Éditions de Minuit
Ah, en voilà un grand, un très
grand, très fort, très beau aussi, un qu’on n’oublie pas parce que les mots du
personnage principal résonnent encore dans notre esprit bien longtemps après
qu’on a fini le livre.
Ces mots, ce sont ceux de Martial
Kermeur et celui à qui ils sont destinés, c’est un juge qui veut comprendre
pourquoi cet ancien ouvrier spécialisé de l’arsenal de Brest, licencié depuis
peu, comme beaucoup d’autres gars du coin « en
trois ans ils avaient divisé le personnel par cinq », a balancé par-dessus
bord, lors d’une gentille partie de pêche, un certain Antoine Lazenec.
Volontairement ? Oui, oui,
tout ce qu’il y a de plus volontaire. Il l’a regardé un peu s’agiter dans l’eau,
bien alourdi par le poids de ses vêtements, et puis, il l’a laissé, il a mis
les gaz, est rentré au port et a attendu bien tranquillement que la police
vienne le chercher.
Un meurtre donc ? Oui, sans
aucun doute, un meurtre. Et le juge aimerait comprendre ce qui s’est passé dans
la tête du gars Martial pour qu’il en arrive là, lui qui n’a jamais eu affaire
à la police.
Alors, Martial va demander
l’autorisation de tout expliquer, en reprenant depuis le départ car c’est
l’unique façon de se faire comprendre : tout dire. « Depuis le début, monsieur Kermeur, depuis le
début » l’invite le juge qui semble lui aussi vouloir prendre son
temps.
Elle est étrange l’impression que
ressent Kermeur ce matin-là alors qu’il est devant le représentant de la
justice : soudain, il se sent « à
sa place ». Oui, « à sa
place », comme s’il avait fait ce qu’il avait à faire. Presque
soulagé.
Immédiatement, il prévient :
« Une vulgaire histoire
d’escroquerie, monsieur le juge, rien de plus. » Non, c’est vrai, rien
de plus, mais quand même de quoi bousiller une vie, enfin, des vies.
Quand ils l’ont vu arriver sur
leur presqu’île, le gars Lazenec, Antoine Lazenec, avec ses chaussures à bout
pointu, ses projets et son mot « potentiel »
qui réchauffait tous les cœurs, ça a été soudain comme une bouée qu’on leur
aurait jetée et qu’ils ont attrapée avidement, sans trop réfléchir, parce que
des gars comme Lazenec, il n’en arrive pas tous les jours dans ce bout du monde.
Alors ils lui ont sauté dessus, le maire en premier. Il était fier, Le Goff,
d’avoir trouvé un gars comme ça avec des mots comme « complexe immobilier », « parc résidentiel », « station
balnéaire » plein la bouche. Des bonbons, ces mots…
Alors, Martial Kermeur va parler
au juge, longuement, très longuement : « Mais alors laissez-moi raconter mon histoire comme je veux, prévient-il, qu’elle soit comme une rivière
sauvage qui sort quelquefois de son lit,
parce que je n’ai pas comme vous l’attirail du savoir ni des lois, et parce
qu’en la racontant à ma manière, je ne sais pas, ça me fait quelque chose de
doux au cœur, comme si je flottais ou quelque chose comme ça, peut-être comme
si rien n’était jamais arrivé ou même, ou surtout, comme si là, tant que je
parle, tant que je n’ai pas fini de parler, alors oui, voilà, ici même devant
vous il ne peut rien m’arriver, comme si pour la première fois je suspendais la
cascade de catastrophes qui a l’air de m’être tombée dessus sans relâche, comme
des dominos que j’aurais installés moi-même patiemment pendant des années, et
qui s’affaisseraient les uns sur les autres sans crier gare. »
Comme le juge, nous écoutons
Kermeur raconter son histoire : ce sont les mots (faussement simples
d’ailleurs) d’un homme simple, usé par la vie, un homme qui n’en peut plus de
se taire et d’encaisser et de voir que rien ne se passe, rien ne bouge. Les
injustices demeurent impunies, les criminels se désaltèrent aux terrasses des
cafés, se baladent tranquillement mains dans les poches ou vont pêcher le
homard dans leur « Merry Fischer » qu’ils ont payé cash. Limite si on
ne leur déroule pas le tapis rouge.
Alors, Kermeur parle face à son
juge, face à nous-même, déballe tout, hésite parfois, se reprend, se corrige,
précise sa pensée, ose quelques images pour mieux se faire comprendre. Et là,
on est cloué, saisi, scotché par la force, la fulgurance de son propos, sa
poésie même, par la terrible densité de ses paroles qui nous touchent en plein
cœur parce qu’elles disent de façon poignante l’absolue détresse des
« petits », des « gens de peu », de ceux qui n’ont rien et
à qui on enlève tout, même la dignité.
Dans le souffle puissant du gros
temps breton, tout ressemble soudain à une tragédie : l’unité de lieu, de
temps, d’action et le long monologue-confession d’un homme dont on partage le dernier
sursaut nous serre le cœur profondément et durablement.
Magistral et terrible !