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jeudi 29 décembre 2016

Gordana de Marie-Hélène Lafon


Les éditions du chemin de fer

L’inconditionnelle que je suis des textes de Marie-Hélène Lafon (Les derniers indiens, L’annonce, Les pays, Joseph) a été ravie par ce petit livre très soigné illustré grâce aux reproductions des peintures délicates de Nihâl Marth.
J’ai retrouvé l’écriture travaillée, ouvragée de Marie-Hélène Lafon, une écriture ciselée qui tente d’aller au cœur des gens, de pénétrer leurs silences et leurs non-dits.
La narratrice, Jeanne, retraitée, observe une hôtesse à la caisse 4 du Franprix, 93 rue du Rendez-Vous, douzième arrondissement. Elle scrute cette femme, Gordana, que les gens ne voient pas, pressés qu’ils sont de récupérer leur monnaie et de ranger leurs courses.
Elle dit ce qu’elle voit : la couleur des cheveux, la forme du cou et des seins. « Et que dire des seins. La blouse fermée n’y suffirait pas. Ils abondent. Ils échappent à l’entendement ; ni chastes, ni turgescents ; on ne saurait ni les qualifier, ni les contenir, ni les résumer. Les seins de Gordana ne pardonnent pas, ils dépassent la mesure, franchissent les limites, ne nous épargnent pas, ne nous épargnent rien, ne ménagent personne, heurtent les sensibilités des spectateurs, sèment la zizanie, n’ont aucun respect ni aucune éducation. Ils ne souffrent ni dissidence ni résistance. Ils vous ôtent toute contenance… » Véritable morceau d’anthologie que cette évocation des seins de Gordana !
Ce corps qui souffre dans une position inconfortable des heures durant est celui d’une fille de l’Est, certainement. La narratrice tente d’aller au-delà pour voir et comprendre ce qui se passe derrière l’épaisse carapace des corps.
Et puis, quand elle ne sait pas, elle imagine, brode, fabule et se fait romancière : « J’ai l’œil, je n’oublie à peu près rien ; ce que j’ai oublié, je l’invente. »
Lorsqu’un homme se présente à la caisse, la narratrice lui donne un nom, une fonction, le met en scène. Grâce au conditionnel qui autorise tout, elle se laisse aller : « L’homme habiterait seul, après un divorce, il aurait quarante-deux ans et pas d’enfants. » Elle précise : « J’invente presque tout de cet homme, je sais son roman par cœur, je le déroule. »
Elle avoue que chaque jour, elle « brode », « mine de rien, entre Bel-Air et Pasteur ; ligne six, aller et retour cinq fois par semaine, comme d’autres eussent crayonné, penchés sur un carnet à spirales. » Et plus elle parle des autres, plus elle se découvre elle-même.
Un texte magnifique sur une femme anonyme, mutique, mystérieuse, de celles que l’on croise chaque jour sans lever la tête, un texte sur les possibilités d’un récit, sur le travail d’un romancier…
Marie-Hélène Lafon nous apprend à voir le monde en le nommant : ses mots, sa phrase ont quelque chose d’organique. D’ailleurs, elle a un rapport « physique » aux mots. L’écriture est un « corps à corps ». Sa langue est sensuelle, charnelle. Celle qui se dit « une travailleuse du verbe » traduit le monde en mots. Elle les utilise comme des bêches, des pioches, des pelles et elle défriche, creuse, retourne, déterre, passe au tamis. Elle se sert des mots pour explorer le monde mais aussi pour le « contenir ». (C’est certainement son livre Chantiers, éditions des Busclats, 2015, qui m’a le plus éclairée sur son écriture). Sa phrase est physique, rythmée, cadencée. Le mot se goûte, il est juste, précis. Un autre ne conviendrait pas. Parfois, elle a recours à l’étymologie, la racine, qui dit plus de choses, ou bien elle décortique l’expression toute faite, en tire tout son jus, la met en perspective.
Comme je l’ai dit au début, j’aime le travail de Marie-Hélène Lafon et… je prends tout !

Vivement son prochain livre…

Livre lu dans le cadre de la Voie des indés de décembre (Libfly)

lundi 26 décembre 2016

Le chagrin des vivants d'Anna Hope


 Éditions Gallimard

Trois destins de femmes, cinq jours.
Cinq jours durant lesquels leur vie va changer, parce qu'il le faut, parce qu'elles sont vivantes et qu'elles doivent avancer.
Dimanche 7 novembre 1920, tandis que, dans la région d'Arras, des militaires vont déterrer quatre corps de soldats dont l'un deviendra le Soldat inconnu que toute l'Angleterre attend, à Londres, Hettie, danseuse de compagnie à l'Hammersmith Palais, propose pour six pence une danse. Sur un ragtime endiablé, elle glisse sur la piste avec des hommes profondément meurtris par la guerre qui tentent d'oublier leurs traumatismes dans l'alcool et la musique. Il leur manque un bras, une jambe. Ce sont les blessures visibles... Ils sont revenus eux, d'autres sont morts là-bas. Ils doivent s'estimer heureux. Pas facile après ce qu'ils ont vu. L'horreur de la guerre…
Evelyn, employée au bureau des pensions de l'armée, doit aller déjeuner chez ses parents dans l'Oxfordshire. Dans le train, elle pense à son fiancé, Fraser, qui n'est pas revenu. Elle va avoir trente ans, elle doit accepter de l'avoir perdu. Refaire sa vie : elle s'y refuse.
Ida reçoit la visite d'un jeune homme, un colporteur qui veut lui vendre des lavettes. Elle n'en a pas besoin. Le visiteur la regarde silencieusement. Le malaise s'installe, elle n'aurait pas dû lui ouvrir. Tout à coup, l'inconnu prononce un nom « Mickaël ». Elle se retourne. Pourquoi a-t-il prononcé le nom de son fils, mort, là-bas, au front, le nom de celui qu'elle attend encore, qu'elle croit voir partout et dont elle ne peut faire le deuil ? A-t-elle rêvé, encore une fois ? « Tu n'es pas une véritable épouse, lui lancera son mari, tu es un fantôme. Tu n'es rien d'autre qu'un putain de fantôme. »
Dans ce roman d'une maîtrise exceptionnelle tant dans l'écriture que dans la peinture des personnages et d'une époque, chacun semble être « à côté de la plaque » pour reprendre une expression d'Evelyn parlant à son frère. La guerre est passée par là et personne ne parvient à s'en remettre. Chacun vit comme un fantôme, avance tel un somnambule, incapable de sortir de ce terrible cauchemar qu'est la perte de ceux qu'on a aimés. Rien ne leur paraît réel, ils ne sont plus qu' « une coquille vide et silencieuse . » Hettie, en colère, criera : «  La guerre est terminée, pourquoi ne peuvent-ils donc pas tous passer à autre chose, bon sang? »
Impossible. Marqués à vie, courant après des ombres, marchant en équilibre au bord d'une fosse où gisent un million d'hommes...
Exprimer ce que l'on ressent est déplacé, ça ne se fait pas. Alors, il ne reste que le silence et la souffrance, le chagrin des vivants (quel titre magnifique!)
Parce que, dans tous les cas, personne ne sort vainqueur, « c'est la guerre qui gagne et elle continue à gagner encore et toujours . »
Une œuvre fascinante, une prose subtile et sensible où les silences et les non-dits expriment ce que les personnages ne peuvent traduire en mots, enfermés qu'ils sont dans leur douleur, leur culpabilité.
Heureusement, certaines paroles sauront apaiser les âmes torturées qui pourront peut-être enfin se tourner vers un avenir qu'elles mettront encore du temps à construire…
Wake, le titre anglais, exprime l'éveil, l'amorce d'une renaissance, la petite lumière encore ténue au fond du couloir, celle que l'on voit à peine, mais qui est bien là...



samedi 24 décembre 2016

M Train de Patti Smith


 Editions Gallimard

Lorsque j'ai tourné la dernière page, j'ai crié : « Oh ! C'est fini ! » Je m'étais habituée à cette rencontre quotidienne avec une personnalité hors du commun et si attachante : Patti Smith.
En fait, je ne connaissais rien d'elle sinon quelques chansons que j'écoutais autrefois, il y a bien longtemps...
Tout d'abord, ce qui m'a fascinée dans ce livre, c'est la photo de couverture : elle est assise dans un café, une tasse blanche devant elle. Elle porte un bonnet de laine, une veste d'homme et un jean. Elle tient son visage dans sa main droite et regarde sur le côté. Présente et absente. Sa main gauche est posée sur la table. Je crois que je n'ai jamais autant regardé une couverture de livre. Patti Smith raconte en quelles circonstances cette photo a été prise : tous les matins, elle se rend au café Ino, situé sur Bedford Street, dans Greenwich Village, commande du café noir, un toast de pain complet et un ramequin d'huile d'olive.
Or, ce jour-là, elle apprend que l'établissement ferme. C'est un choc pour elle. On lui sert tout de même un dernier café lorsqu'une jeune fille qu'elle connaît passe. Elle lui demande d'immortaliser ce moment difficile, « l'image de l'affliction » dira-t-elle. C'est vrai, elle a l'air profondément triste. Je crois que c'est cette grande mélancolie que j'ai ressentie et qui m'a touchée.
« Ce n'est pas si facile d'écrire sur rien. » dit le cow-boy de son rêve, « Il est bien plus facile de ne parler de rien », ajoute-t-elle…
Écrire sur rien, parler de rien … en réalité, Patti Smith nous emmène avec elle, dans son train, à son rythme, sans horaires, ici et là. Elle nous embarque et on la suit dans son « vagabondage », un peu partout sur la planète et dans ses rêves aussi, aujourd'hui et hier, autrefois et demain.
Vie quotidienne peuplée de chats, de cafés et de livres, rencontres d'auteurs, voyages dans les rues de New-York et ailleurs, au Japon, au Maroc, à Londres, méditations sur le passé, sur ceux qui l'ont quittée et qu'elle a aimés, sur le temps, tout se mêle, se lie, se correspond et s'enchaîne, à l'image de la vie, décousue, fragmentée, surprenante, insensée parfois. Les horloges ont perdu leurs aiguilles et le monde sa boussole...
Elle aime le café et les cafés, aurait aimé ouvrir un petit établissement mais son ange, l'amour de sa vie, le musicien Fred « SONIC » Smith, l'a appelée à Détroit : elle est partie.
Ils sont allés à Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane française pour voir les vestiges de la colonie pénitentiaire où l'on envoyait les pires criminels. Genet évoquait ce lieu pour lui sacré dans Journal du voleur mais ne l'aura jamais vu. Elle ramassera quelques cailloux et les portera sur la tombe de l'écrivain, au cimetière chrétien de Larache, au Maroc. De même, à Charleville, Rimbaud aura droit à des perles de verre bleu de Harar...
Les auteurs sont sacrés, elle leur fait des offrandes, nettoie leur tombe, vit avec leurs livres dispersés çà et là, dans sa maison, un sac, une chambre d'hôtel. Elle les aime, toujours et encore, leur parle, écoute leur voix même s'ils ne sont plus. Plus présents parfois que les vivants, ils partagent le quotidien de la chanteuse, Bolaño, Rimbaud, Michima, Kurosawa, Dazai, Akutagawa, Plath, Kahlo… Elle aime aussi Sarah Linden, l'enquêtrice de The Killing et n'imagine pas un seul instant ne plus la revoir quand la série sera finie.
Ses êtres chers, ses frères …
Elle a aussi d'autres compagnons de route : ce sont les choses, les objets : sa cafetière, un dessus de lit, son lacet. Elle leur parle, ils lui répondent. Parfois, elle les perd et elle a remarqué d'ailleurs que plus elle les aime, plus elle les perd : son vieux manteau noir, son livre de Murakami Chroniques de l'oiseau à ressort, son vieil appareil photo… C'est comme les gens finalement, ceux qu'elle a aimés ont disparu, elle les a perdus eux aussi… Elle reste là, seule ou presque.
Et puis, comment ne pas parler de ses photos : la chaise de Roberto Bolaño, la table de Schiller à Iéna, le lit et les béquilles de Frida Kahlo, la canne de Virginia Woolf, la machine à écrire de Hermann Hesse, les tombes, les cafés … Quel que soit le sujet, l'image en noir et blanc, floue parfois, fascine, me fascine. Je la regarde plusieurs fois comme pour en percer le mystère. Il s'en dégage une force que j'ai rarement vue ailleurs…

Patti Smith parle d'elle, des autres, de la vie, des œuvres qui lui sont chères, des auteurs qu'elle porte en elle, des siens, de son ange, de son bungalow de Rockaway Beach, du quotidien. Je ne la connaissais pas, il me semble avoir fait une belle rencontre, une de celles que l'on n'oublie pas, une femme dont l'univers poétique est riche et profondément mélancolique, quelqu'un avec qui j'aurais aimé partager un coin de table, là-bas ou ailleurs. Pas forcément pour parler. Pour être là, sentir ce que le soir a à nous dire et écouter le temps qui passe...

                                  


jeudi 22 décembre 2016

Rêver de Franck Thilliez


Éditions fleuve noir

Pauvre famille (la mienne) qui a vécu trois jours (de vacances) avec un être (moi-même) absent. Totalement absent. Là mais pas là. Ici mais ailleurs. Où donc alors ? Eh bien... aux côtés d'Abigaël Durnan, l'héroïne du dernier roman de Franck Thilliez : Rêver !
Que je vous parle d'elle d'abord : dans le prologue bien mystérieux où nous la découvrons, elle se pose la question suivante : « Alors, lavoir en flammes, ou rêve d'un lavoir en flammes? ».
Pourquoi cette question, me direz-vous ? Parce que notre éminente psychologue au service de la police est narcoleptique . Concrètement, cela signifie que lorsqu'elle a réuni toute son équipe de dix gendarmes pour un dernier bilan concernant l'enquête sur les enlèvements d'enfants, elle tente soudain de réprimer quelques bâillements et finit par quitter la table de réunion un petit quart d'heure pour … aller dormir !
Les gars de la section de recherche sont habitués, ils la surnomment « Tsé-Tsé » et attendent sagement son retour ! Évidemment, cela fait sourire mais vu ses compétences, on préfère ne rien dire. Une fille comme elle, on ne peut vraiment pas s'en passer : en trois ans, elle les a aidés à résoudre six affaires de disparitions et de meurtres...
Et pour l'enquête en cours, le temps presse : un homme qu'ils ont surnommé Freddy par référence à Freddy Krueger, le croquemitaine, a enlevé trois enfants. Alice, Victor et Arthur ont disparu et cela fait neuf mois que cette affaire fait les gros titres de la presse. La tension est palpable : il faut des résultats. Impossible de trouver un point commun entre ces enfants. L'enquête piétine lamentablement.
En plus, à l'horreur des enlèvements, Freddy ajoute une insoutenable mise en scène : il fabrique un épouvantail avec les vêtements lacérés de coups de griffes et tachés de sang de sa victime précédente. La douleur des familles est insondable. Il faut agir et vite.
Alors, lorsque le père d'Abigaël contacte sa fille pour lui proposer de l'emmener avec Léa, sa petite-fille au Center Parcs d'Hattigny, on ne peut pas dire que notre enquêtrice soit très enthousiaste : elle aurait préféré rester à réfléchir devant les photos des enfants qu'elle a punaisées sur le mur pour faire le point, mieux visualiser la situation. Mais bon, elle voit si rarement son père qu'elle préfère ne rien dire, demande à sa fille de faire sa valise et, alors que la voiture démarre, ne tarde pas à s'endormir… Et là, c'est le terrible accident, l'horreur, le pire très certainement ...
Impossible de lâcher un tel roman, impossible de ne pas suivre Abigaël dans sa lutte acharnée contre sa maladie, la narcolepsie, qui la fait sombrer régulièrement dans le sommeil, l'amenant même à confondre rêve et réalité. « Pour la plupart des gens, le rêve s'arrête au réveil. Mais pour moi, distinguer le rêve de la réalité est devenu chaque jour plus compliqué. Car ces derniers temps, même éveillée, je dois sans cesse m'assurer que je ne rêve pas. Etre bien certaine que, ce que mes yeux voient, ce que mes oreilles entendent EST la réalité. » A cela s'ajoutent de terribles pertes de mémoire, des crises de cataplexie régulières (« pertes instantanées du tonus musculaire à n'importe quel moment de la journée, sans altération de la conscience ») et parfois même des hallucinations hypnagogiques. Quand des images de rêves viennent se superposer à la réalité...
Va-t-elle pouvoir échapper à la folie et mener correctement son enquête dans ces conditions ? L'empathie que nous ressentons pour cette femme en détresse nous lie pieds et poings à ce roman labyrinthique et vertigineux dont la construction non chronologique brouille nos repères, accentue et multiplie nos doutes, nos interrogations. Comme Abigaël, les nerfs à vif, nous tentons de reconstituer le puzzle, pièce par pièce, plongés dans un univers où le réel et le rêve cohabitent pour mieux nous perdre ...
Pas facile de reprendre contact avec le monde qui nous entoure après une lecture si haletante qui, contrairement à ce que vit la pauvre Abigaël, m'a tenue parfaitement éveillée et dans une tension extrême bien tard dans la nuit…

Une vraie réussite!

mardi 20 décembre 2016

Journal d'un vampire en pyjama de Mathias Malzieu


Éditions Albin Michel

Ah ce Mathias, en voilà un que j’aimerais bien compter parmi mes amis… Qu’est ce qu’il est attachant, généreux, drôle, poète… bref, il a toutes les qualités qui me font flancher…
Bon, reprenons, je m’égare. Donc, disais-je, ce Mathias (en plus, je crois qu’il a les yeux verts), ce Mathias, à la tête d’un groupe de rock nommé Dionysos (suis pas très au point là-dessus, faudra que j’aille voir sur You Tube…), ce Mathias tombe malade. Au lieu de faire des bonds de trois mètres lors des concerts, il décolle de cinquante pauvres petits centimètres. Bizarre… « L’homme-volcan », qui a « des toupies électrifiées » en guise de béquilles pour tenir dans la vie, poursuit la tête dans le guidon : il tourne le clip qui accompagnera la sortie de son film Jack et la mécanique du cœur. Il y va à fond même s’il sent qu’ « il a une noisette à la place des poumons ». Il finit le boulot mais le lendemain, une prise de sang s’impose.
Un médecin le rappelle immédiatement : anémie. Les globules rouges sont en chute libre. Une transfusion doit se faire immédiatement : direction l’hôpital le plus proche. C’est une question de vie ou de mort. De mort ? Etrange ce mot. Un myélogramme (ponction de moelle osseuse) suit immédiatement. Le diagnostic finit par tomber : « aplasie médullaire » ou arrêt du fonctionnement de la moelle osseuse. « C’est idiopathique »… ça veut dire qu’ « on n’en connaît pas la cause ». Notre Mathias culpabilise et essaie tout de même d’expliquer ce qui lui arrive : « J’imagine que mes excès de nuggets-crêpes et autres Coca avec un peu de whisky dedans ont quelque chose à voir avec tout ça ». Mais non. « Ça peut arriver à tout le monde et ça n’arrive à presque personne. Une centaine de cas seulement en France. Pour la plupart des enfants ou des personnes âgées. Je suis un collector. »
Lui qui aime les bains de foule, les copains, le ciné, le skate, il faudra passer au « gel antibactérien, bains de bouche et isolement. » Et c’est ainsi qu’il devint un vampire, se nourrissant du sang des autres. « Puisque je suis prisonnier de mon propre corps, je dois plus que jamais apprendre à m’évader par la pensée. Organiser ma résistance en mobilisant les ressources de l’imagination. Je vais travailler dur au rêve de m’en sortir ».
La lutte va être âpre, quotidienne surtout avec Dame Oclès sur les talons, la Belle en noir qui est là dans un coin, le sourire aux lèvres, patiente, présente. Elle guette.
Il faut un donneur de moelle. Il n’y en a pas. Les transfusions s’accélèrent. Heureusement, les nymphirmières sont là et veillent.
Et puis, il y a les copains : deux catégories. Ceux qui s’éloignent parce que la maladie, ça fout la trouille et ceux qui restent, la famille et Rosy, l’amoureuse, la courageuse.
Les globules blancs fondent, le système immunitaire aussi, l’entrée en chambre stérile est inéluctable. Et la lutte commence.
Heureusement, il y a le recueil de poèmes Feuilles d’herbe de Walt Whitman, l’ukulélé, la poésie, l’écriture et la musique. Elle n’aime pas ça Dame Oclès, les gens qui l’oublient, les gens qui créent au lieu de penser à mourir, elle tape du pied, veut attirer l’attention.
Mais Mathias écrit, compose, travaille dans le siège-oeuf  de son appartelier. Tiens, je me dis qu’il y a du Vian chez Malzieu, non ?
Ce livre est un hymne à la vie : Mathias lutte contre la mort en jonglant avec les mots, l’humour, la poésie, la musique. Il est drôle, grand gamin, espèce de Gavroche sous les balles de la maladie, il saute dans tous les sens, ça fuse, ça siffle et lui chante, écrit, joue. Les pires situations deviennent désopilantes, certains passages du livre sont à pleurer de rire. Il est touchant et donne la pêche. Quelle leçon de vie !
Notre Dionysos, comme celui de la mythologie, est né deux fois, il a deux mamans, la première qui l’a mis au monde et la deuxième, celle qui a donné son cordon ombilical : « Qui peut-elle bien être ? s’interroge-t-il, ma voisine ? Une indienne ? Björk ? » Il a mis son T-shirt
Spiderman et s’est transformé en super-héros. Dame Oclès gît, sans vie…
Et c’est reparti : crêpes à gogo, pots de Nutella en veux-tu en voilà, skate et musique ou l’inverse… La fusée a décollé, accrochez-vous ! « Cinquante ans de bonus pour ultra-vivre ! » J’en connais un qui va en profiter…

Et nous, on aura compris qu’il ne faut rien perdre des mille bonheurs du quotidien au cas où on aurait tendance à l’oublier…

                                           

samedi 17 décembre 2016

La succession de Jean-Paul Dubois


Éditions de l'Olivier

C’est mon premier Dubois : je ne peux pas vous dire si c’est un cru faisant exception. En revanche, ce que je peux vous dire, c’est que j’ai A-D-O-R-É. Je ne sais pas pourquoi, je m’attendais à quelque chose de plus classique : quelle fantaisie, quel humour et surtout quelle humanité ! J’ai ri, souri et même pleuré. Je suis FAN ! Pourquoi n’ai-je jamais lu un livre de cet auteur avant ? Mystère… C’est comme les chaussettes uniques et les clefs qui disparaissent et que l’on retrouve à l’endroit pile où l’on pensait les avoir posées… Mais je m’égare, revenons à notre livre.
Le narrateur, Paul Katrakilis est joueur professionnel de pelote basque au Jaï-alaï de Miami (parfois je me demande où les auteurs vont chercher tout ça…). Sa passion ? Propulser des balles à plus de 300 km/h sur un immense fronton.  De formation, il est médecin, comme son arrière-grand-père, Spyridon, qui après avoir autopsié le cadavre de Staline, a fui l’URSS avec une lamelle du cerveau de ce dernier plongée dans 100 centilitres de formol ( !) et médecin comme son père, Adrian Katrakilis qui, dès les premiers beaux jours, donnait ses consultations en short, voire en slip et criait « strofinaccio » à tue-tête.
Quant à sa mère, elle vécut essentiellement collée à son jumeau Jules.
Tout ce petit monde se croisait sans trop se parler dans la maison commune et surtout, ils se sont TOUS suicidés.
Le narrateur considère qu’il a vécu dans une famille de cinglés, qu’il ne leur ressemble en rien et qu’il ne finira certainement pas comme eux, Dieu l’en préserve : « Enfant, je grandis donc devant Spyridon qui marinait devant sa tranche de cervelet, un père court vêtu vivant comme un célibataire, et une mère quasiment mariée à son propre frère qui aimait dormir contre sa sœur et devant les litanies de la télévision. Je ne savais pas ce que je faisais parmi ces gens-là et visiblement, eux non plus. »
Il va rentrer en France pour les obsèques du père et basta, il repartira bien vite.
Derrière certains de ces personnages hautement rocambolesques, drôles à souhait, à la limite de la folie et de l’absurde, se cachent des êtres fragiles, sensibles, extrêmement humains qui m’ont bouleversée.
Si Dubois s’amuse à nous balader avec un immense plaisir de conteur dans des histoires un peu folles, s’aventurant dans des digressions et ouvrant par là-même cent mille romans possibles, cent mille pistes qu’il exploitera peut-être plus tard (on imagine qu’il doit avoir chez lui des tiroirs entiers remplis de débuts de romans), son propos demeure grave : il est question de la perte, des liens familiaux, de ce dont on hérite ou pas (qu’on le veuille ou non), il est question d’amour, d’amitié et de solitude, de ce que sont les gens vraiment, je veux dire, au-delà des apparences. C’est beau, sensible, tendre, plein d’humour désespéré et profondément humain.
Un livre qui, sous ses apparences de légèreté, touche au tragique de l’homme.

Un GRAND, GRAND coup de cœur…

vendredi 16 décembre 2016

La douleur porte un costume de plumes de Max Porter


   Éditions Seuil

Trois voix : Papa, les garçons, Corbeau.
Maman vient de mourir, Papa est « aussi vidé qu'un pendu », détruit, anéanti. Les garçons n'y comprennent rien.
Devenus orphelins, ils proclament : « Nous remplirons cette maison de livres et de jouets et nous sangloterons comme si on nous avait oubliés à la garderie. »
Elle n'est plus là et le père hurle de douleur : « Elle me manque tant, c'est une immense stèle d'or, une salle de concert, un millier d'arbres, un lac, neuf mille bus, un million de voitures, vingt millions d'oiseaux et plus encore. La ville entière est ce qu'elle me manque. » Hyperboles de douleur. Il regrette « la dentelle délicate de nos chamailleries ». Et les garçons ont remarqué : « Papa nous racontait des histoires et les histoires ont changé quand papa a changé. »
Mais, la porte s'ouvre et l'oiseau de malheur entre. CHHHHHHHHHHT. Que vient-il faire ? Non, l'oiseau, c'est complet, il n'y a plus de place pour le malheur, il s'est répandu partout : sous les lits, sur le canapé, dans l'air : ils le respirent le malheur, l'oiseau, laisse-les tranquilles. « Chaque surface Maman est morte, chaque feutre, tracteur, manteau, botte, tout couvert d'une pellicule de douleur. » Va-t-en l'oiseau, laisse-les en paix...
Mais l'oiseau murmure à l'oreille de Papa : « Je ne partirai pas tant que tu auras besoin de moi. », il soulève la couette et fait « un baiser eskimo » et « un baiser papillon » à Papa endormi. Le Corbeau, le méchant Corbeau, vient panser les plaies, soigner le corps et l'âme, offrir « une petite pause dans le chagrin. » Il murmure à Papa : « Je te donnerai de quoi occuper tes pensées. »
Mwolloooa, mwolloooa, a-t-il ajouté.
Etrange et irrésistible roman-fable ou poésie-théâtrale qui met en scène un corbeau « psychanalyste » et « baby-sitter » (pratique non?), qui s'installe dans la maison et « feuillette des livres d'images et des recueils de poèmes » et surtout veille sur le Papa et les petits, une espèce de corbeau-poule (si,si!) qui raconte des histoires sans queue ni tête, ni bec ni ongles et qui joue avec les mots, dans des termes parfois un peu vulgaires, souvent poétiques et si tendres. Mots qui apaisent et qui soignent. On se sent à la fois chez Ionesco et les surréalistes. Le rire est toujours à portée de main même quand l'émotion nous anéantit.
Étrange petit texte qui gagne à être lu et relu (signe d'une grande richesse) et à être dit peut-être aussi car les voix s'entremêlent, et se croisent, se superposent et se méditent.
L'oiseau de malheur apporte la paix, fait diversion, amuse les garçons.
Accueillez-le, écoutez-le. Il donne de bons conseils. Il dit : « Soyez sage et écoutez les oiseaux. »
Il sait partir quand il est temps.

Croyez-moi, on a tous besoin d'un corbeau chez soi !

                        

mercredi 14 décembre 2016

Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo


 Éditions Gallimard

Quelle écriture magnifique, ample, puissante, à la fois lyrique et crue, violente et sensuelle : franchement, je n’en reviens pas ! Et pourtant, j’en lis des livres, qui me plaisent d’ailleurs, souvent beaucoup même, qui sont correctement écrits voire bien écrits mais qui en aucun cas n’atteignent cette perfection formelle. Les premières pages m’ont soufflée : je les ai lues et relues. Ce sont des tableaux d’une beauté indescriptible : que ce soit pour évoquer un banc posé devant la maison ou un coin de table sur lequel se reflète la faible lumière du jour ou encore un vol d’oiseau sur un champ nu. C’est superbe, on lit les derniers mots du paragraphe en exultant, tellement on touche à la perfection. La description minutieuse, le souci du détail font de ce roman un travail d’orfèvre. Magique !
Je tenais à commencer par ce qui pour moi définit une œuvre littéraire : l’écriture. Peu importe le sujet finalement. Mais ne vous impatientez pas, nous y voilà !
Jean-Baptiste Del Amo retrace l’histoire d’une exploitation agricole du Gers, de 1898 à 1981, et la transformation au fil du temps de la ferme familiale en un élevage porcin industriel.
Oui, ce qui nous est décrit dans cette « fresque familiale et porcine » est dur, âpre, parfois insoutenable, oui certaines scènes sont crues parce qu’elles disent le quotidien épuisant, harassant des paysans, « vieillards en sursis à quarante ans, corps abîmés, congénitaux, distendus par les couches, goitreux, amputés par les lames, calcinés par le soleil. Aucun d’eux ne peut traverser la vie sans y sacrifier un membre, un œil, un fils ou une épouse, un morceau de chair », parce qu’elles décrivent le rapport ambigu des hommes et des animaux à travers l’évocation d’un élevage industriel qui réduit la bête à un simple produit de consommation, niant sa douleur et refusant à l’animal son statut d’être vivant et sensible. Bien sûr, certaines scènes sont pénibles, source de malaise mais à lire les critiques que j’ai parcourues, j’avoue que je m’attendais à bien pire ! Car à mon avis, ne soyons pas naïfs, l’impensable réalité, celle que l’on soustrait à notre vue, va bien au-delà de ce que l’on imagine…
C’est un couple taiseux que nous découvrons en 1898 : lui, c’est l’homme. La femme est nommée la génitrice, c’est dire le rapport qu’elle entretient avec sa fille Éléonore. Lui s’assoit le soir après le travail sur son banc de bois devant la maison et attend la nuit. « Il estime que les choses doivent rester telles qu’il les a connues, le plus longtemps possible, telles que d’autres avant lui ont estimé bon qu’elles soient, ou telles que l’usage en a fait ce qu’elles sont. »
Il est usé par son travail aux champs et à la ferme. Son corps rongé par la maladie est prêt pour le tombeau. Il crache du sang. Elle, la bigote, prie, se nourrit d’hosties et élève sa fille à la trique, regrettant qu’elle ne soit pas un garçon, c’eût été plus utile. Alors la petite « bat le linge, baratte le beurre et puise de l’eau au puits ». Ils élèvent deux porcs. Le père sentant sa mort prochaine va chercher un neveu pour s’occuper de la ferme : Marcel accomplira le travail sans relâche jusqu’à l’appel sous les drapeaux.
Certaines scènes extraordinaires sont de véritables morceaux d’anthologie : l’enterrement du père par exemple. Alors que l’on s’apprête à descendre le cercueil dans la fosse, on s’aperçoit que dans le fond, s’est logé un crapaud. Il faut sortir de là l’animal diabolique et donc quelqu’un doit descendre. Scène à la fois tragique et drôle. La religion se mêle à la superstition et le tout mène parfois à la folie.
Je repense à une autre scène terrible, celle avec le colporteur vêtu d’un costume trois pièces qui profite de l’éloignement de la mère pour sortir sa verge sous l’œil horrifié de la gamine. Pauvre humanité incapable de maîtriser ses désirs.
Puis, il y aura la guerre de 14. Les femmes vivront dans un monde sans hommes. Ne restent au village que « les vieux, les adolescents, le bossu, l’aveugle de naissance, l’idiot ». Elles devront accomplir le travail des hommes. « Leurs rêves voient revenir les hommes de la guerre, mais rien n’est alors pareil et avec eux semble s’en être allé un monde archaïque. »
Ces pages sur la guerre, absurde boucherie, sont terribles, glaçantes : hommes et bêtes encore une fois unis dans une souffrance sans nom.
Éléonore grandira et les nouvelles générations suivront, toujours plus coupées du monde,  esclaves de la ferme et des bêtes, soumises à un travail sans relâche, souffrant un martyre quotidien, incapables de fuir ce destin qui les lie au lieu où elles sont nées. Chaque jour, il leur faut laver la porcherie : repousser inlassablement les déjections animales, tous les matins, inlassablement, retrouver « la même abondance innommable qui se jette à leurs pieds, englue leurs bottes, éclabousse leurs mains et leurs faces nues, se déverse dans leurs rêves ; flots de merde qui les emportent, les noient, jaillissent de leurs estomacs, de leurs culs ou de leurs sexes, se vomissent ou s’extraient indifféremment par tous les orifices, comme animés d’une vie propre, dont le seul but tend à se répandre sur eux et hors d’eux, remplissant leurs nuits sous des coulées de boue, et les éveillent brusquement, accrochés aux draps, se retenant de quelque chute dans une fosse à lisier sans fond, le goût familier dans la gorge, le front trempé de sueur et le cri fantôme des porcs à l’oreille. »
Tous les jours le même cauchemar, la même merde, la même misère.
Règne animal est une œuvre à vif qui donne à voir, à sentir, à toucher : on glisse dans le sang, les excréments, le sperme, la morve, le crachat, on respire la sueur, l’urine, la pourriture et le purin. Les corps sont matière : ils jouissent, suent, saignent, souffrent, pourrissent. Le texte nous plonge dans cet univers hallucinant de noirceur et de vie. Terrible expérience.
La ferme se développant, il faut tenir des comptes, noter sur des carnets, calculer, prévoir, faire des statistiques, des schémas. Pas de perte. Que du bénéfice. La productivité à tout prix. Et c’est là que ça dérape. Parce que personne ne s’y retrouve : ni les hommes, ni les bêtes qui vivent le même effroi, la même violence. Parce qu’il faut du rendement, on triche, on cache, on commet des crimes. On entasse les bêtes sur du plastique, on les sangle, on les engraisse. Elles meurent dans des enclos exigus, bétonnés et sans lumière, les pattes dans leur merde. Et ce que les bêtes vivent n’a pas de nom.
 On ne tue pas que les bêtes, on tue aussi les hommes nourris aux bêtes : « Car tout, dans le monde clos et puant de la porcherie, n’est qu’une immense infection patiemment contenue et contrôlée par les hommes, jusqu’aux carcasses que l’abattoir régurgite dans les supermarchés, même lavées à l’eau de Javel et débitées en tranches roses puis emballées avec  du cellophane sur des barquettes de polystyrène d’un blanc immaculé, et qui portent l’invisible souillure de la porcherie, d’infimes traces de merde, les germes et bactéries contre lesquels ils mènent un combat qu’ils savent pourtant perdu d’avance, avec leurs petites armes de guerre : jet à haute pression, Cresyl, désinfectant pour les truies, désinfectant pour les plaies, vermifuges, vaccin contre la grippe, vaccin contre la parvovirose, vaccin contre le syndrome dysgénésique et respiratoire porcin, vaccin contre le circovirus, injections de fer, injections d’antibiotiques, injections de vitamines, injections de minéraux, injections d’hormones de croissance, administration de compléments alimentaires, tout cela pour pallier leurs carences et leurs déficiences volontairement créées de la main de l’homme. »
Les hommes sont pris au piège, les bêtes crèvent et les hommes crèvent à leur tour de voir le spectacle terrible des bêtes crevées.
La porcherie devient le symbole terrible, l’insoutenable métaphore de la barbarie humaine, de la violence qui se perpétue de génération en génération, sans jamais être remise en cause, sauf peut-être par le petit dernier, Jérôme.
Les fermiers très tôt préviennent leurs gosses pour qu’ils ne se fassent aucune illusion : « Les choses sont comme ça, petit. La vie est comme ça ; un immense tombereau de merde qui n’en finit pas d’être déversé sur ta tête. Faudra bien t’y faire. » C’est dit.
Mais il faudra bien arrêter cette folie un jour, pour rester digne, pour que l’on puisse garder ne serait-ce qu’un semblant d’humanité.
Une oeuvre majeure dont l’écriture minutieuse, poétique, sensuelle et terriblement crue nous fait sentir dans toutes ses nuances, dans toute sa complexité, le rapport de l’homme au monde qui l’entoure : à la terre, à l’eau, aux plantes, aux bêtes, aux autres hommes, un rapport de violence et d’amour, de haine et de fascination, de terreur et de passion. Seule l’écriture d’un véritable écrivain pouvait traduire par des mots un tel entrelacs de sentiments et d’émotions.

La prose de Jean-Baptiste Del Amo a atteint son but de façon magistrale ! Bravo !

vendredi 9 décembre 2016

Chanson douce de Leïla Slimani


 Éditions Gallimard

Il y a quelques années, j’avais lu, dans un magazine, un terrible fait divers : dans un quartier huppé de New-York, une nourrice avait assassiné les deux enfants qu’elle gardait alors qu’ils prenaient leur bain. Terrifiant. Quelques photos de cette femme tenant dans ses bras les deux enfants au visage flouté illustraient l’article. Et je me souviens précisément ce qui avait particulièrement retenu mon attention : des photos de vacances, suggérant une certaine proximité voire intimité entre la nourrice et la famille. Comment était-ce possible d’en arriver là ? Je ne comprenais pas.
Dans le livre de Leïla Slimani, la mère s’appelle Myriam. Elle a fait des études de droit mais finalement n’a jamais exercé : elle s’est rapidement trouvée enceinte de Mila puis d’Adam.        
Si elle a adoré ses premiers mois « cocooning » auprès de ses enfants, consacrant tous ses jours et toutes ses nuits à sa progéniture, elle a senti très vite qu’elle avait besoin de passer à autre chose. « Ils me dévorent vivante », se plaignait parfois celle qui avait fini par éprouver une joie extrême dans le vol de petites bricoles sans valeur au Monop’ du coin ! (Comme quoi, la folie ne guette pas que certains…)
Myriam a fait des études brillantes, elle a envie d’exercer et de retrouver une certaine forme de liberté. La rencontre d’un ancien condisciple travaillant dans un cabinet d’avocats va lui ouvrir des perspectives : elle va pouvoir prendre une activité et cesser de se mettre entre parenthèses. Son mari étant de son côté fort occupé par son travail, trouver une nourrice va très vite leur sembler la seule solution possible.
Ils ne veulent pas d’une nounou ayant encore des enfants en bas âge : elle doit être disponible. Une nourrice maghrébine qui se mettrait à parler arabe avec Myriam, risquant par là même de créer une complicité au nom de « la solidarité d’immigrés », ne serait pas non plus souhaitable : chacun à sa place.
Leurs désirs étant posés, ils cherchent. Pas facile de trouver de nos jours une nourrice disponible à Paris !
Puis, Louise se présente avec son petit chignon et son col Claudine. Très « propre sur elle ».
Son mari est mort, sa fille de vingt ans partie : parfait, se disent les parents. C’est celle qu’il nous faut : « Son visage est comme une mer paisible, dont personne ne pourrait soupçonner les abysses. »
Louise est la nourrice idéale : elle aime les enfants, joue de bon cœur avec eux, raconte mille histoires, est une cuisinière hors pair, nettoie la maison du sol au plafond. Discrète, efficace, économe, docile, elle devient très vite indispensable… au grand bonheur des parents qui en profitent pour s’adonner corps et âme à leur activité, pour sortir le soir avec un brin de culpabilité vite noyé par quelques verres de vin et des fous rire.
Louise « assure » : elle est là de plus en plus tôt, repart de plus en plus tard. « La nounou est comme ces silhouettes qui, au théâtre, déplacent dans le noir le décor sur la scène. Elles soulèvent un divan, poussent d’une main une colonne en carton, un pan de mur. Louise s’agite en coulisses, discrète et puissante. C’est elle qui tient les fils transparents sans lesquels la magie ne peut pas advenir. Elle est Vishnou, divinité nourricière, jalouse et protectrice. Elle est la louve à la mamelle de qui ils viennent boire, la source infaillible de leur bonheur familial. On la regarde et on ne la voit pas. Elle est une présence intime mais jamais familière. »
Qui est Louise ? Là est la question essentielle de ce roman terrible et fascinant, de cette tragédie de la vie. Les parents imaginent à peine qu’elle puisse avoir une vie en dehors de chez eux et sont très étonnés de la surprendre un jour dans un quartier éloigné du leur. Ils sont aussi surpris de prendre conscience soudain qu’elle peut, elle aussi, tomber malade (ah, tiens, j’avais oublié qu’elle était un être humain avec un corps !). Louise a pourtant eu une vie avant et en a encore une le soir lorsqu’elle rentre chez elle dans sa banlieue terne et sale, dans son meublé impersonnel et froid, enfin, une vie, façon de parler…
Et ce pan de l’histoire qui va se soulever progressivement nous permettra de comprendre le cheminement terrible de cette femme à travers une vie de privations et de renoncements, de silences et de souffrances, de sacrifices et de peines, une vie qui l’a dépossédée de tout, y compris d’elle-même.
Finalement, le seul endroit où elle existe encore, c’est chez Myriam et Paul : là, sa vie a peut-être encore un sens, elle se sent chez elle, faisant partie de la famille : « Elle a l’intime conviction à présent, la conviction brûlante et douloureuse que son bonheur leur appartient. Qu’elle est à eux et qu’ils sont à elle. » D’ailleurs, Myriam le lui a dit : « Vous faites partie de la famille. »
Mais les tensions, les incompréhensions, les non-dits s’accumulent chaque jour et les enfants grandissent… Il arrivera un temps où ils n’auront plus besoin d’elle…
Non, Louise n’est pas un monstre mais une femme ordinaire que la vie a ravagée, a usée jusqu’à la corde, la vidant de son être, la réduisant à un corps sec et une âme en miettes.
Oui, elle aimait les enfants qu’elle a tués, oui elle a sombré lentement. Une chute de chaque jour : toujours un peu plus bas, toujours un peu plus vite. Un siphon qui l’entraîne vers le fond. Et ce que j’ai trouvé absolument remarquable dans ce roman, c’est la façon dont l’auteur nous donne à voir cette lente noyade, cette agonie quotidienne, cet enfoncement inexorable dans les sables mouvants de la détresse, de la solitude et de la folie jusqu’à l’acte final.
Ce roman pose la question de la responsabilité. Louise est-elle coupable ? A coup sûr, autant victime que coupable !
« Tout le monde semblait avoir quelque part où aller » remarque Louise observant les gens dans la rue. Elle, « elle n’a jamais eu de chambre à elle ». Alors, « elle n’a qu’une envie : faire monde avec eux, trouver sa place, s’y loger, creuser une niche, un terrier, un coin chaud. » Faire partie de quelque chose, appartenir à quelqu’un. Être, tout simplement.
Face à ce mur qui s’élevait chaque jour devant elle, un mur épais, infranchissable l’empêchant à tout jamais de rejoindre les autres, ceux qu’elle aimait, elle s’est retournée contre eux et contre elle-même.
Un roman magistral très maîtrisé, une tragédie des temps modernes qui mérite largement le prix qui lui a été attribué.

Franchement, bravo !

mardi 6 décembre 2016

Les Vies de papier de Rabih Alameddine


Éditions Les Escales
traduit de l'anglais par Nicolas Richard

Les Vies de papier est un roman que je vais garder bien précieusement dans un coin de ma bibliothèque, à portée de main et de regard comme le portrait d’un être cher que l’on aime avoir sous les yeux…
Oui, j’ai adoré le personnage d’Aaliya Saleh avec ses soixante-douze ans, ses cheveux bleus (ben oui, une erreur de manip’, ça arrive), ses lunettes et ses clefs qu’elle cherche tout le temps (comme moi), son refus de se laisser étouffer par la société, la famille, les voisins, son amour des livres qu’elle traduit en arabe et ses mille et un souvenirs qui m’ont amusée, touchée, émue aux larmes.
J’aimais retrouver Aaliya tous les soirs, son franc-parler, son humour, sa façon d’être au monde, elle va terriblement me manquer. C’est pourquoi, il est hors de question qu’elle s’éloigne de mon bureau…
Il faut que vous dise aussi qu’à cause d’elle, mon budget Noël a diminué de moitié car elle m’a fait acheter une quantité de livres incroyables : j’ai rempli de titres plusieurs pages de mon carnet noir !
Aaliya est traductrice : tous les premiers janvier, après un bon bain décrassant et deux bougies allumées, elle « s’attaque à une œuvre nouvelle » qu’elle traduit en arabe… j’oubliais de vous dire une chose importante : elle habite Beyrouth ! Kafka, Yourcenar, Coetzee ou Bolaño ? Pas facile de choisir !
Elle vit depuis des années dans son appartement-refuge : dehors, pendant longtemps, ça a été la guerre et puis, lire et traduire sont deux activités qui l’occupent pleinement. Elle n’a besoin de rien d’autre et surtout de personne. Autour d’elle, des livres et des cartons dans lesquels elle place ses traductions : le carton Anna Karénine, le carton Le Livre des mémoires, le carton Le Livre de l’intranquillité et les autres, tous les autres. Qu’en fait-elle ? Rien. Elle les range dans une petite chambre de bonne et passe à une nouvelle traduction : « Traduire et ne pas publier, voilà ce sur quoi je mise ma vie… c’est le processus qui me captive, et non le produit fini. » » résume- t-elle. Son amour pour les livres remonte à loin : « Je me suis glissée dans l’art pour échapper à la vie. Je me suis enfuie en littérature. » avoue-t-elle. L’art comme refuge pour celle qui ne s’est pas sentie aimée des siens : « Je suis le membre superflu de ma famille, son inutile appendice. »
En toute lucidité, elle s’explique : «  Je me suis depuis bien longtemps abandonnée au plaisir aveugle de l’écrit. La littérature est mon bac à sable. J’y joue, j’y construis mes forts et mes châteaux, j’y passe un temps merveilleux. C’est le monde extérieur de mon bac à sable qui me pose problème. Je me suis adaptée avec docilité, quoique de manière non conventionnelle, au monde visible, afin de pouvoir me retirer sans grands désagréments dans mon monde intérieur de livres. Pour filer cette métaphore sableuse, si la littérature est mon bac à sable, alors le monde réel est mon sablier - un sablier qui s’écoule grain par grain. La littérature m’apporte la vie, et la vie me tue. » Voilà, c’est dit. Je n’ajoute rien !
 Il faudrait aussi parler de la musique (j’ai noté plein de références, merci Aaliya, enfin… merci, façon de parler… le budget va encore en prendre un coup !)
Parfois, elle entend ses voisines, Fadia, Marie-Thérèse et Joumana, qu’elle surnomme « les sorcières » parce qu’elle les imagine constamment en train de critiquer le monde entier. Voilà la vie d’Aaliya, son quotidien…
Mais cette femme a eu une autre vie, avant : elle a été mariée (peu de temps) à un certain : oh… j’ai oublié son nom ! Peu importe, me dirait elle, continue, ne parle pas de lui. Alors, je continue… (Je ne suis pas contrariante !) Que dire de son mariage ? Je te laisse la parole Aaliya puisque tu tiens à en placer une : « Lorsque chacune des jeunes filles arabes fit la queue en attendant que Dieu lui donne le gène de celle-prête-à-tout-pour-se-marier, je devais être ailleurs, probablement perdue dans un livre. ». Elle cite aussi Stendhal qui fait dire au comte Mosca : « La première qualité chez un jeune homme d’aujourd’hui… c’est de n’être pas susceptible d’enthousiasme et de n’avoir pas d’esprit. » et elle poursuit ainsi : « le portrait tout craché du crétin que j’ai épousé, bénie soit son âme rance. » Elle ajoute que leurs conversations commençaient chaque fois par « un silence d’une bonne vingtaine de minutes ». Elle avoue regretter de n’avoir pas écouté Tchekhov qui disait : «  Si vous craignez la solitude, ne vous mariez pas. » Enfin bon, conclut-elle en citant Mme du Deffand, « Ne point aimer son mari est un malheur assez général ».
Elle eut aussi une amie : Hannah. Je l’entends me dire : « Là, prends ton temps, dis-leur qui était Hannah, ne bâcle pas. » Bien sûr, Aaliya, je vais leur dire mais pas tout, je ne peux pas leur raconter la terrible histoire de ton amie. Et puis, j’ai peur que ça te fasse de la peine de réentendre tout cela, laissons-les découvrir tout seuls. Disons quand même qu’elle adorait la philo, qu’elle était gourmande comme pas deux, et que, pendant que tu lui faisais la lecture, elle tricotait inlassablement pour les enfants de sa belle-famille… elle qui n’a jamais été mariée…
Aaliya évoque aussi sa mère. « N’en parle pas ! » m’ordonne-elle. Ah ! Mais je fais ce que je veux ! C’est mon article tout de même ! Si les personnages commencent à intervenir comme bon leur semble, où va-t-on ? Avoue, tu as honte de l’avoir mise à la porte de chez toi, d’avoir refusé de la prendre pour soulager ton frère et ta belle-sœur ! C’est ça ? Mais tu as le droit Aaliya. Tu ne comprends pas pourquoi elle a poussé un horrible cri en te voyant ? Rappelle-toi que tu avais les cheveux bleus, Aaliya. Elle a peut-être tout simplement eu un peu peur. Moi (celle qui écrit… il faut préciser qui on est maintenant !), je veux me souvenir de la scène où tu lui laves les pieds : les larmes me montent aux yeux, Aaliya, ce que tu as fait était si beau. Ton geste m’a marquée. Je ne l’oublierai jamais.
On pourrait aussi évoquer ta ville : « Beyrouth est l’Elisabeth Taylor des villes : démente, magnifique, vulgaire, croulante, vieillissante et toujours en plein drame. Elle épousera n’importe quel prétendant enamouré lui promettant une vie plus confortable, aussi mal choisi soit-il. » Une ville que tu as connue longtemps en guerre : « Tout Beyrouthin d’un certain âge a appris qu’en sortant de chez lui pour une promenade il n’est jamais certain qu’il rentrera à la maison, non seulement parce que quelque chose peut lui arriver personnellement mais parce qu’il est possible que sa maison ait cessé d’exister. » Les coupures d’eau, d’électricité, la faim, les trajets toujours différents… Terrible routine !
De quoi parles-tu encore Aaliya ? De ton corps (elle me regarde en fronçant les sourcils), un corps qui vieillit : « J’ai atteint l’âge où la vie est devenue une série de défaites acceptées… membres enflés, arthrite, insomnie, à la fois constipation et incontinence, les hautes et les basses marées des enfers du vieillissement. » Et puis, je râle toujours me souffle-t-elle. Merci on avait remarqué ! Tu n’es pas fréquentable, Aaliya ! Mais elle le sait celle qui cite Cioran écrivant dans Précis de décomposition (ah les titres de Cioran !) : « La vie en commun devient intolérable, et la vie avec soi-même plus intolérable encore. »
Ce n’est pas beau de vieillir dirait l’autre. Je n’ai jamais dit ça, proteste-t-elle. Non, ça, Aaliya, c’est moi qui l’ajoute ! J’ai le droit, non, je suis libre d’écrire ce que je veux !
Tiens, elle s’est endormie… Elle ronfle un peu… Je vais enfin pouvoir conclure tranquillement…
Une sacrée bonne femme, mon Aaliya ! Vous ne regretterez pas de faire sa connaissance… Enfin, je crois… Vous avez vu (et entendu !) : un caractère bien trempé ! Pas facile d’entrer chez elle, faut la connaître ! Maintenant, vous êtes prévenus. Vous ne l’oublierez pas de si tôt…

Je vous laisse, elle ouvre un œil ! Je vais lui préparer son thé…

samedi 3 décembre 2016

Les vies de Jack London de Michel Viotte et Noël Mauberret


Éditions de La Martinière
Arte Éditions

Si l’on a tous lu un roman de Jack London (1876-1916) : L’Appel de la forêt, Croc-Blanc ou Martin Eden, finalement, on connaît mal l’écrivain, un géant à la « Hugo » dirais-je, dans la mesure où il a assumé de multiples fonctions, se lançant corps et âme dans la vie, dans l’action, sans compter, ne s’épargnant aucune peine, vivant pleinement ce qu’il lui était donné de vivre et repoussant sans cesse les limites pour aller toujours plus loin : « J’aimerais mieux être un météore superbe, et que chacun de mes atomes brille d’un magnifique éclat, plutôt qu’une planète endormie. La fonction propre de l’homme est de vivre, non d’exister. Je ne perdrai pas mes jours à essayer de prolonger ma vie. Je veux brûler tout mon temps. »
Et c’est ce qu’il fit.                                   .
A elle seule, sa vie fut un roman ou des romans : il suffit d’ouvrir ce magnifique album pour découvrir une carte en double page qui pointe tous les lieux qu’il a traversés à une époque où les voyages n’étaient pas monnaie courante. Il fut, et je pèse mes mots, un véritable aventurier, un explorateur hors pair, un homme doué pour les grands espaces, passionné par le monde, un homme qui n’avait peur de rien et qui a bien failli mourir à de nombreuses reprises.
J’ai rencontré quelqu’un que je ne suis pas près d’oublier…
Il naît en 1876 et passe son enfance dans les quartiers pauvres de San Francisco. Il ne connaît pas son père et sera élevé par un certain John London qui reconnaîtra l’enfant. Pour aider sa famille, vers l’âge de dix ans, Jack exerce des petits boulots : vendeur de journaux, livreur de glace, balayeur. A quatorze ans, il arrête l’école car son père se trouve dans l’incapacité de travailler. Il est embauché à la conserverie Hickmott d’Oakland. Il lui arrive de travailler vingt heures d’affilée. Il aime traîner sur le port, rencontrer les marins. Il admire les pilleurs d’huîtres, ce qu’il devient rapidement ! Il boit ce qu’il gagne dans les tavernes et finit par tomber à l’eau complètement saoul. Il sera sauvé in extremis par un marin…
Abandonnant son rôle de « voleur », il accepte un poste à la patrouille de pêche qu’il laisse pour devenir…« vagabond du rail », se lançant à travers le pays, accroché sous les wagons des trains de marchandises. Non, non, on n’est pas dans un roman mais dans la vraie vie ! Ah, ce n’est pas de tout repos un fils comme ce gaillard-là !
Après la terre, c’est la mer qu’il veut affronter et il s’engage comme marin à bord d’un trois-mâts, la Sophia Sutherland. Pour celles et ceux qui ont lu Le Grand Marin de Catherine Poulain, il est inutile que je précise à quel point la vie en mer est un monde dur où il faut savoir s’imposer ! Cinquante et un jours de traversée du Pacifique pour atteindre les îles Bonin. De là, remontée vers la mer de Bering et lutte terrible avec un…  typhon, rien que ça ! Pendant trois mois, il chasse le phoque.
A son retour, et poussé par sa mère, il écrit sa première nouvelle en s’inspirant de son voyage afin de participer à un concours organisé par un journal : « Un typhon au large des côtes du Japon » remportera le prix : ce sera son premier texte publié !
Il se fait ensuite embaucher dans une fabrique de jute puis va pelleter le charbon dans une centrale électrique. Il se sent exploité par les plus riches et pour manifester sa colère, il se joint à la marche de protestation constituée de chômeurs qui se dirigent vers Washington…
« J’étais né au sein de la classe laborieuse, et, âgé maintenant de dix-huit ans, ma situation était encore pire que lorsque j’avais débuté. J’avais dégringolé tout en bas de la société, dans les profondeurs souterraines de la misère. »
Rentrant chez lui, il est arrêté pour vagabondage puis incarcéré. Relâché, il visite les villes de l’Ouest puis rentre en passant par le Canada, se cachant dans les wagons à bestiaux : « Je voyais le spectacle de l’abîme social aussi nettement que s’il s’était agi de quelque chose de concret. Et j’avoue que j’ai été pris de terreur. »
Il décide enfin de reprendre ses études et s’inscrit au lycée puis prépare son entrée à l’université de Berkeley : il lira Marx, Darwin et se découvrira « socialiste ».
 Hélas, pour subvenir à ses besoins, il doit travailler dans une blanchisserie. Il rentre chaque soir tellement épuisé qu’il  est incapable d’étudier…
C’est en juillet 1897 qu’il se lance dans une nouvelle aventure : la ruée vers l’or dans le Klondike où une nuit équivaut à « quarante jours dans un réfrigérateur ».
Lorsqu’il reviendra du Grand-Nord, il décidera d’écrire mille mots chaque matin et s’y tiendra… toute sa vie !
Et, croyez-moi, nous ne sommes qu’au tout début d’une existence extraordinaire que je vous laisse découvrir et qui nous est présentée de façon très claire et extrêmement bien documentée dans ce magnifique album au titre évocateur : Les vies de Jack London.
Ce qui est absolument fascinant, dans cet ouvrage, c’est l’iconographie d’une diversité et d’une richesse incroyables et notamment des photos prises par London lui-même lorsqu’il fut journaliste-reporter ou correspondant de guerre car il a aussi exercé ces métiers ! Ce sont des photos d’une force inouïe : miséreux devant l’Armée du Salut à Londres, troupes japonaises en Corée, tremblement de terre à San Francisco. Les formats double-page sont à couper le souffle !
J’ai beaucoup aimé aussi les reproductions des couvertures très stylisées, façon « art nouveau » des premières publications de London : de vrais bijoux.
A cela s’ajoutent des cartes qui permettent de visualiser parfaitement les déplacements de  l’écrivain à travers le monde.
Je ne peux que vous recommander cet ouvrage que j’ai lu comme un véritable roman d’aventures : Les vies de Jack London n’est pas un album qui se feuillette : c’est un livre qui se lit, qui se déguste et je me retenais de tourner les pages à l’avance pour avoir le plaisir de découvrir au fur et à mesure de ma lecture ces photos admirables et si fortes…
Encore une chose : pour les amateurs d’Histoire, c’est aussi toute une époque que l’on découvre : des débuts de l’industrialisation américaine aux premiers pas du cinéma qui, bien sûr, passionnera l’écrivain curieux de tout.

Un indispensable !