Éditions Viviane Hamy
★★★★★ (J'ai adoré)
Pourquoi
ai-je dû attendre l'âge que j'ai - et je ne suis plus toute
jeune ! - pour découvrir Édith Thomas ? Pourquoi, au
hasard de mes lectures, n'ai-je jamais entendu parler de cette femme
hors du commun ?
Très engagée dans la Résistance, féministe
et d'une exigence morale exceptionnelle - appelle-t-on cela de la
droiture, de l'intégrité ou de la rigueur ?- elle eut beaucoup
de succès en son temps. Entre 1933 et 1970, elle écrivit beaucoup :
articles de presse, conférences, essais historiques, journaux
intimes, mémoires, romans (écrire, pour elle, est « une
nécessité organique ».) Après sa mort, elle sombra dans
l'oubli.
Pourquoi ?
Difficile de comprendre !
Non
seulement, j'ai découvert une œuvre (et quelle œuvre!) mais j'ai
aussi rencontré quelqu'un dont la lucidité et son corollaire, le
désenchantement, m'ont beaucoup touchée.
Je
tiens Le jeu d'échecs comme un roman
majeur que l'on devrait élever au rang de classique, et je ne peux
que remercier les éditions Viviane Hamy de m'avoir permis cette
rencontre qui n'aurait jamais eu lieu sans la publication de ce
roman.
Celui-ci,
écrit neuf mois avant la mort de l'auteur, à 61 ans, est publié
chez Grasset en 1970. Le succès est immédiat, il faut dire que
l'écriture est d'une telle beauté que le texte ne peut que
s'imposer immédiatement.
Mais
ce qui frappe avant tout, outre cette écriture, c'est le ton de ce
roman que l'on sait en grande partie autobiographique :
j'employais tout à l'heure le mot « désenchanté »,
oui, c'est cela, un texte sans illusions et d'une telle lucidité sur
soi-même et sur l'existence que l'on imagine aisément toute la
souffrance qui en découle, la vie apparaissant, pour la narratrice,
comme un fardeau plus ou moins lourd à porter selon les périodes
mais dont le poids se fait, de toute façon, toujours sentir.
Dans
ce roman, Aude, la narratrice, s'adresse à un homme qu'elle a
rencontré et qu'elle a aimé. On peut penser que si elle a eu
d'autres amours dans sa vie, ce fut pour compenser la non-réciprocité
de ce sentiment intense qu'elle a ressenti pour cet homme et aussi
bien peut-on conjuguer ce verbe au présent. Alors, elle s'adresse à
lui et lui explique. Aude est une femme sincère, honnête avec elle
même, incapable de se bercer d'illusions ou de se perdre dans ses
rêves. Elle se connaît, connaît les gens et sa lucidité, au fond,
est une arme qui se retourne à tout moment contre elle, au risque
même, à certains moments, de la tuer. « Je m'efforce
toujours d'entrer dans le jeu de l'autre et de me regarder du dehors
avec les yeux d'autrui : telle que je suis et non telle que je
voudrais être. »
Comment
vivre au quotidien avec cette vérité, cette sincérité sur
soi-même ?
Elle
le sait, Stevan est perdu à jamais pour elle. « … je sais
que rien, ni personne, ne peut plus m'aider du dehors, que rien du
dehors ne viendra jamais plus jusqu'à moi. Le mur est maintenant
sans fissure. »
La
désillusion n'empêche pas la présence de « fragments »
de souvenirs, moments uniques et fugaces passés auprès de lui,
instants teintés de tristesse et de mélancolie. Les pages évoquant
ces rencontres assez rares et dont la narratrice sait qu'elles sont
sans lendemain apparaissent comme d'une pure beauté et je ne me
lasse pas de les relire…
Comment
espérer ce que l'on sait au fond impossible ? Comment ne pas
rechercher alors, pour se protéger, une forme de « détachement
sans aigreur, une indifférence sans mélancolie » pour
enfin accéder à un certain « apaisement ». Faire
en sorte d' « être » le moins possible, s'oublier
dans le travail, l'étude, ne plus sortir.
Évidemment,
le lecteur s'interroge sur cet homme, Stevan, communiste comme Aude,
et qui, à demi-mot avoue être « enfin libéré d'une
ancienne liaison... »
Quelle
terrible souffrance traîne -t- il comme un poids mort l'empêchant
d'avancer ?
C'est
la rencontre avec une femme, Claude, qui va permettre à Aude de
tenter d'exister de nouveau malgré une époque terrible qu'il lui
faudra traverser, celle de la Seconde Guerre, du nazisme, du
fascisme, des bombes atomiques, bref, de la folie humaine. « C'est
à Claude que je dois d'avoir pu reprendre pied dans ce monde
absurde », confie Aude.
Comment
supporter l'insupportable ?
Les
journaux intimes d'Édith Thomas regorgent de pages sur cette
période : on la sent touchée au coeur, meurtrie au plus
profond de son être, tentant d'agir comme elle peut en tant que
Résistante. Elle fut d'ailleurs une des premières à participer au
Comité national des écrivains, organisant des réunions chez elle.
Elle collabora à des journaux liés à la Résistance, publia des
textes aux Éditions de Minuit, créées, on le sait, de façon
clandestine par Jean Bruller, autrement dit, Vercors. Elle organise,
chez elle, des réunions du Conseil National de la Résistance, ira
rejoindre le maquis.
Revenons
à Aude…
« Que
me restait-il entre le néant de ma vie personnelle, l'horreur du
monde et l'absence de Dieu ? » La sincérité de la
déclaration, l'absence encore une fois d'illusions m'interpellent,
comme on dit. Il y a quelque chose de viscéral dans la façon dont
l'auteure à travers son personnage vit son époque et son rapport au
monde. Il y a du Meursault chez Aude, du Camus chez É.Thomas dans ce
sentiment profond d'absurdité qui est le leur et qui constitue la
matière même de leur existence.
« J'avais
perdu Claude et je n'avais jamais atteint Stevan. Le travail
d'archéologie que je faisais pour gagner ma vie n'était pas un but,
mais le moyen de vivre une vie sans but. Je me moquais éperdument
des chapiteaux de romans.
Mes
collègues du musée
m'ennuyaient. Mes amis m'étaient indifférents. Aller
au cinéma ou au théâtre m'ennuyait autant que de tricoter, de lire
des romans ou de ne rien faire. Tout était en somme égal, et égal
à zéro. »
Terrible
lucidité dans l'analyse que quiconque s'empêcherait de faire pour
se protéger du néant. Aude a le courage (mais a-t-elle le choix?)
de sa clairvoyance, de son discernement, de son analyse, sans
illusions, d'elle-même. Elle semble marcher sans cesse sur un fil,
au risque, à tout moment, de chuter. Aude
est archéologue de métier (Édith était archiviste
paléographe) : elle semble s'observer elle-même, classant,
analysant ses sentiments, ses émotions avec la rigueur d'une
scientifique, ce qui la conduit à un bilan pour le moins désespéré,
s'il en est.
Ce
qui fascine chez Aude, c'est aussi la modernité de sa pensée.
Est-elle féministe ? Oui, elle l'est assurément et remet en
cause ce que l'on assigne aux femmes, la place où la société leur
demande de se tenir : « je n'ai jamais accepté
d'être une femme, ou plutôt je me suis toujours révoltée contre
l'idée qu'on m'en proposait. L' « éternel féminin »
me semblait ridicule, une invention masculine fabriquée au cours des
siècles par les hommes et pour eux. », « Une
femme n'est-elle jamais qu'un reflet qui change au gré de l'homme
qu'elle rencontre ? » Mais cela va bien plus loin :
Aude refuse presque la notion de genre et ce qu'elle dit de ses
sentiments pour Claude me semble d'une modernité incroyable : « En
y réfléchissant, je m'apercevais que je ne songeais jamais à
Claude comme à une femme. Nous étions seulement deux êtres humains
en face l'un de l'autre, spirituels, presque asexués ».
Quant aux relations physiques, ses propos frappent par leur
sincérité : « J'avais cru aimer les hommes et
ils n'avaient pas été mes amants. J'avais pris des amants, et
c'étaient des hommes que je n'aimais pas. L'amour et l'acte de
l'amour avaient toujours été pour moi parfaitement distincts. Ces
expériences me permettaient de considérer l'acte physique de
l'amour comme dénué de toute importance. Parmi les différentes
actions que l'on peut commettre, c'est encore celle qui vous engage
le moins. »
Quelle
honnêteté dans les propos de cette femme qui refuse, au nom de sa
liberté, de se plier aux convenances de la morale bourgeoise, une
femme qui « ne se paye pas de mots. » Seule, la
vérité est son guide. Tant pis si les autres n'ont pas la même.
Elle l'exprime à plusieurs reprises dans le texte : tous ses
actes, ses propos sont réfléchis et assumés. Aude est une femme
libre, elle fera ce qu'elle croit être juste et en correspondance
avec sa vision de la vie.
Inutile
de vous dire, encore une fois, que la découverte de ce texte et de
cette auteure ont été pour moi une expérience essentielle :
ce refus du mensonge et de l'illusion m'apparaît digne du plus grand
respect . « Ni à travers un être, ni à travers une
idée je n'avais su donner un sens à ma vie. Des millions de gens
vivent ainsi et s'en contentent. Je n'étais pas de ceux-là. »
Qui peut avoir le courage d'oser penser cela ?
De
plus, j'admire cette nécessité fondamentale qu'elle a d'être en
accord avec elle-même et d'assumer jusqu'au bout ses moindres
actions, si opposées soient-elles à la morale de la société.
Comment ne pas l'admirer ?
Une
postface passionnante de Nicolas Chevassus-au-Louis rappelle à quel
point Édith Thomas a été de tous les combats, osant dire à voix
haute, à travers de nombreux articles de journaux notamment, ce que
d'aucuns préféraient passer sous silence, et ce, avec une telle
perspicacité dans ses analyses et une telle indépendance d'esprit
que l'on ne peut qu'être fasciné par l'intelligence et le courage
de cette femme.
Je
ne peux que vous conseiller de lire Le Jeu d'échecs.
Qui sait ? Vous n'aurez peut-être pas l'occasion de recroiser
Édith Thomas et donc de la rencontrer et croyez-moi sur parole, vous
perdriez beaucoup. Vous serez inévitablement touché par la
modernité de son propos et la sincérité qui est la sienne à
chaque page. Quant à son écriture, elle achèvera de vous
enchanter.
A
découvrir (auteure et œuvre) de TOUTE URGENCE !!!