, l’entreprise ne peut se permettre de perdre du temps, car le temps, c’est de l’argent (Time is money) disait Benjamin Franklin.
Alors, il convient, pour être tout à fait sérieux et à la hauteur de la tâche qui lui incombe, de faire clairement la différence entre travail et temps libre. Heureusement, une conférence en Pologne avec la Société tayloriste va l'aider à résoudre des problèmes fondamentaux : est-ce que se gratter la jambe est une micropause ou un geste nécessaire à la poursuite d’un travail efficace ? Et puis, « Est-ce que ce qui est une micropause en Pologne est une micropause en Suède et inversement ? » A l’heure de l’Europe, c’est important de faire comme les voisins…
Ça occupe, ce genre de questions, ça fait réfléchir, tandis que le temps passe et que « le lundi devient mardi. Le mardi devient mercredi. Le mercredi devient jeudi. Le jeudi devient vendredi. »
Le responsable du département de chronométrage, Roland Hedåker, pour tuer le temps, donne des noms aux couloirs : l’un s’appelle « Pologne », l’autre « Flandre », un autre encore : « Närke ». Ne prenez pas ça comme une échappatoire « mais comme une façon de créer du bien-être, et ainsi de la joie au travail, et ainsi un accroissement de la productivité. »
Donc, quand il se « déplace dans les frontières de Närken, les eaux du lac Hjälmaren bruissent dans ses veines. », dans le couloir nommé « Flandre », il « respire un parfum de pralines grillées et de gaufres. »
Vous n’y aviez visiblement pas pensé… Essayez dès lundi ! (Testez peut-être avant d’en parler aux collègues.)
Un court roman, aussi court qu’une vie, un texte satirique, inventif et cinglant sur une société complètement absurde où les mots « rendement », « compétitivité », « rentabilité » guident le monde, façonnent les esprits, maltraitent les corps, plongeant les hommes dans un océan de vacuité et de désespoir qui finira bientôt par les engloutir dans un néant absolu, remplacés qu’ils seront à plus ou moins long terme par les machines : « Dans un monde très proche, se dit très lucidement le narrateur, je surveillerai probablement davantage de machines que d’hommes. »
L’écriture est froide, neutre. Elle est de l’ordre du constat, du rapport qu’on pose sur un bureau. Un bilan. Ni sentiments, ni émotions. Enfin, le moins possible, on n’est pas là pour ça.
On rit mais l’humour est noir, glaçant, grinçant. Le comique de répétition tourne à l’angoisse et à la folie comme dans ce chapitre 62 où les mots bégaient, se superposent presque, s’entassent, s’accumulent, vides de sens, dénués de vie et d’âme, comme pris dans une spirale sans fin : « Les heures les heures les heures les heures s’ajoutent aux heures aux heures aux heures aux heures. Les mois les mois les mois les mois s’ajoutent aux mois aux mois aux mois aux mois. Les années les années les années les années aux années aux années aux années aux années. »

On aimerait se dire que ce récit n’est qu’une fiction…

mercredi 25 janvier 2017

Bondrée d'Andrée A. Michaud


  Éditions Rivages

La magnifique couverture de ce livre représentant un lac entouré de conifères plongés dans une brume épaisse m’attirait irrésistiblement.
Et je n’ai pas été déçue, oh non, bien au contraire : tout ce que j’aime dans le roman noir se trouvait au rendez-vous : une intrigue bien ficelée, des personnages attachants avec une vraie épaisseur psychologique (ah ! l’inspecteur Stan Michaud, bien persuadé qu’ « aucune pierre ne dévale au bas d’une colline sans qu’un homme l’y ait poussée »), des lieux décrits avec minutie, lieux connus certainement de façon très intime par l’auteur, et qui plongent immédiatement le lecteur dans une atmosphère mystérieuse et envoûtante.
Enfin, une écriture magnifique, une langue à la fois poétique, onirique, sensible et capable de transcrire, à travers son rythme et ses mélanges d’anglais et de français, la folie de cette jeunesse qui, à l’été 67, se trouve en vacances au bord de ce lac situé aux confins du Québec, à la frontière du Maine.
Des chalets, des tentes, des barbecues, des chaises longues et des familles heureuses de quitter la ville pour vivre en pleine nature pendant un mois ou deux. Un mélange joyeux d’anglophones et de francophones partageant allègrement leurs mots et leurs mets.
Voilà Bondrée « territoire où les ombres résistent aux lumières les plus crues, une enclave dont l’abondante végétation conserve le souvenir des forêts intouchées qui couvraient le continent nord-américain il y a de cela trois ou quatre siècles. »
On disait qu’autrefois, dans les années 40, pour fuir la guerre, un trappeur du nom de Pierre Landry s’était installé à Boundary Pond. Il n’avait pas vu d’un bon œil l’arrivée des vacanciers et s’était enfoncé davantage dans la forêt pour être tranquille. De loin, il observait une femme à la peau claire qui aimait se rafraichir dans le lac, il la trouvait belle. On n’avait jamais bien compris pourquoi on l’avait retrouvé pendu dans sa cabane mais depuis on disait qu’il hantait les lieux…
En tout cas, la Zaza, Elisabeth Mulligan et son acolyte Sissy Morgan, dans leur insolence, se moquaient bien de toutes ces histoires, des légendes débiles qui les faisaient hurler de rire : elles étaient jeunes, belles, se maquillaient, fumaient, portaient des shorts courts, sentaient la pêche et le muguet, dansaient le rock’n’roll, embrassaient les garçons.
C’était l’été de Lucy in the sky with Diamonds, le « Summer of love » pour les filles, les inséparables, que l’on voyait se dandiner, se jeter dans le lac en criant, courir comme des dingues en pouffant de rire et en jurant, lolitas ivres de vie et de soleil. Un bel été, prometteur, un été de folie qui s’ouvrait à elles. Go, go, Zaza, run, run,  Sissy !
Evidemment, je n’en dirai pas plus, roman policier oblige. Je conseille d’ailleurs, pour conserver le suspense intact, de ne pas lire le résumé sur la quatrième de couverture. C’est toujours trop bavard, ces choses-là.

Croyez-moi sur parole : vous allez vous ré-ga-ler. J’avoue que j’aurais presque envie de me replonger dans les bois de Bondrée pour entendre les piaillements de l’effraie et voir passer la queue rousse du renard. Mais je me retire et vous laisse la place… Mais attention, restez prudent tout de même… 

lundi 23 janvier 2017

Prendre les loups pour des chiens d'Hervé Le Corre


  Éditions Rivages

J’avais lu ici et là de très bonnes critiques sur ce livre et j’avoue que les trois T Télérama ont achevé de me convaincre.
Je viens de finir ce roman noir et si je me sens peut-être un peu moins enthousiaste que certains, je reconnais que ce livre a des qualités littéraires évidentes.
Le sujet : un jeune homme, Franck, sort de prison où il vient de purger une peine de cinq ans pour un braquage qu’il a commis avec son frère, Fabien. C’est la compagne de ce dernier qui vient le chercher à sa sortie de prison : son frère est « pour affaires » en Espagne. Cette femme très séduisante s’appelle Jessica et elle attire irrésistiblement Franck.
Elle l’emmène dans une maison entourée de pneus crevés et de carcasses de voitures, vers Langon, dans le sud de la Gironde, où elle vivote avec ses parents « Les Vieux » et sa fille Rachel qui ne dit rien et observe, mutique, le monde qui l’entoure. Un chien noir rôde sans cesse, menaçant. « Franck se demandait comment on pouvait habiter ici, loin de tout, et il eut peur de ce désert hérissé de troncs noirs d’où surgissait parfois un bosquet rond et touffu de chênes tassés les uns contre les autres, survivants sur un pré funèbre planté de hallebardes après une bataille. »
C’est l’été et l’auteur réussit parfaitement à nous faire vivre cette impression d’étouffement que ressent Franck chez ces gens qui lui ont laissé une caravane - autre espace clos - où loger en attendant le retour du frère.
Les journées passent, l’air est de plus en plus irrespirable, la chaleur accablante et chacun s’observe, s’épie, dans le silence… Franck sent « quelque chose dans l’air, comme un relent, la trace d’une ancienne puanteur qui empêchait parfois de respirer à fond. Rien à voir avec la prison. Il n’aurait pas su dire vraiment ce qu’il ressentait. »
Quelques bribes de conversations viennent réveiller des après-midi qui n’en finissent pas : les « Vieux » boivent bière sur bière, fument cigarette sur cigarette, Jessica pique des crises de colère contre sa fille muette puis disparaît soudain et Franck assiste en spectateur passif à des scènes qu’il ne comprend pas, jouées par des acteurs qui ne lui inspirent aucune confiance.
Et l’attente est longue, très longue, menaçante, sous tension. Peu de gestes, de mouvements. Difficile de respirer dans ce huis clos tragique et étouffant. Le temps semble suspendu, pas un souffle d’air.
L’auteur est absolument génial dans sa capacité à décrire cette attente qui n’en finit pas et ce silence pesant. Et c’est précisément cette habileté extraordinaire d’Hervé Le Corre à créer une atmosphère lourde comme du plomb chauffé à blanc qui m’a plu, bien davantage finalement que l’intrigue elle-même.
L’écrivain parle de la misère dans ce roman et de tout ce qu’elle charrie avec elle : drogues, trafics, violence et crimes, de la difficulté aussi de s’en extraire et de passer à autre chose, malgré toute la bonne volonté que l’on y met, comme un fleuve aux eaux nauséabondes qui entraînerait irrémédiablement vers la mort tous ceux qui tenteraient d’échapper à ses flots bouillonnants.
Pour être noir, c’est noir, bien glauque et ce noir a le visage d’un soleil implacable qui vous projette au sol et vous empêche de vous relever : impossible de respirer, d’avancer à découvert sous peine d’être cuit sur place. Chaque pas coûte. La description que fait Le Corre de ce monde est minutieuse, précise et juste. Il a du flair et voit clair. Aucun détail ne lui échappe. La violence est brute, entière et prête à tout.
C’est sordide, malsain au possible, écoeurant et diabolique. Pas d’éclaircie en vue, pas une once d’espoir ou alors, faut y croire fort…
Et l’on se sent cerné, sans échappatoire possible : pris au piège… comme un chien.
Limite si les hommes ont encore quelque chose d’humain en eux.
La misère, la vraie, matérielle et morale.

Seule l’orée de la forêt qui borde la maison apporte un peu de fraîcheur, encore faut-il oser s’y aventurer…

vendredi 20 janvier 2017

Ashley & Gilda Autopsie d'un couple de Lucien d'Azay


Éditions Les Belles Lettres

Dix jours sans écrire sur mon blog… Je suis ravie de vous retrouver ! Je devais finir un travail passionnant sur une œuvre essentielle de la littérature américaine, un grand, grand livre dont je vous parlerai bientôt : L’Éveil de Kate Chopin. C’est promis, je vous expliquerai pourquoi il faut ab-so-lu-ment lire ce chef-d’œuvre…
Figurez-vous que « Lire au lit » a eu UN AN, le 15 janvier…
Quand je me suis lancée dans cette aventure, j’avoue que je ne m’attendais pas à tout ce que j’ai vécu depuis la création de ce blog : des rencontres inoubliables avec des lecteurs toujours prêts à discuter de leur dernier coup de cœur (quel bonheur !), des rencontres aussi avec des auteurs (quelle émotion lorsque l’on découvre dans sa boite mail un petit mot de Claudie Hunzinger ou d’Alexandre Seurat), des échanges aussi avec des blogueurs passionnés, des éditeurs et des libraires qui aiment leur métier et qui parlent avec le cœur des œuvres qu’ils ont découvertes et qui les ont transportés.
Et puis, il y a les silencieux ou ceux qui ont essayé de laisser un message et qui, mystères de la technologie, n’y sont pas parvenus… je voulais vous dire à quel point votre passage sur mon blog me touche. Je sais que certains me lisent de très loin et ces liens qui se tissent entre ce que j’écris et ce que vous êtes me portent au quotidien et me donnent envie de continuer à vous dire ce que j’ai aimé, ce qui m’a touchée, à vous livrer aussi, par-ci, par-là, un peu de moi-même pour que vous y retrouviez peut-être un peu de vous-même…
Du fond du cœur, pour tout ce que vous m’apportez, MERCI, MERCI, MERCI à tous.
Je sens déjà que 2017 sera une année qui va nous réserver de délicieuses découvertes littéraires. Je repars avec vous, plus enthousiaste que jamais.
Passons une bonne année ensemble !
Allez, c’est parti !

Parlons pour commencer d’un livre étonnant qui m’a été conseillé par un libraire qui aime sortir des sentiers battus : Ashley & Gilda, Autopsie d’un couple de Lucien D’Azay.
Le projet de l’auteur m’a amusée : en effet, considérant que, ce n’est pas parce que l’on aime la peinture que l’on sait peindre et que l’on deviendra Vermeer ou Rembrandt, de la même façon, ce n’est pas parce que l’on aime vivre en couple que cela fonctionne… loin de là même. Autrement dit, un couple réussi est aussi rare qu’une œuvre d’art : non, l’amour conjugal n’est pas à la portée de tout le monde, loin s’en faut ! Et l’auteur de conclure : « la vie de couple me paraît un contresens ou une impasse, un « régime » contraire… à la condition humaine, tout au moins à long terme. »
Et pourtant, Lucien d’Azay nous avoue avoir rencontré un couple qui tenait du chef-d’œuvre, espèce de miracle absolu selon lui. C’est de ce couple qu’il va être question dans ce livre et de ce qui fait qu’ils ont réussi l’impossible.
Attention, Messieurs-Dames, prenez note…
Autant vous le dire tout de suite, Ashley et Gilda n’ont pas une vie comme vous et moi : premièrement, ils ne travaillent pas, enfin, pas vraiment (je veux dire, pas de lever à 6 h 30, boulot à 8 h, retour le soir serrés comme des sardines dans le RER vers 19 h, leçons des gamins, repas, linge…. Et rebelote le lendemain. Non ! Gilda est sculptrice et Ashley… tiens, j’ai déjà oublié ce qu’il faisait tellement on ne le voit jamais le faire… Ah oui, il est : conseiller éditorial. Bon.
Deuxièmement, ils ne partagent pas un foyer commun. Oh là là, grosse erreur à éviter absolument : CHACUN CHEZ SOI ! Lui habite Wimbledon et elle Florence. Je vous imagine déjà vous tordre de rire. Attendez, ils ont quand même pris un petit logement à Venise, enfin, une maison (oui, ils sont assez riches).
Là, ils ne font rien ou pas grand-chose : balades, expos, soirées, quelques réceptions.
Enfin, ils n’ont pas d’enfants. C’est vrai, ils se sont rencontrés tard. Donc : pas de courses de rentrée des classes, pas de leçons, pas de Macdo, pas d’allers et retours infinis les mercredis, pas de crises avec les portables, tablettes et autres écrans, pas de gueule à table et autres réjouissances (la liste est longue) que beaucoup connaissent.
En plus, ils sont beaux (vous aussi, je sais) et ils dansent furieusement bien (ah, vous aussi, d’accord). Bon, ce n’est pas pour vous décourager mais j’ai comme l’impression que nous sommes un peu loin du compte.
Alors, ce livre, qu’en penser ?
Eh bien, je dois l’avouer, je suis complètement tombée dans le panneau : ce couple m’a fas-ci-née. On est dans l’atmosphère de Gatsby le Magnifique : on les découvre, ils dansent magiquement, on les croise de nouveau, ils passent, pleins de mystère : ils sont un mythe, un mirage. Ils créent autour d’eux un monde féerique. Sont-ils réels, ont-ils existé ? L’auteur nous dit que oui, qu’il a changé les noms. J’ai l’impression que s’ils existent, ce sont des artistes. Ils ont du talent, celui d’être au monde le plus harmonieusement possible. Les gens qui les entourent participent à la construction de leur histoire miraculeuse, de leur légende insensée et magique, de l’énigme de ce qu’ils sont. J’ai lu en fait une magnifique histoire d’amour qui m’a plongée dans les ruelles labyrinthiques de Venise, où habite l’auteur. J’ai entendu beaucoup d’italien, non traduit, je le précise pour ceux que ça hérisserait. Je n’ai pas tout compris, loin de là, mais j’ai aimé avoir ce sentiment d’être ailleurs. Et puis, l’écriture est très soignée, il faut le dire…
Je n’oublierai pas Ashley et Gilda. Leur histoire m’a touchée. Je ne vous ai évidemment pas tout dit sur eux, je vous laisse les découvrir, tenter de les approcher.

A défaut d’être ce qu’ils sont, laissons-les nous entraîner dans cet élan qui fait leur force et qui peut-être, lui, est à notre portée : l’amour de l’autre.  

dimanche 8 janvier 2017

Ressentiments distingués de Christophe Carlier


 Éditions Phébus
Très belle illustration de couverture d'Héloïse Jouanard

Quelle prose délicieuse pour nous conter une histoire qui ne l’est pas moins…
Sur une île qui n’est pas nommée mais que l’on imagine aisément au large des côtes bretonnes, les habitants se mettent à redouter la venue de Gabriel, le facteur, celui qui fait si bien son travail, n’égarant jamais aucune lettre…
En effet, depuis quelque temps, ce sont des lettres anonymes qui pleuvent sur l’île. Théodore est le premier à en recevoir une, puis viendra le tour de Firmine, de Léocardie et de Pierre… Evidemment, les lettres ne sont pas signées, évidemment, on se met à soupçonner un peu tout le monde et surtout son voisin, d’autant qu’elles sont postées… de l’île.
Le corbeau est dans la maison et le poison s’immisce dans les veines…
On se méfie d’Irène qui vit un peu à l’écart ou bien d’Adèle qui sait toujours tout sur tout. D’ailleurs, on finit par se méfier un peu de tout le monde.
A vrai dire, ce ne sont pas des lettres bien méchantes : « Vous avez la plus belle maison de l’île. Serait-elle à vous si vous aviez toujours payé vos impôts ? », « Quand vous déciderez-vous à rappeler votre soeur ? » Pas bien méchant mais bon, ça gêne aux entournures, ça inquiète et puis, ça finit par empêcher de dormir.
« Si un esprit frappeur, affranchi des superstitions, relevait la tête, et demandait qu’on traite l’affaire par le mépris, il était aussitôt sommé de se taire. Son attitude apparaissait comme une provocation. On se sentait cerné par le vieil ennemi invisible et maléfique, qu’on conjurait jadis en poignardant des chouettes à la porte des granges. »
Alors, qui ?
Aux gendarmes d’enquêter… mais, bon, « il n’y a pas là matière à une enquête. A un petit traité, plutôt : Criminologie des intentions, sociologie de l’ennui. Qui donc se soucierait de l’écrire ? »
Au café La Marine, les suppositions vont bon train :
« - Toute la vie est une question sans réponse, avance un buveur philosophe.
   - Et on ne sait jamais qui vous la pose, reprend un autre, qui a deux verres d’avance. »
Et le vent de souffler et de souffler inlassablement… « Derrière l’écume et les falaises, on distingue à présent des pans d’étoffe mal ajustés, des coutures irrégulières, aussi inévitables que, sous la peau, l’enchevêtrement des veines et des ligaments. L’affreux désordre que révèle le spectacle des écorchés. » (Waouh, quelle écriture : il y en a qui maîtrisent…)
Alors, on cherche, on émet des hypothèses. Je ne résiste pas au plaisir d’ajouter cette citation, si juste : « On jasait. Qui donc avait envoyé ces cartes ? Un homme, une femme ? Un jeune, un vieux ?
-          Les hommes n’écrivent pas, observa l’un.
-          Les jeunes non plus, assura l’autre.
-          Et ils font des fautes d’orthographe, ajouta un septuagénaire.
Or, à cet égard du moins, le corbeau semblait irréprochable.
On soupçonna l’institutrice et la secrétaire de mairie. »
(Ça, c’est le clin d’oeil de la prof de lettres qui a passé son week-end à corriger des copies…)
Et si le besoin de divertissement (tiens, décidément, l’hiver, on ne parle que de ça (cf le dernier article sur Chaleur) était impossible à rassasier… (pour plagier le fameux titre de Stig Dagerman) jusqu’où le corbeau serait-il prêt à aller ?
Un roman dont la prose magnifique pénètre par petites touches légères (ou faussement légères) et amusantes l’âme humaine, soulevant les masques et entrouvrant les portes afin de montrer ce qui se cache derrière…
L’air de rien, on dit l’essentiel, comme ça, en passant, le sourire aux lèvres…

Un vrai petit plaisir d’hiver…

vendredi 6 janvier 2017

Chaleur de Joseph Incardona


 Éditions Finitude

Que dites-vous d’un peu de chaleur ?  Ces temps-ci, on en a bien besoin !
Alors, si vous le voulez bien, partons pour Heinola, 138 kilomètres au nord d’Helsinki. (Ça peut vous sembler étrange d’aller en Finlande pour chercher un peu de chaleur, mais… patience, patience…)
Fermeture de la scierie en 2008… bref, comme le précise le narrateur, « on s’y emmerde un peu. »
Alors, on boit et on cherche de quoi se distraire (un homme sans divertissement, disait Pascal, est un homme plein de misères.)
On imagine différentes compétitions : championnat du monde de porter d’épouse, championnat du monde de football en marécage, de lancer de bottes, d’écrasement de moustiques (j’en passe, et des meilleures) et…les championnats du monde de sauna… si, si, c’est vrai, l’auteur n’a rien inventé, paraît-il. Il s’est inspiré d’un fait divers dramatique qui a eu lieu en Finlande en 2010. Je vous sens curieux, voire inquiet. Un peu tendu peut-être en ce début d’année glacial… J’en viens au fait.
 Il s’agit de tenir le plus longtemps possible ( !) dans un sauna chauffé à 110° (la chaleur habituelle étant de 80°…), vous suivez ? Régulièrement, de l’eau est versée sur des pierres afin de créer de la vapeur et de produire des pics de chaleur… Ah, un homme qui s’ennuie…
Deux personnages, deux champions : Igor Azarov, 1 mètre 59 pour 58 kilos, indice de masse corporelle de 22.9. Bref, il est prêt et veut gagner.
L’autre, c’est Niko Tanner : 110 kilos, 1 mètre 89. Il a 49 ans. Il « est un routard du con », ce qui signifie qu’il travaille dans le porno. Jusqu’à présent, le champion en titre, c’est lui.
Et cette saison, Igor a décidé qu’il en serait autrement.
Pour de la compète, c’est de la compète.
Le roman est organisé en quatre parties : les qualifications (102 concurrents), le premier tour (89 concurrents), le second tour (53…), les demi-finales (22), la finale… (suspense).
Evidemment, vu l’absurdité de la situation, on est tenté de sourire. Sauf que l’on sent que les participants ne rient pas du tout : derrière la baie vitrée, on les voit dégoulinants de sueur, super concentrés, à la limite de la capitulation. Chacun a son truc pour résister à la chaleur des enfers. Concentration maximale. Volonté de fer. Un médecin à l’extérieur surveille et interroge par signes un concurrent qu’il voit faiblir. Ce dernier doit répondre en levant le pouce. S’il ne le fait pas, il est disqualifié…
J’ai lu Chaleur en un rien de temps, avec plaisir, intriguée par cette situation complètement absurde, fascinée par la capacité des hommes à vouloir dépasser leurs limites pour… quoi ?  La gloire peut-être ? Quel portrait bien pathétique de l’humanité…
Maintenant, je crois qu’avec un tel sujet en tête, je me serais risquée à un traitement plus noir, plus sombre de cette histoire terrible. Or, ce n’est pas ce qu’a choisi l’auteur qui met en scène, notamment à travers le personnage de Niko et des petites nanas qui l’accompagnent, un univers de paillettes, de sexe à gogo et de slip panthère qui, je trouve, finit par nous éloigner de l’essentiel : cette compétition incroyable et ces pauvres hommes prêts à tout pour gagner. Cette légèreté, cette loufoquerie omniprésentes m’ont un peu gênée : j’aurais préféré une approche plus psychologique, peut-être même, pourquoi pas, plus philosophique du sujet qui aurait tenu le lecteur dans une vraie tension dramatique.

Mais bon, Chaleur n’en demeure pas moins un roman dont le sujet très original ne manquera pas de vous surprendre. Une autre façon de découvrir un pays à travers ses petits divertissements… Cela dit, la nature humaine étant universelle, on doit bien avoir chez nous ce genre d’amusements tragiquement dérisoires…

lundi 2 janvier 2017

Une mort qui en vaut la peine de Donald Ray Pollock


Éditions Albin Michel

Ça y est, je l’ai fini ! Je ne pousse pas un ouf de soulagement mais presque… (Oh, là, là, je sens que je vais me faire des ennemis au vu des critiques dithyrambiques que j’ai lues sur ce livre !)
Ce que je lui reproche ? Ses digressions constantes (notamment des portraits très détaillés de personnages archi archi secondaires) qui cassent le rythme, ralentissent considérablement la dynamique de l’histoire et finissent par perdre et lasser le lecteur, enfin moi en tout cas. Cela dit, le procédé est un peu moins systématique vers la fin.
 Je pense sincèrement que ce roman aurait gagné en force, en intensité en étant plus court, plus resserré sur les principaux personnages auxquels, il faut bien l’avouer, on finit tout de même par s’attacher. C’est dommage car je pense qu’il eût été facile de redresser la barre afin de ne garder que le meilleur.
Car du bon, dans ce livre, il y en a !
Nous sommes en 1917, « le long de la frontière entre la Géorgie et l’Alabama », un vieil homme, ouvrier agricole, nommé Pearl Jewett, meurt misérablement en laissant ses trois fils : Cane, Cob et Chimney.
Vivant, leur père n’a cessé de leur répéter, afin de leur donner le courage de trimer indéfiniment sans être payés, que les derniers sur terre, les plus miséreux, seraient, au royaume de Dieu, les mieux placés au « banquet céleste ». Le titre original de l’œuvre est d’ailleurs : The heavenly table. (Contrairement à l’auteur, je le préfère au titre français.)
 Les garçons, influencés par les aventures de l’unique livre qu’on leur a lu lorsqu’ils étaient enfants : La Vie et les Aventures de Bloody Billl Bucket de Charles Foster Winthrop III, la faim au ventre et l’envie d’en découdre avec l’existence, décident de prendre leur vie en main et se lancent comme des bleus dans des braquages de banques plus ou moins foireux qui donnent plus à rire qu’à pleurer. Le western n’est vraiment pas loin…
On suivra ainsi les trois frères Dalton portant salopette et chapeau de cow-boy, antihéros en goguette, gros naïfs pas méchants mais finalement dangereux, dans leur course folle à travers l’Est des Etats-Unis en remontant vers le Canada, poursuivis qu’ils sont par tous les chasseurs de primes qui veulent gagner la belle récompense promise à qui capturera cette horde semant la terreur. Une mort qui en vaut la peine est l’histoire de la cavale infernale du gang le plus recherché d’Amérique : le gang Jewett.
 C’est toute une galerie de personnages hauts en couleur, complètement loufoques que l’on découvre à travers des portraits extraordinaires, une espèce de fresque de l’Amérique : de l’illuminé de service, ermite bien déjanté qui suit un oiseau depuis cinquante ans, à l’inspecteur des latrines, Jasper Cone, en passant par Sugar, personnage au nom de poney (à vous de découvrir l’origine de son nom…) coiffé d’un chapeau melon ou bien par un lieutenant fou du récit que fait Thucydide de la première invasion de l’Attique dans La Guerre du Péloponnèse. Personnages nombreux dont les destins vont plus ou moins se croiser un jour, pour le meilleur ou pour le pire.
Avec Pollock, on est clairement dans l’univers de la bande-dessinée, de la caricature, du grotesque. Le trait est grossi, rien ne nous est épargné : tout est noir, cru, vif, brutal. On baigne dans le sang, le vomi et la merde (employons les mots employés). C’est l’Amérique profonde que l’on découvre : pauvreté, racisme, violence, misère, alcool, prostitution et, au loin, on entend les échos des combats qui meurtrissent l’Europe tandis que les Etats-Unis s’apprêtent à entrer en guerre.
C’est tragique et drôle à la fois, terrible et à hurler de rire, si l’on aime l’humour noir et le rire jaune. Un vrai théâtre baroque et burlesque qui touche parfois même à l’absurde.

Dommage que tout cela traîne en longueur et que l’on se perde dans des détails, selon moi, inutiles qui surchargent le propos et gâchent le plaisir de la lecture car c’est indéniablement un roman plein de qualités.