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mercredi 31 août 2016

Monsieur l'écrivain de Joachim Zelter


Éditions Grasset

Le narrateur, un écrivain ayant déjà plusieurs livres à son actif, reçoit un jour un mail : « Selim Hacopian a écrit un livre ».
Etonnante, cette façon de parler de soi-même à la troisième personne. Pourquoi a-t-il reçu un tel message, se demande-t-il et surtout QUI est ce Selim Hacopian ?
La suite du courriel précise : « il vous enveurrait volontiers quelque chose. » Hum, cette orthographe ne laisse rien présager de bon… C’est pourquoi, la réponse du narrateur est nette : « Veuillez ne rien envoyer. »
C’est certainement un peu brutal, j’en conviens, mais ça a l’avantage de couper court à toute volonté éventuelle de reprendre contact…
Un peu plus tard, notre auteur remarque un fichier joint au message, ce qui l’énerve encore davantage : « Il envoyait. Quoi que j’aie pu dire à ce sujet. Il envoyait. Ce qu’il avait envoyé était depuis longtemps déjà sur mon ordinateur. »
Cela ressemble en effet à une intrusion forcée, un pied dans la porte. Il reste à ouvrir la pièce jointe : c’est un curriculum vitae. Pas un CV banal mais le CV d’un gars qui a arpenté le monde : «  Né à Namangan, Ouzbékistan, déménagement de la famille au Pakistan, de là émigré en Egypte. Religion copte. Auparavant autres confessions. Aspirant officier. Un premier voyage en Chine. Un deuxième voyage en Chine. Moniteur de montée à dos de chameau. Guide sur les pyramides… »
Qu’est-ce que vous dites de cela ? Pas commun hein ? En tout cas le narrateur trouve sa vie bien pâlichonne par rapport à celle de… comment s’appelle-t-il déjà ? Ah oui : Selim Hacopian… retenez ce nom ! Qu’à cela ne tienne, notre auteur a des romans à finir et n’a pas le temps de lire l’oeuvre d’un écrivaillon en herbe.
Mais un jour, alors qu’il fait ses courses, il entend : « Monsieur l’Écreuvain, Monsieur l’Écreuvain ! », il se retourne. C’est LUI…
Ce petit livre m’a fascinée pour plusieurs raisons : la lectrice de romans à suspense s’est demandé où cette rencontre allait les mener… Je ne vous en dirai pas plus pour préserver la tension car oui, il y en a une et qui nous tient en haleine jusqu’au bout du récit !
 Puis, j’ai beaucoup ri, vraiment : les personnages sont vraiment désopilants, les remarques ironiques de l’auteur sont franchement drôles. Un exemple : « On dénombrait, dit-il, deux types d’écrivains. Il cita mes propres paroles. Deux types d’écrivains : ceux qui se mettent à écrire et qui ensuite, s’ils ont du succès, font du métier d’écrivain leur profession principale. Et ceux qui commencent par décider de devenir écrivains et commencent ensuite à écrire. Lui voulait faire ça dans cet ordre-là. D’abord être écrivain, ensuite se mettre à écrire. »
Quant à Selim, on se demande s’il fait exprès d’être comme il est ou s’il est vraiment ce qu’il semble être (tiens, un autre mystère !). Il y a une dimension un peu absurde dans ce livre qui m’a beaucoup plu.
Enfin, il y a cette écriture qui traduit l’étonnement, que dis-je la stupéfaction du narrateur qui n’y comprend rien, qui n’en revient pas de ce qui lui arrive…
Et en plus, Joachim Zelter nous parle de la littérature contemporaine et de la façon dont elle se vend : ce n’est pas toujours l’essentiel qui est mis en avant, loin s’en faut…
Un dernier conseil… si un jour, tandis que vous flânez en ville, vous entendez un «  Monsieur l’Écreuvain, Monsieur l’Écreuvain ! » SURTOUT ne vous retournez pas !

Filez votre chemin, croyez-moi, filez votre chemin !

dimanche 28 août 2016

Éclipses japonaises d'Éric Faye


Éditions du Seuil

J’avais lu il y a quelques années une enquête de L. Mauger et S. Remael intitulée Les Évaporés du Japon ainsi qu’un roman de T B. Reverdy Les Evaporés qui parlaient de ces hommes (90 000 par an, ce n’est pas rien !) qui disparaissaient volontairement pour fuir une société trop stressante, un endettement, une perte d’emploi, un échec à un examen ou une famille dans laquelle ils ne trouvaient plus leur place. Ils se fondaient dans la multitude des mégalopoles. Certains se suicidaient, d’autres refaisaient leur vie. On les retrouvait parfois. Souvent, on ne les revoyait jamais.
Cependant, pour certaines familles s’ajoutait la crainte d’un enlèvement par la Corée du Nord, fait assez fréquent dans les années 1970-1980.
J’en étais restée là. Je me souviens que ce phénomène de société, ces gens qui décidaient de plier bagage et de tout quitter volontairement, en une nuit,  m’avait fascinée.
Ce que j’ai découvert dans le livre d’Éric Faye m’a tout autant passionnée : en effet, l’auteur raconte précisément la vie d’hommes et de femmes enlevés par la Corée du Nord pour former des espions nord-coréens en leur apprenant la langue japonaise et les coutumes du pays.
On les appelle en japonais les « cachés par les dieux ou kamikakushi ».
Le  roman d’Eric Faye, extrêmement bien documenté et très proche de la réalité historique, modifie les noms, bien sûr, mais finalement et sans doute grâce à la fiction, permet d’approcher au plus près des sentiments de celles et ceux qui ont été arrachés à leur famille, à leur pays, à leurs racines pendant plusieurs dizaines d’années et transplantés ailleurs, devenant par là-même étrangers aux leurs et à leur propre culture.
Naoko Tabane, collégienne de treize ans, rentre de son cours de badminton. Nous sommes en décembre 1977 à Niigata. Elle sera enlevée. En Corée du Nord, elle s’appellera Hyo-sonn et apprendra d’abord la langue de ce pays étranger. A son tour, elle devra enseigner le coréen à une japonaise, elle aussi enlevée. Les échanges des deux jeunes femmes sont étroitement surveillés. Elles doivent apprendre ensuite « la philosophie » du pays, le « Djoutché » (Juche), doctrine officielle développée par Kim Il-sung. Puis, une mission sera confiée à Naoko : face à des Coréens connaissant parfaitement le japonais, elle devra « parler de sa petite enfance », leur apprendre des berceuses, leur raconter les émissions de télévision qu’elle regardait enfant.
La jeune fille ne comprend pas tout de suite le but de sa mission. « Ils buvaient son enfance » pense-t-elle en voyant ces jeunes adultes pendus à ses lèvres. Mais soudain, elle prend conscience d’une chose terrible, à savoir « qu’elle était peut-être en train d’apprendre des comptines à des tueurs ».
Le but de tout cela ? Faire de ses auditeurs coréens de parfaits Japonais, dans leurs moindres gestes, leurs moindres mimiques afin qu’ils deviennent des espions modèles et qu’un œil averti soit incapable de soupçonner leur origine.
« À force de parler, Naoko Tanabe avait la sensation de se vider de sa langue maternelle comme de son enfance », elle « s’écoulait en eux… », « quand ses élèves seraient devenus des Naoko Tanabe, elle-même aurait tari. C’en serait fini d’elle. »
La prose magnifique d’Eric Faye peint avec finesse et justesse une jeune femme qui se meurt, que l’on tue à petit feu. Sa souffrance paraît insondable.
Il y aura aussi Setsuko Okada, future infirmière, qui sera enlevée le quinze août 1978 sur l’île de Sado, avec sa mère. Plus tôt, c’est Jim Selkirk, le GI américain, qui disparaîtra le 17 février 1966 pour ne réapparaître que trente-huit ans plus tard…
Et ces destins vont se mêler, se fondre, se croiser sans que les protagonistes ne puissent se parler vraiment, échanger, dire ce qu’ils ont sur le cœur. Ces gens vont vivre une vie qui n’est pas vraiment la leur, auront des enfants, nés en Corée du Nord, parlant le coréen du Nord, des enfants qui seront un peu étrangers à leurs parents, des enfants à qui on ne pourra pas dire la vérité, qui auront peur du Japon, présenté à l’école comme le pays du diable…
Quand on dit que la réalité dépasse parfois la fiction…
Fascinant dans son propos mais aussi dans sa forme, ce roman est construit comme un puzzle, restituant par là même une réalité géopolitique complexe. Petit à petit, le lecteur reconstitue, à travers les différents points de vue sur les événements, une Histoire, des histoires à peines croyables et hélas, encore d’actualité ! 
Une œuvre centrée sur un double mouvement vertigineux d’hommes et de femmes qui perdent leur identité : des Japonais devenant bien malgré eux insensiblement Coréens, et d’ autres faisant le trajet inverse, tout aussi peu volontaires, contrairement à ce qu’on pourrait penser. (On ne choisit pas nécessairement d’être espion !)
Un roman extraordinaire, extrêmement bien documenté, au suspense digne des plus grands romans d’espionnage, qui met en scène des personnages dont la tragédie nous émeut, des êtres exilés sur la planète rouge et qui ont trouvé malgré tout en eux la force incroyable de vivre et d’aimer…

Un grand cru de la rentrée littéraire 2016…

            

   Tour du Juche à Pyongyang              Corée du Nord, Corée du Sud, la nuit.

vendredi 26 août 2016

La Légende de Philippe Vasset


Editions Fayard

C’est en grande partie dans la Villa Médicis que le livre de Philippe Vasset La Légende a été rédigé : lieu idéal pour parler du thème central du roman, décrit en ces termes par l’auteur lui-même : « Je me suis plongé dans le plus grand studio de fiction au monde : le Vatican, et plus particulièrement, l’administration du récit religieux qui s’appelle l’administration pour la cause des saints, bureau au Vatican où les gens passent leur vie à raconter des vies de catholiques illustres. »
C’est effectivement le cas du narrateur, un prêtre défroqué et tourmenté, qui joue les guides pour les congrégations étrangères place Saint Pierre. C’est son mode de survie. Il a visiblement du mal à s’habituer à sa nouvelle existence : « Mal dans ces pantalons qui me serrent, je regrette la caresse de la soutane. Faire mes courses est un supplice : j’achète au hasard et le plus vite possible des ingrédients que je cuisine n’importe comment. Auparavant, je ne m’inquiétais de rien : tous les jours, c’était réfectoire et, une fois par semaine, des sœurs faisaient ma chambre.  » Il a même dû changer de nom : reprendre son identité de laïc. Et ça, c’est peut-être le plus dur.
Que s’est-il passé ? Il a été pendant vingt ans « homme de dossiers ». De quels dossiers, me direz-vous ? De quelle mission était-il investi ? Il appartenait à la Congrégation pour la cause des saints et était une sorte de « greffier des vocations extraordinaires » comme le dit l’auteur, évoquant ces « greffiers de sainteté qui sont aussi scénaristes et écrivains ». Or, s’il se devait de raconter la vie des saints, il lui fallait scrupuleusement vérifier, comme un enquêteur, le bien fondé de ce qui est dit à leur sujet, en supprimant si possible les propos trop fantasques, en gommant les outrances : « recadrer, tâcheronner et affadir, tel était mon rôle ».
Mais, le narrateur ne partage visiblement pas cette vision des choses : pour lui, l’histoire des saints est « un outil de conquête des âmes ». Il faut donc frapper les esprits, adapter le propos à l’époque pour remplir de nouveau les églises. De plus, tel un romancier, le narrateur aime raconter : ces vies de saints sont une source inépuisable d’éléments romanesques dont il serait dommage de se priver et, plutôt que de les placer dans l’ombre, il aurait souhaité les mettre sous les projecteurs telles des rock-stars, crier haut et fort leurs actions démesurées et folles en tirant un feu d’artifice… « Au lieu de saisir les saints dans leurs tremblements, j’en faisais des employés modèles et des ouvriers du mois. Je gâchais de la chair à sermon à longueur de semaine, quand j’aurais pu monter de spectaculaires numéros de dévotion ».
Ce qui lui plaisait ? « Les mortifications scandaleuses, les révélations obscures et les miracles invraisemblables ». Ses saints préférés ? « Le saint jongleur Bosco, qui fascinait ses ouailles en marchant sur les mains », « le célèbre Antoine, qui aurait pu prétendre au titre de patron des dompteurs tant il était capable… de dominer les lions qui visitaient sa grotte », Suzanne Foccart, Gianfranco Maria Chiti… La liste n’est évidemment pas exhaustive et de commenter : « il fallait couper les ailes de ces virtuoses et les faire entrer au chausse-pied dans des tabernacles étroits comme des bocaux. » alors qu’il les rêvait « disco, pulp et kitsch ».
Les écrits de Joseph-Antoine Boullan le fascinent car pour cet homme d’Église « la sainteté n’était pas un exemple, mais un scandale, une folie que rien ne justifiait et qui… ne pouvait s’approcher que par la fiction. Et il s’en donnait à cœur joie : ses textes étaient des machines hors de contrôle, des générateurs échevelés de rubans narratifs, d’adverbes et de superlatifs ». C’est donc l’histoire d’un narrateur qui, comme le dit P. Vasset, « tombe dans la soupe de fiction qu’il touille depuis des années ».
Et puis, il y a cette femme, Laure, qu’il rencontre dans un couloir de la Congrégation. Qui est-elle ? Où entraîne-t-elle le narrateur ? Où va-t-elle elle-même, s’offrant telle une sainte, corps et âme, à ceux qui sont là, autour d’elle pour disparaître soudain et réapparaitre ailleurs ?
Qui sont tous ces inconnus qui se donnent à leur passion, se brûlant le corps pour taguer une rame de métro, risquant de mourir à la recherche d’un partenaire éphémère auquel ils s’offriront ?
Aux marges de la ville sont les saints oubliés que le narrateur appelle à lui, citant leurs noms, un à un, comme il invoquait autrefois « l’immense cortège des saints et des archanges », le monde de ceux qui suivent leur vocation et s’abandonnent à elle dans la joie et la souffrance, entièrement, passionnément,  jusqu’à l’inconnu.
J’ai découvert un univers fascinant, celui de la vie des saints et de ceux qui ont comme métier  de la raconter. Franchement, je n’avais jamais rien lu là-dessus. Le sujet et la façon dont il est traité m’ont passionnée.
Enfin, l’écriture très maîtrisée de l’œuvre, sa dimension poétique et l’humour très présent ont achevé de me séduire.

Une très belle découverte pour cette rentrée littéraire 2016…


Livre lu dans le cadre des "Explorateurs de la rentrée littéraire" sur lecteurs.com

mardi 23 août 2016

Grichka de Laure des Accords


Éditions Verdier

C’est un livre de silences, de nombreux silences.

Parce que, parfois, il n’y a pas de commentaires à faire, pas d’explications à donner. C’est monstrueux, c’est fait. On aimerait mieux penser à autre chose, à de belles choses, mentir aux enfants, leur dire que ça ne s’est pas passé, que personne n’aurait été capable de faire ça, personne. Mais non, ça a eu lieu et il faut en parler.
Simone Lagrange, déportée enfant à Auschwitz-Birkenau en septembre 1945, témoigne face à des  lycéens.  Silence. Les élèves sortent, muets, stupéfaits.
Grichka Vyssotski, lui, ne sort pas. Un rideau de cheveux cache son visage.

Et, puis, il y a d’autres silences…
Muet à l’école, l’adolescent le sera tout autant à la maison. Etranger à sa mère, étranger à son père. « Grichka-sans-voix, réveille-toi » a-t-on envie de lui crier aux oreilles. « Fantôme d’enfant sans histoire, sans route tracée sous ses souliers. »
La mère, elle, n’est pas silencieuse mais sa logorrhée affolée masque sa peur, sa gêne.
Le père ne dit rien.
Babou, la grand-mère « coud, brode, tricote », elle rit aussi mais se tait sur son secret, bien caché, bien gardé.
Enfin, Madame Kerouani, la narratrice, professeur dont le métier est de parler, d’expliquer,  ne peut pas entrer en scène toute seule, sur l’estrade, devant les élèves. Parfois, elle bloque. Elle ne peut pas dire ce qui la ronge vraiment. Alors, elle cite les vers des autres, elle s’accroche désespérément à une parole qui n’est pas la sienne, une parole porteuse de sa douleur de femme qui vieillit, de femme seule et orpheline bientôt.

Et ces silences, tous ces silences, se mêlent, s’emmêlent : échos de peines, la voix se perd, la bouche se tord, le son se meurt…

Alors, qui parle dans ce livre, d’où viennent les mots qui surgissent ?
Du chœur. Du chœur ? Ah, bon, c’est une tragédie ? Oui, un peu.
Il explique, le chœur, il donne des conseils. C’est son rôle. 
« Prends garde aux enfants fous ».
Il dit qu’il faut arrêter de se battre, il dit qu’il faut « déposer les armes ». C’est la sagesse du cœur. Il invite à sortir du miroir, aller plus loin, vers l’autre.

Et puis, il a ce qui va sauver le monde. Quoi donc ? La littérature, voyons, l’aviez-vous oubliée ? Le théâtre. Lieu de paroles. Grichka Vyssotski veut lire. Et faire du théâtre, avec Madeleine. Alors, soudain, « Grichka parle sans s’arrêter », il est torrent, il est déluge. Il est un homme qui « sort de l’ombre à présent ».
Et les autres suivront…

Plusieurs voix qui taisent leurs souffrances, leurs blessures enfouies, leurs secrets étouffés. Et puis, tout à coup, c’est une poésie du jaillissement, une renaissance, une course vers la lumière, pour respirer enfin, vivre, remonter à la surface par la force des mots, par la puissance du verbe, de la littérature.
L’enseignante meurtrie, qui n’y croit plus, prononcera les formules magiques, celles qui font encore lever la tête de quelques-uns et le miracle aura lieu…

- Il faut qu’on parle, dira le père…

En cette veille de rentrée, je ne peux m’empêcher de dédier cette chronique sur ce texte magnifique de Laure des Accords à toutes celles et ceux qui dans quelques jours vont se retrouver devant des enfants dont il faudra délivrer la parole afin que naisse en eux le plaisir du texte littéraire, qu’ils en goûtent les mots, les phrases, les sons, les sens, qu’ils s’en nourrissent et qu’ils en vivent. Et qu’ils en soient heureux…

« De mon corps à leurs voix je sens dessous mes bras grandir comme à l’aisselle d’une feuille de tendres rameaux, jeunes, vigoureux, volubiles, et tout au bout, translucides et coriaces, des bractées aux couleurs argentées, des fleurs avortées, des mots qui me transportent.

Je veux encore une fois, une dernière fois, leur donner de la parole. » 

vendredi 19 août 2016

Beckomberga Ode à ma famille de Sara Stridsberg


Éditions Gallimard

Jackie va presque tous les jours voir son père à l’hôpital psychiatrique surnommé le « château des Toqués » : Beckomberga. Un asile immense, le plus grand d’Europe : deux mille lits et la volonté de traiter les malades différemment en leur offrant peut-être plus de liberté dans un espace ouvert où règne la nature : des tilleuls, des rosiers, un vaste parc et des grilles qu’on ne voit pas, enfin pas tout de suite…
C’est presque une ville dans la ville de Stockholm et son architecte Carl E.Westman est très fier de son projet. Les travaux ont commencé en été 1929. « Le résultat est à la fois modeste et monumental, grandiose et mélancolique. » L’espace intérieur est baigné de lumière et partout des fenêtres d’où la vue est magnifique. On voit le vaste ciel, les nuages et les oiseaux. L’hôpital ouvrira ses portes en 1932. Peut-être certains croient-ils à « un nouveau monde où personne ne sera laissé pour compte, où l’ordre et le souci de l’autre seront de mise… » Énième utopie ?
Le père de Jackie s’appelle Jim, ses amis de l’hôpital l’appellent Jimmie Darling. Comme sa fille, la narratrice, on tente une approche : on essaie de comprendre qui il est, ce qu’il pense, ce qui ne va pas et pourquoi ça ne va pas. Il boit, fait des crises d’épilepsie, veut se suicider en nageant au loin dans la mer depuis une petite plage du nord de l’Espagne, se sent chez lui à Beckomberga, ne compte pas vraiment en sortir. « De toute manière je n’ai jamais voulu vivre. » répète-t-il inlassablement à sa fille qui lui murmure : « Fais ce que tu veux, Jim. Tu as toujours fait ce que tu voulais »
C’est vrai qu’il ne s’est jamais privé, Jim : allant à droite à gauche pour profiter de femmes rencontrées, à peine aimées, s’étourdissant avec elles, se saoulant pour oublier qu’à la maison l’attendent sa femme Lone et sa fille. Elles le cherchent dans les rues de Stockholm et le ramènent à la maison comme elles peuvent.
Il finit par louer une chambre rue de l’Observatoire. Parfois, il revient à l’appartement avec son baluchon. Ceci a lieu un peu avant son admission à Beckomberga.
Jackie adolescente va voir tous les jours ce père au pavillon Grands Mentaux Hommes, tente d’échanger avec lui, pour le sauver sans doute, le sortir de là. Elle espère encore mais un médecin la met en garde : «  Jim a perdu quelque chose mais il ne sait pas ce que c’est ».
Une quête sans objet semble perdue d’avance…
Elle lui demande de sa petite voix si rien ne le rattache à la vie, même pas elle. « Ce qui rend les gens heureux ne m’a jamais rendu heureux » répond-il sans illusions. Parfois il la regarde à peine, cette fille aimante, d’autres fois, il a oublié son existence. Il se demande s’il l’a aimée un jour et le lui dit. Elle reviendra encore et encore, comme « une petite dérangée » s’accrochant à cet espoir ténu de le voir devenir heureux même si ce mot, posé à côté du nom de son père, forme un oxymore.
Elle est là, auprès de lui ou bien dans le parc à sa recherche. Elle observe les nuages qui passent, parle avec les malades. Certains médecins s’étonnent de sa présence et l’acceptent au-delà des heures d’ouverture. Elle appartient à ce lieu, à ces gens.
Plus tard, constatant que son père vieillit et que sa mère absente voyage pour fuir, elle s’accrochera à son fils Marion qui lui donnera l’impression d’être « mieux ancrée au sol, d’être enfin concernée… par la force de gravité. ».
Elle aura tenté de faire quelque chose, pensant détenir le pouvoir quasi magique d’agir sur le monde et sur les autres mais finalement elle s’avoue vaincue : « je n’ai jamais sauvé quelqu’un… je n’ai même pas ne serait-ce que failli sauver quelqu’un. »
Aveu de son échec, de sa faiblesse : elle a vu sa famille se perdre, son adolescence s’évaporer, ses illusions disparaître à tout jamais. Elle a tenté de s’approcher de ce père étrange, absent, égoïste, séduisant, terrible et fascinant. Elle a aimé sans compter celui qui lui a dit : « Je ne sais pas si je t’ai aimée », ce père avouant qu’il n’a « jamais été quelqu’un sur qui on pouvait compter ».
En voulant le sauver, le ramener à la maison auprès de sa mère, elle a failli se perdre. Elle a fini par « presque vivre » elle aussi à Beckomberga, elle qui avait peur de devenir « toquée ». « Parfois, dira-t-elle à Lone, j’ai l’impression d’avoir grandi dans cet hôpital ».
Il fermera ses portes l’hiver 1995. « Les neuroleptiques … permettent une vie en dehors des institutions », c’est un pan de sa vie qui tombe, une page qui se tourne.
Une grande mélancolie émane de ces pages poétiques et sombres, une tristesse profonde et lasse, le sentiment que quelque chose n’a pas eu lieu, n’a pas été sauvé et s’est perdu à tout jamais. La famille a sombré, l’institution a fermé.
Et l’on sent dès les premières lignes de cette œuvre terriblement nostalgique que ça ne va pas marcher, que l’effondrement est inévitable.
Des bribes de conversations, des fragments de voix, des touches de lumière parsèment l’œuvre comme de vagues souvenirs dont il ne reste que des lambeaux bientôt éteints.
Il ne se passera rien. La narratrice aurait aimé le contraire. L’espoir a guidé ses pas. En vain. L’asile a fermé, le père est mort. Reste l’enfant, Marion, à qui elle montre les lieux. Elle lui raconte certainement la vie de ceux qu’elle y a rencontrés et qui sont partis eux aussi… ou peut-être morts.
Un monde qui n’est plus, une voix seule, nostalgique et émouvante pour tenter de dire ce monde disparu.
Jackie a des visions : un oiseau de mer blanc vole dans les couloirs de Beckomberga : « Le froissement des ailes, le frémissement des plumes, un lointain relent de mer et de mort, comme si les vagues se brisaient sur une plage située quelque part à l’intérieur du bâtiment, comme si l’architecture dissimulait une blessure ».
Elle sait que cela n’est pas possible, cela n’a pas été.

Quand on n’a plus de souvenirs, il ne reste alors que les rêves… Dans le fond, c’est peut-être mieux.


                                       

vendredi 12 août 2016

Réplique du chaos de Jean-Pierre Barbérine



         Éditions Maurice Nadeau

Dix enregistrements datés, deux entretiens et quelques pages sans titre de chapitre : ainsi se présente Réplique du chaos de Jean-Pierre Barbérine .
Je me trouve, dans un premier temps, comme submergée voire littéralement engloutie par un flot de paroles incessant. Qui parle d'ailleurs ? Et à qui ? L'absence de guillemets, de tirets me brouille. Je me perds et me sens mal à l'aise. Le chaos est presque total, les repères difficiles. Je suis poussée dans le vide . Je ne m'y attendais pas. A moi de trouver mes repères, de redistribuer les répliques. Je reconstitue l'ensemble: les prises de parole, la chronologie. Ça n'est peut-être pas nécessaire mais je le fais. On verra après.
On est au café du Palais (c'est le lieu indiqué, le seul repère que je possède pour le moment), un narrateur dont je ne connais pas encore le nom dit à un autre : « Je te parle pas du sens des choses tu comprends . On s'en fout du sens. Merde au sens qu'est toujours là. »
Je suis prévenue. Il va falloir lâcher prise, sauter dans le vide, autrement, ça ne passera pas, je le sens.
L'autre personnage écoute. Il s'appelle Dionysos Tataye (oui, comme le dieu du vin en l'honneur duquel on jouait des tragédies) et a « un volcan dans la tête » . Il a trop bu . Il aura souvent trop bu !
Et l'autre, Alain Sabotier (ça y est, j'ai repéré son nom et la lectrice que je suis est rassurée), continue de parler. Le Dioni lui conseille d'écrire des livres, pour se défouler de son trop plein de mots, parce que, visiblement, ça déborde de partout, ça coule de tous les côtés et rien pour arrêter l'inondation, le déluge .
Les personnages du roman ont des choses à dire, à revendiquer, pas toujours politiquement correctes d'ailleurs : ils ressassent inlassablement, radotent, se répètent, se donnent la réplique. C'est un peu le bazar, pas bien ordonné tout ça, mais c'est vivant, humain, on sent leur souffle et leur haleine alcoolisée.
Et puis, il y a le Boulou qui dort dans un coin (ne me demandez pas qui c'est, on le saura peut-être plus tard, quelle impatience!).
Et le gars Alain continue de causer, encore et toujours, de tout, surtout de rien. J'ai parfois envie de lui rabattre le caquet, de lui crier de se taire en fermant mon livre, comme ça, CLAC, violemment ! Silence… Non, je suis prise par sa prose et poursuis.
Mon Dionysos moderne, clochard céleste, ivrogne somnambule, tente dans la nuit de rentrer chez lui, tourne en rond, lutte contre les mots qui résonnent encore dans sa tête : « Ils essaient de se mettre en phrases tout le temps » . Les trop bien élevés ! Visiblement les mots veulent se ranger, mettre un peu d'ordre dans un esprit plein de chaos mais Dioni résiste, il ne se laissera pas faire, il ne pliera pas. Le conformisme de la phrase n'est pas pour lui.
L'enregistrement suivant nous en apprendra un peu plus sur ce personnage : orphelin, il a été pris en charge par Madame Vertigot au foyer Nysa. Elle lui a inventé un père. Mort peut-être mais un père quand même. C'est mieux que rien ! Elle voulait qu'il ait une histoire lui aussi, comme les autres. Si elles savait à quel point il en aura des histoires… Elle a même inventé un nom à ce père fictif : Zagreus Tataye. « Pour agrémenter l'histoire » dit-elle .
Mais notre héros a bien du mal à se concentrer sur le fait que son père en noir et blanc sur la photo ne soit pas son père car Madame Vertigot a « deux grosses miches sous son pull ». Difficile de penser à autre chose. Elle file le vertige, la Vertigot, enfin, elle filait parce que maintenant, elle est morte : rupture d'anévrisme.
Dionysos est perdu : plus personne pour le protéger. Il s'évanouit. Souvent, il tombe, un peu partout, dans tous les coins . Il tient rarement debout. La terre tangue et tremble. Répliques sismiques ? Abus d'alcool ou de psychotropes ?
On le verra aussi voler comme dans un tableau surréaliste au dessus de la cathédrale de Clermont-Ferrand d'où il apercevra encore le mystérieux Boulou en bas qui pisse souvent contre les murs.
On le suivra alors qu'il erre dans une cave, devient surveillant dans l'Éducation Nationale , s'initie au vin, devient représentant vinicole chez Henri Maine (avec voiture de fonction, catalogues, échantillons… hum, on sent tout de suite que ça ne va pas durer tout ça!), rencontre des gens qui boivent du coca et lui conseillent de ne pas se faire exploiter. Toujours sur la route notre Dioni, « on the road » .
Mais il y a comme de la fuite chez lui. Partir, quitter les lieux clos qui le tiennent enfermé : l'école, la maison, l'hôpital. Il court notre garçon. Claustrophobe sur les bords, il a besoin d'air. Il serait même dangereux de tenter de le retenir...
Dionysos ouvre une bouteille puis encore une autre et ne se souvient plus de grand chose. Il ne retient que des bribes du réel, de ce qu'il entend, de ce qu'il voit, de ce qu'il fait. Des morceaux qu'il faudra reconstituer pour tenter d'y voir clair. Mais, est-ce bien nécessaire d' y voir clair ? On prend des risques et je ne vous dirai pas pourquoi.
Et ce déferlement de mots devient cyclone, formidable écho sonore, transe insensée, chaos délirant , théâtre de l'absurde et de la violence, que l'on a parfois envie de fuir comme lui, comme Dioni, pour respirer, pour y échapper, parce que ça nous agresse nous aussi.
La page est saturée. Pas d'espace, pas de blanc. Comment supporter ce monde halluciné, plein, étouffant ?
Dionysos fuit. Dans sa course folle, trépidante, il descend vers le sud, toujours un peu plus bas, poursuivi par Boulou (un ange protecteur, un double, une réplique ?), larguant tout (maison, voiture, vêtements...) petit à petit sur les bords du chemin.
Texte saccadé, heurté, rythmé comme le marathon fou de nos mots prononcés chaque jour aux uns et aux autres, à ceux que l'on ne voit même plus et à qui l'on parle pour se donner l'impression d'exister, texte qui petit à petit va faire émerger un personnage à la fois mythique, espèce de super-héros franchissant tous les obstacles, et terriblement humain, petit, médiocre, méprisable anti-héros. Texte tragique par le terrible destin qui est celui du personnage et comique à travers les scènes folles et oniriques qu'il nous décrit dans un style à la fois poétique et tendre.
Ce livre est une somme, une épopée comme on n'en fait plus, dans laquelle il faut accepter de se plonger, de lâcher tout et de tenir bon.
Il laisse le lecteur ahuri, étourdi, frappé par la foudre des phrases et le déluge de mots. Il faut se lancer, accepter de se perdre. Ce n'est pas facile de tomber à la renverse sans chercher à se retenir. Si vous ne vous en sentez pas capable, passez votre chemin …

Mais laissez-moi perdre pied !

mardi 9 août 2016

Deux gouttes d'eau de Jacques Expert



Ah, la gémellité… sujet qui a fait couler beaucoup d'encre ! Et pour cause : comment ne pas être fasciné par ces deux qui ne sont qu'un, cet « un » qui est double . La mythologie s'est évidemment emparée du sujet : Castor et Pollux, fils de Léda, nés de deux œufs différents, de faux jumeaux donc, Romulus et Rémus, fils de la vestale Rhéa Sylvia et du dieu Mars, vrais ou faux jumeaux, la légende ne le dit pas… Dans certaines civilisations anciennes, les jumeaux seraient des êtres supérieurs car venant sur terre avec leur double immortel, l'un devant tuer l'autre pour subsister. Ailleurs, on pense au contraire qu'ils sont maudits et l'on cherche à s'en débarrasser...
Dans tous les cas et encore aujourd'hui, la gémellité fascine et inquiète. Les termes sont nombreux pour décrire ce que ressentent les jumeaux l'un vis à vis de l'autre : attirance, fusion, mimétisme mais aussi de la rivalité, peut-être même la volonté de dominer l'autre, voire de l'écraser… et les jeunes parents anxieux de se pencher sur les livres de psychologie leur prodiguant quelques conseils pour gérer « le couple paroxystique » selon R. Zazzo, premier psychologue français à avoir publié des articles sur les jumeaux.
Cette situation pour le moins complexe semble avoir fasciné Jacques Expert qui dans son roman Deux gouttes d'eau met en scène deux frères : Antoine, analyste financier et Franck Deloye, des jumeaux monozygotes de vingt-huit ans, conçus par fécondation in vitro.
Or l'un d'eux est un monstrueux assassin : la petite amie d'Antoine, Elodie Favereau, a été retrouvée morte, décapitée. Par chance, le coupable a non seulement laissé ses traces d'ADN mais il s'est laissé piéger par une caméra de surveillance alors qu'il se débarrassait de l'arme du crime. On voit très clairement son visage sur les images de la vidéo surveillance ! Il ne reste plus qu'à aller cueillir Antoine puisque c'est lui et qu'on le reconnaît parfaitement et à le déférer au parquet.
Pour une fois, le commissaire divisionnaire Robert Laforge est d'assez bonne humeur et s'amuse des propos de son adjoint Brunet qui s'exclame : « il s'est fait choper comme un con ! ».
Bref, toute son équipe souffle ! Pour une fois, les gars de Laforge vont pouvoir rentrer chez eux pas trop tard! L'enquête est bouclée avant même d'avoir commencé ! C'est pas génial, ça ? En effet, « A cet instant, Laforge et ses hommes sont convaincus qu'ils tiennent le coupable. »
Sauf que... "Si ce n'est toi, c'est donc ton frère" comme dirait La Fontaine: Antoine a … un frère jumeau, Franck, qu'il accuse d'avoir commis ce terrible meurtre. « Ce n'est pas moi, c'est mon frère, un être mauvais» dira-t-il. « Faux, répondra l'autre, c'est lui le monstre et ça a toujours été. »
« - Putain, même gueule, même ADN et pas d'empreintes ... » hurlera Brunet aux oreilles de Laforge : ils ont en effet aussi tous deux une maladie génétique rare : l'adermatoglyphie. Ils n'ont pas d'empreintes digitales !
On est « dans la merde, Etienne ! » conclut le commissaire, dépité.
Alors dans ce cas, qui est le meurtrier ? Les gars de l'inspecteur Laforge ne sont décidément pas couchés et la tension est plus que palpable !
Impossible de lâcher ce roman policier psychologique avant de l'avoir achevé : qui dit la vérité, Antoine ou Franck ? Qui manipule l'autre depuis l'enfance ? Lequel des deux est un dangereux pervers narcissique prêt à tout pour arriver à ses fins ? Du suspense, des retours en arrière très éclairants sur l'enfance des jumeaux et le désarroi des parents face à ce couple soudé de façon quasi hermétique, un inspecteur comme on les aime : imbuvable, intraitable avec ses collègues et surtout avec lui-même, qui ne lâche rien et résout toujours ses enquêtes mais qui sent que là, ça va coincer, ça va être plus dur que d'habitude… Et si c'était le crime parfait ?

Fascinant !