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lundi 22 juillet 2019

L'Atelier du désordre d'Isabelle Dangy


Éditions Le Passage
★★★★★


Il y a des livres délicieux dont on entend très peu parler sans que l'on sache vraiment pourquoi… Petite maison d'édition ? Premier roman ? Je ne sais au fond ce qui explique qu'ils échappent aux radars de la critique… « L'atelier du désordre » d'Isabelle Dangy est l'un d'eux : un pur bonheur de lecture, un vrai coup de coeur littéraire dont il n'y a pas eu, à mon avis, assez d'échos ici ou là.  Alors, avant de vous ruer sur les nouveautés de septembre, autorisez-vous une petite séance de rattrapage et dégustez sans plus tarder ce très bon roman publié à la rentrée de janvier !
Nous sommes dans les années 1860 à Barbizon, dans ce petit village qui depuis une vingtaine d'années attire les peintres paysagistes ; nous suivons les pas d'un certain René Dolomieu qui vient de se faire larguer par sa maîtresse, une habilleuse de l'Opéra-Comique. Triste, abattu, esseulé, il décide, sur les conseil de ses amis, d'aller traîner son âme en peine loin de la capitale, dans un petit village entouré de plaines et de forêts où il trouvera à coup sûr de nombreux sujets à peindre et certainement, sillonnant la campagne le chevalet à la main, quelques collègues avec lesquels il finira la soirée à l'auberge Ganne...
Si ce premier séjour le rétablit un tant soit peu, notre artiste se voit dans l'obligation de reprendre le train pour Paris où la famille Eulembaum lui propose de faire un portrait des trois jeunes filles de la maison. Le travail accompli, René est vite rattrapé par une profonde mélancolie dont il a bien de la peine à se départir. Il décide donc de regagner ce village dont l'atmosphère lui a permis de soulager un peu sa peine. Il retrouve des condisciples avec lesquels il discute de ce qu'il aime peindre, notamment des tas, oui des tas : farine, poussière, cendre, sable et tout autre objet pourvu qu'il apparaisse sous forme d'accumulation, d'agglomération, d'amoncellement. René aime les tas, ils attirent son œil de peintre et les reproduire lui procure une grande jouissance qui, il faut bien le dire, tourne parfois à l'obsession !
Un jour, alors qu'il s'est laissé entraîner par des connaissances de connaissances (lui qui déteste les mondanités!), il est présenté à un porcelainier de Melun, Monsieur Dauxonne, fier de son entreprise et passionné par son art, qui va, par personnes interposées, lui proposer de faire un portrait de sa fille Valentine. Alors qu'il n'a pas le souvenir d'avoir accepté un tel travail, il se voit contraint d'honorer la demande : encore une fois, il doit renoncer pour un temps à sa passion pour les tas, ce qui l'ennuie profondément : « Il aurait aimé poursuivre, à sa manière capricieuse et lente, une destinée un peu informe. Il aurait aimé fréquenter les chantiers et les carrières, peindre des monticules de terre quand le vent leur arrachait une écharpe de poussière, des pyramides de gravillons, des amoncellements de nuages, ou bien comme il y songeait vaguement dans la salle de restaurant de la Galère, des piles d'assiettes et même des montagnes d'épluchures. »
En attendant, il doit loger chez le porcelainier, au Mée-sur-Seine, jusqu'à ce qu'il mette la touche finale à ce portrait et qu'il tente, par la même occasion, de comprendre qui est Valentine, l'étrange fille de Monsieur Dauxonne.
Lire « L'atelier du désordre », c'est véritablement plonger au coeur du XIXe siècle (j'en connais que cela va ravir…), fréquenter les peintres de Barbizon, le monde de la Capitale : les bourgeois mais aussi les petites gens, sentir le Second Empire avancer vers la guerre. C'est aussi découvrir l'histoire intime d'un peintre, René Dolomieu, dont on suit l'évolution psychologique décrite avec beaucoup de nuances, personnage qui semble davantage subir son destin plutôt que de le choisir vraiment. Le pauvre homme devra vivre moult péripéties et l'on se passionne pour tous les rebondissements qui nous tiennent chevillés au texte !
Très vite, ce roman m'a happée parce que l'on s'attache immédiatement aux personnages qui rappellent parfois, je trouve, ceux de Maupassant…
Quant à l'écriture, elle m'a comblée, oui, comblée par tant de délicatesse et d'élégance avec, il faut le dire, quelques accents flaubertiens, qui ont fini de me ravir !
Je ne veux pas en dire plus pour laisser intact, au futur lecteur, tout le bonheur de lire un texte aussi délicieux.
Un magnifique premier roman…
A lire absolument ! (évidemment!)

lundi 15 juillet 2019

Honorer la fureur de Rodolphe Barry


Éditions Finitude
★★★★★ (passionnant!)


Connaissez-vous Agee ? James Agee ? De nom peut-être ? Eh bien, vous allez pouvoir faire plus ample connaissance avec cet homme hors du commun grâce à cette passionnante biographie de Rodolphe Barry publiée chez Finitude : « Honorer la fureur ».
Quel homme que ce James Agee (1909-1955) ! Nous le découvrons tandis qu'il travaille comme journaliste au magazine Fortune : il a vingt-six ans et a bien envie de se jeter par la fenêtre de son bureau du Chrysler Building. Il déteste son job chez Fortune qui ne répond en rien à sa soif de création, de liberté et de justice. On est dans les années trente et la Grande Dépression a jeté un nombre incalculable de gens dans la rue où nombreux sont ceux qui crèvent de faim et de soif. Régulièrement, Agee est convoqué dans le bureau de Henry Luce, magnat de la presse américaine : il doit écrire ce qu'on lui demande, ce qui ne correspond pas vraiment à ce qu'il pense. Autrement, il est viré. C'est clair ?
Mais Agee a le sang chaud et la main sur le coeur. Rien ni personne ne lui dictera sa conduite : il veut parler de ceux qui n'ont rien et qui crèvent chaque jour à tous les coins de rue, il veut écrire un roman qui parlerait de ces gens-là. En attendant, il pense au film de Chaplin, « La Ruée vers l'or », qu'il vient de découvrir et il annote chaque page du roman de Faulkner « Le Bruit et la fureur ».
La dépression le gagne, ses articles lui reviennent censurés de moitié. Ce qu'il écrit dérange, choque, scandalise : il dénonce les inégalités, l'hypocrisie, l'injustice, l'imposture, écrit des articles engagés. On le surnomme « le révolutionnaire ». Il déteste le modèle libéral américain, souhaite un monde plus social, plus humain. « Êtes-vous communiste ? » lui demande-t-on.
Évidemment, il aurait été facile de virer cet empêcheur de tourner en rond mais le gars est brillant, inspiré, percutant, et sa capacité de travail hors normes.
Or, un jour, son rédacteur en chef lui demande de faire un reportage dans le sud du pays « afin d'enquêter sur les métairies de coton et les conditions de vie faites aux familles de métayers blancs. » Enfin, un sujet pour lui et qui va le sortir des quatre murs de son bureau où il étouffe et devient fou ! La magazine lui propose de partir avec un photographe, un certain Walker Evans qui a déjà travaillé sur les ravages de la Grande Dépression. Ils sont faits pour s'entendre ces deux-là ! Direction le Sud : ils traversent l'Arkansas, le Mississippi et arrivent enfin en Alabama. La chaleur est accablante. La pauvreté, visible partout. Les fermiers sont ruinés par une crise qui les touche de plein fouet à laquelle s'ajoute une sécheresse terrible : le revenu annuel moyen est de cent soixante-dix-sept dollars par habitant. C'est la misère, la misère profonde.
Le contact avec la population s'avère compliqué : qui sont ces deux gus qui déboulent avec leur bloc-notes et leur appareil photo ?
Puis une rencontre se fera, de celles qui marquent les esprits et façonnent un homme à jamais…
Ce que James Agee verra, il ne l'oubliera pas…
« Chaque soir, il lit sur les visages hagards la trace de cet épuisement qu'on éprouve après avoir vécu ou assisté à un drame. Ici, la terre est sans ombre. La calamité est quotidienne. Face à cette pauvreté au-delà de la pauvreté, il comprend que son défi, à la mesure de son indignation, sera de maintenir vivante la mémoire de ces déshérités. »
Agee est tellement révolté par la pauvreté extrême dans laquelle vivent ces gens qu'il est prêt à prendre les armes : « Soyons mobiles, rapides. Frappons n'importe où, n'importe quand. Devenons insaisissables. Formons une guérilla dans le désert ! » Il refuse de croire aux promesses du New Deal et de Roosevelt : tout est faux, tout est mensonge. Les lecteurs doivent savoir et il leur dira ce qu'il a vu, oui il ouvrira de force les yeux de ceux qui refusent de voir. Il bouillonne de colère et de rage et se sent prêt à « honorer la fureur » qui est la sienne.
Cette biographie vraiment passionnante et magnifiquement écrite fait revivre un homme génial, terrible, intense, généreux, un homme enragé, écorché vif, noyant sa quête d'absolu et d'idéal dans la fumée et l'alcool, un écrivain, un poète qui va s'armer de mots pour dire toute sa haine, toute sa rage contre ces hommes politiques qui plongent dans une vie proche de l'enfer un peuple déjà à l'agonie.
Après avoir écrit son grand livre : « Louons maintenant les grands hommes », James Agee deviendra l'un des premiers critiques de cinéma et travaillera sur le scénario d' « African Queen » avec John Huston, puis, avec Charles Laughton, sur celui de « La nuit du chasseur » et il rencontrera Chaplin qui deviendra son ami.
« Honorer la fureur » est une plongée magnifique et forte dans une Amérique en pleine mutation : découvrir toute cette époque à travers les yeux d'un homme ardent prêt à brûler sa vie pour plus de justice et d'humanité est tout simplement fascinant.
Un portrait vraiment inoubliable !

mardi 2 juillet 2019

Trois concerts de Lola Gruber


 Éditions Phébus
★★★★★ (J'ai beaucoup aimé)


Il est des livres qui, dès les premières pages, donnent à entendre une petite musique pas ordinaire. On ne sait pas exactement d'où elle vient : peut-être émane-t-elle de l'originalité de l'écriture, de l'organisation du récit, du portrait des personnages ou bien d'ailleurs encore. En tout cas, cette petite musique, c'est la première fois qu'on l'entend, qu'on la goûte, elle pique notre curiosité, retient toute notre attention et finit par nous lier, et pour longtemps, à l'oeuvre qu'elle nous dévoile...
Par où commencer ?... Car il n'y a pas à proprement parler de commencement ou alors, ils sont pluriels et se rattachent à différentes personnes, époques et lieux. « C'est en vain qu'on cherche le début des choses, on ne trouve jamais qu'une étape et on l'appelle « début », parce qu'on ne distingue que ce qui a déjà commencé ; nul ne conteste que la première note n'existe que par le silence qui la précède, mais personne ne peut dire avec certitude quand ce silence commence. »
Pour tenter de « commencer » tout de même, prenons la première page du roman : un certain « Paul Crespen écrivit à Londres dans sa maison de Tyndale Terrasse » trois Suites pour violoncelles. Ces trois Suites « furent écrites pour Viktor Sobolevitz et celui-ci ne les joua pas. »
Cet homme qui ne joua pas les suites de Crespen, on le découvre chez lui, à Paris, dans son appartement aux volets clos. Il est seul, vit coupé du monde, attend la mort  mais, avant cela, la visite d'un homme, un critique musical, un certain Rémy Nevel.
Ce Rémy Nevel (je ne l'ai jamais senti ce personnage), on le surprend au réveil. Il vient de partager sa nuit avec une femme, une certaine Clarisse Villain, violoncelliste, formée précisément auprès du grand maître Viktor Sobolevitz, qui a toujours refusé de former qui que ce fût.
Alors, évidemment pour Rémy Nevel, cette Clarisse Villain est tout de même un objet de curiosité. Pourquoi elle ? Qu'a-t-elle de si extraordinaire pour que le grand maître, l'ermite misanthrope au sale caractère, ait accepté de la rencontrer alors qu'elle n'était qu'une gamine et de lui donner des cours pendant douze ans ? À elle. À elle seulement. Pourquoi ? Et pourquoi cela intéresse-t-il tant le critique ? Que cherche-t-il ? Qu'attend-t-il d'elle (Clarisse) et de lui (Sobolevitz) ?
Maintenant, faisons la connaissance de Clarisse, je veux dire de Clarisse petite, pour comprendre. Repartir en arrière, à l'un des commencements de cette histoire, de ces histoires qui vont se mêler, s'imbriquer au point de n'en former qu'une. Il nous faut rencontrer cette petite de cinq ans qui entend le son quelques secondes à l'avance et qui joue sous l'escalier parental avec un meuble d'horloger pour faire de la musique. Qu'est-ce qu'on va en faire de cette môme muette bourrée de tics et de tocs, qui tient à l'envers son premier cahier de solfège et travaille toute seule des symphonies ? se demandent ses pauvres parents étrangers à ce monde de la musique. Consulter un spécialiste, le plus vite possible… Oui, c'est la solution...
Trois destins, trois histoires, trois personnages complexes et forts dont on suit les parcours sinueux, douloureux, trois personnages qui se cherchent, s'évitent, se complètent et se nourrissent l'un de l'autre.
Au-delà de ce trio étonnant et très finement analysé, ce roman étonne par sa forme.
Tout d'abord, il y a ce « tu » qui surprend le lecteur dès la page 27, un « tu » qui semble exprimer la grande proximité entre l'auteure et ses personnages dont elle sait les états d'âmes, les secrets, les moindres désirs, un « tu » qui nous conduit au coeur de leur être, de leur mal-être, de leurs tourments. Si ce « tu » m'a gênée au début (mais de qui est-il question ici ? d'elle, de lui, d'un autre ?), très vite, il devient indispensable, la seule et unique façon d'aborder les personnages dans leur intimité, leur mystère, leur ambiguïté.
Et puis, il y a aussi ce récit non linéaire, ces retours en arrière qui permettent de comprendre qui sont ces personnages, pourquoi ils sont devenus ce qu'ils sont, quel terrible événement les a construits, de quelle souffrance ils sont nés. Tout se met en place par petites touches, jusqu'à la fin. Le puzzle prend forme, l'histoire prend sens.
Enfin, et c'est la première fois que je vis cela, lire Trois concerts, c'est plonger dans le monde de la musique, la vivre de l'intérieur au moment même où elle se joue, la sentir, la comprendre. Pour cela, l'auteure (qui n'est pas musicienne) s'est plongée (pendant plus de sept années) dans de très nombreux écrits de musiciens, a écouté leurs témoignages et elle a traduit leur vécu, leur quotidien, leurs sentiments, leurs impressions, l'enseignement qu'ils ont suivi, leurs expériences, leurs galères, leur carrière, leurs compromis, leurs plus grandes joies et franchement, c'est bluffant de vérité!
On découvre un monde, un milieu : celui des musiciens qui doivent vivre, gagner de l'argent, accepter de se vendre (ah la com!), de se produire dans des concerts parfois « alimentaires ». La rencontre entre le monde immatériel, idéal et pur qui est le leur et les préoccupations bassement matérielles auxquelles ils sont confrontés crée un choc terrible, une dualité presque insupportable mais certainement inévitable pour ceux qui tentent de vivre de leur art. Mais tout le monde n'y parvient pas…
Et surtout, l'auteure sait traduire la musique par des mots : on y est, on la vit, on l'entend de l'intérieur, on l'aborde du point de vue de celui qui la joue. Je n'avais jamais ressenti une telle proximité avec la musique à la lecture d'un texte littéraire. Quelle justesse et quelle puissance d'expression !
Lola Gruber est douée, vraiment très douée. Il ne faut surtout pas passer à côté de ce texte incroyable dont, à mon avis, on n'a pas assez parlé. Mais il est encore temps de se rattraper !
Quant à moi, je suis plus que conquise.
On tient là une grande, c'est certain !