Beckett
tente une
expérience
de l’effacement (de la mort?). Le lecteur
perd tout repère, il n’y a plus de personnages, plus de lieux,
plus
de temps et
presque plus de
mots. L’oeuvre
s’annule et disparaît, comme si le romancier voulait atteindre
une espèce d’anéantissement complet, une sorte de rien, de vide,
de non-être (sans y arriver car il reste toujours des mots sur la
page)
et finalement, cette
recherche de l’échec absolu (totalement
désespéré),
on
le voit,
produit
du
pur Beckett, du nectar de Beckett, du
Beckett pur jus… (vraiment,
allez y jeter un œil, cela vaut le détour!)
S’inspirant
donc de cette citation, Claro
nous
parle dans
son dernier livre
de l’échec en littérature. Claro propose un texte
multiforme : essai, pensées, fiction, réflexions,
autobiographie, listes, définitions, pastiches, poésie, le tout
agrémenté de jeux de mots, de clins d’oeil, de sous-entendus, de
détournements de citations… Le texte est intelligent, brillant,
plein d’humour et bourré de références… Il vaut mieux le lire
à tête reposée tellement le raisonnement prend parfois des voies
un peu tortueuses, voire discutables, mais toujours très
stimulantes. C’est du Claro : ça pétille, ça fourmille
d’idées et franchement, même si l’on n’a pas toutes les
références, on s’amuse bien !
J’ai adoré la première partie où il est question de la
traduction : Claro est traducteur et romancier, il sait donc de
quoi il parle! En effet, traduire, selon Claro, c’est forcément
échouer. L’échec serait le fondement même de la traduction :
comment substituer une langue à une autre, un monde à un autre
monde, une époque à une autre époque ? « Quand je
traduis « bread » par « pain », je fais comme
si le rectangulaire pain anglais avait le pouvoir de
s’arrondir, s’allonger, se fendiller, et dorer pour prendre
l’allure d’une sémillante baguette parisienne. »
Sans
compter qu’un mot a un sens ET une forme. Que dire de Baudelaire
qui traduit le mot tout riquiqui « dull » par le
beau « fuligineux » ? Quelle erreur !
« « Dull » sent l’échec… on
dirait que la bouche l’émet à peine… « fuligineux »,
lui, serpente, ... un peu prétentieux…. Il répand ses
cendres avec panache. »
« Il
existe entre les langues une faille infranchissable »
conclut l’auteur.
Intéressantes
aussi ses réflexions autour de la traduction du début de « Mile
Zero » de Thomas Sanchez : « It is about
water. » Comment traduire ce début ? Pas si simple !
Quant
au titre « Under the volcano » de Malcolm Lowry,
Claro en dit ceci : « Voulez-vous être « au-dessous »
du volcan ou « sous » le volcan ? Invitation
au débat...
Passionnante
aussi sa façon de procéder lorsqu’il doit traduire une œuvre
parue en 1960 mais dont l’histoire se déroule au XVIIe …
Et
puis, ajoute l’auteur, il faudra un jour se résoudre à virer le
lit de la chambre de Virginia Woolf... Mais oui, c’est vrai,
pourquoi l’a-t-on reléguée dans une chambre alors qu’elle
demandait une pièce entière, un lieu à elle? Je n’avais jamais
pris conscience de cette traduction fautive ! « La room
woolfienne n’avait rien d’un boudoir et l’on aurait pu s’en
aviser un peu plus tôt. » s’exclame l’auteur !
Claro
aborde ensuite le sujet de l’écriture. En effet, écrire, comme
traduire, c’est échouer : on gomme beaucoup, on rature, on
fait des brouillons et ça finit souvent à la poubelle ! Et
c’est plutôt bon signe si l’on veut tenter d’échapper à
« l’écriture pavillonnaire », l’expression
est d’Éric Chevillard et elle désigne des livres qui se
ressemblent et utilisent les mêmes clichés...
Écrire,
c’est échapper à certains pièges : celui par exemple de
vouloir DIRE. Le mieux serait même que l’écrivain n’ait rien à
dire. Le « dire » oblige l’écrivain à « se
plier au langage commun.» « Écrire
serait donc ne pas dire mais contre-dire.» Bien dit !
Ainsi,
échouer en écriture devient la condition même de l’écriture,
fondée sur le principe du recommencement, de la correction, de
l’effacement.
Il
est question aussi de Kafka. (Peut-on dire qu’il a échoué pour la
raison que son œuvre est inachevée, lacunaire, fragmentaire ?
Je m’interroge...) Peut-être peut-on parler d’une œuvre en
attente de fin, comme les personnages kafkaïens sont en attente d’un
châtiment, d’une mort, d’un jugement. Ainsi le mot « fin »
chez Kafka n’est-il pas vraiment opérant... Et l’échec
(l’impossibilité d’en finir) prend tout son sens et donne à
l’oeuvre toute son épaisseur...
Pessoa,
l’homme aux nombreux pseudos, a échoué lui aussi : il a
« échoué à n’être que Pessoa.» « Je
suis un fragment de moi-même conservé dans un musée abandonné »
dit-il en parlant de lui-même. Cette fragmentation est peut-être
précisément à l’origine d’une œuvre polyphonique bien plus
intéressante qu’un bloc organisé et cohérent, « une
œuvre ouverte et infinie.» qui n’est possible que par
l’échec... Finalement, la réussite réside dans une espèce
d’aboutissement de l’échec. Un échec parfait.
Un
texte stimulant !
Désolée,
Claro, vous n’avez pas échoué et malgré tout votre livre est
réussi… Comme quoi, l’échec n’est pas à la portée de tous…
N’échoue pas qui veut !