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samedi 12 octobre 2024

Bien-être de Nathan Hill

Éditions Gallimard
traduction: Nathalie Bru
★★★★★
coup de coeur


 Si je laisse de côté une belle tendinite à l’épaule qui s’est rappelée à moi lors de la lecture de ce pavé (pas loin de 700 pages quand même), j’ai vraiment adoré ce roman. Un VRAI roman, j’allais dire comme on ne sait plus en faire, bien épais avec des personnages aux portraits extrêmement fouillés et une construction astucieuse qui dévoile petit à petit tout un tas d’informations permettant de mieux comprendre l’origine de leur comportement… C’est là qu’on voit que Nathan Hill est vraiment un conteur virtuose qui nous fait vivre pleinement l’enfance de ses deux personnages principaux, un peu à la manière des récits du XIXe : là, on est complètement embarqué, impossible de lâcher prise. Je ne parlerai pas non plus (belle prétérition) de la recherche documentaire vertigineuse qui a précédé l’écriture de ce texte, le rendant vraiment passionnant. Les thèmes abordés, dans une perspective scientifique et sociologique, sont multiples et riches : éducation, relations amoureuses, couple, effet placebo, fiction, algorithmes... Les analyses se mêlent subtilement à la fiction sans jamais peser et les grands mythes passent à la moulinette de la déconstruction...

J’ai aimé aussi l’humour omniprésent … Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas autant ri en lisant un livre ! Cette satire de notre monde moderne est vraiment jubilatoire... (pour celles et ceux qui l’ont lu, je pense, entre autres, aux pages évoquant la façon dont le père de Jack découvre Facebook et le monde d’Internet… HILARANT !!!)

Et enfin, l’humanité et la poésie de ce roman m’ont beaucoup touchée.

Bref, lire ce roman, c’est être porté par une histoire qui nous tend un miroir : on rit de nous-même et des autres, des fictions qui nous font vivre et qui nous aident à supporter notre pauvre humanité. Mais l’on apprend aussi à accepter d’être ce que l’on est …

Je vous laisse faire connaissance avec Jack Baker et Elizabeth Augustine… Nous sommes dans les années 90 à Chicago. Leurs appartements se font face. Ils s’épient, ont follement envie de se rencontrer et de s’aimer…

Un roman brillant et un pur bonheur de lecture.

Gros coup de coeur !

 

lundi 16 septembre 2024

Alors c'est bien de Clémentine Mélois

Éditions l'arbalète Gallimard
★★★★★

 J’adore Clémentine Mélois. J’avais beaucoup aimé ses « Cent livres », parodies assez géniales de couvertures des grands chefs-d’oeuvre littéraires. Ses « Six fonctions du langage » m’avaient fait hurler de rire, quant à ses listes de « Sinon j’oublie » : elles m’ont transformée en fan absolue. Qu’est-ce qu’elle me fait rire avec toutes ses inventions, ses détournements, sa fantaisie, sa façon de voir le monde et de s’en moquer joyeusement. Parce qu’il vaut mieux rire, toujours, tout est tellement triste parfois. Ah, c’est vraiment une fille que j’aurais aimé avoir comme copine !

Elle nous parle ici de la mort de son père… Eh bien figurez-vous que l’on rit presque à chaque page (même si on pleure un peu aussi…) et l’on découvre toute la famille. J’adore la famille Mélois à la folie. Je demande le père, un sculpteur drôle, tellement drôle, poète aussi, inventeur, chanteur, philosophe… grand amoureux de sa femme et un papa fou de ses filles Mathilde, Barbara et Clémentine… La mère est prof de français, le plus beau métier du monde, mais elle sait tout faire, elle aussi ! Puis, il y a des bêtes aussi chez les Mélois. Et des amis qui passent.

Bernard travaille à ses sculptures (tellement incroyables) en sifflotant « Petite fleur». Il meule des heures entières, perdu derrière un feu d’artifice d’étincelles. Il en a usé des meuleuses Eco+ à 19 euros 90 ! Entrer dans son atelier, c’est magique… (je suis allée voir sur Internet)… C’est la caverne d’Ali Baba. Les Mélois sont des glaneurs. Ils ramassent ici et là tout ce qui peut servir ! Et comme tout peut servir, ils en ramassent des choses ! Une forge par exemple. Pour quand ils auront besoin de forger quelque chose…

Et puis, dans cet atelier, on peut tomber sur un Monet, un Miró, un Klein, certes signé d’une écriture qui ressemble étrangement à celle de Bernard, mais on s’en fiche ! Il y a même un Camille Corot dédicacé à Bernard : « À Mélois dont je pressens la grande œuvre. » Le rire est partout chez les Mélois même sur la tondeuse automatique sur laquelle ils ont scotché le buste du pape… Jolie la papamobile !!!

Donc dans ce livre, il s’agit de la mort du père, disais-je, mais c’est tellement la vie dans cette famille que la mort du père c’est toujours la vie, l’amour, la tendresse, le rire, l’imagination. Ils veulent lui rendre un hommage de folie, à la hauteur de ce qu’il a toujours été, un être exceptionnel. Ils bossent comme des fous pour que tout soit beau, avec des lumières, de la jolie peinture bleue sur le cercueil, des poèmes, de la musique. Un véritable show !

Bernard a choisi son cimetière, un cimetière marin à Saint-Quentin-sur-Allan dans l’Aisne, au beau milieu d’un champ de blé et de forêts. Il a installé un carillon sur le muret qui monte au cimetière, une rampe musicale faite de tubes en alu (on a toujours plein d’inventions chez les Mélois) et l’on salue les morts ou on les prévient que l’on arrive.

Tiens, d’ailleurs, ça serait une bonne idée de se faire enterrer avec des choses qu’on aime… des galettes bretonnes par exemple !

Ce texte de Clémentine Mélois est un magnifique hommage à son père. Bien sûr, il est question de la mort mais l’on sourit à chaque page tellement cette famille est attachante. Et puis, comme l’écrit l’autrice : « Ceux qu’on aime souffrent et meurent, et on se surprend à rire encore. Le chocolat est délicieux. Le champ de lin n’a rien perdu de sa beauté, la clématite sauvage croule sous les fleurs. Ça sent le maquis corse et la lande bretonne, les ronces larges comme des tuyaux d’arrosage promettent des mûres aussi grosses que des noix, on se dit qu’on pourra en faire des tonnes de confiture. Malgré tout. »

Un bonheur absolu de lecture !




 

jeudi 5 septembre 2024

Jour de ressac de Maylis de Kerangal

Éditions Verticales
★★★☆☆

 Ah, l’écriture de Maylis de Kérangal, ces phrases qui s’enroulent sur elles-mêmes, se tordent, se déploient … Et ces mots pleins de minéralité, de matière, de substance. Du brut, de l’organique, du primitif. Lire un texte de Maylis de Kérangal, c’est vivre une espèce de corps à corps sensuel avec le monde. Tu te prends de la poussière, du vent, du béton. Bonne idée, Le Havre, pour ça ! (Tiens, un jour il faudra que je vous raconte ma visite du Havre sous la pluie avec ma fille… hein, tu t’en souviens Pauline comme tu m’avais bousillé ma journée, mon appartement Perret, moi qui rentrais dans tous les halls d’immeubles pour en admirer les boîtes aux lettres…) Elle sait rendre les lieux, Maylis, les dire, en extraire la substantifique moelle. Elle est douée aussi, pour vous balancer dans un monde inconnu : celui des transplantations cardiaques, des décors en trompe-l’oeil, des fabrications de ponts. Tu n’y connais absolument rien et tout d’un coup, ça devient ta plus grande passion. T’as juste envie de prendre tes pinceaux ou de t’inscrire au conservatoire d’art dramatique pour apprendre les techniques du doublage... Et elle t’offre tous les mots qui vont avec et qu’elle est allée chercher un par un, du plus simple au plus tordu... et tout cela nous régale et on en redemande ! Je raffole de tout ça, de tous les trucs estampillés « Kérangal », toujours les mêmes, dans chaque livre, toujours aussi délicieux...

Pourtant là, j’ai mis du temps à comprendre ce qui ne passait pas. Il y avait un truc qui coinçait et qui faisait que non, cette fois-ci, ça ne prenait pas vraiment. Je lisais le texte « de loin » sans vraiment rentrer dedans. Il m’a fallu deux lectures pour comprendre. En fait, j’ai eu l’impression de lire une espèce de patchwork mal cousu, des textes conçus séparément et mal lissés, mal ficelés. Des morceaux disparates, un peu trop dans l’air du temps et dont à vrai dire je n’ai pas toujours bien vu l’intérêt ... Et pire que ça, j’ai senti parfois que l’on frôlait le cliché… Horreur… Ah, le départ dans la nuit de la narratrice et de son mari roulant en vélo électrique sur la piste cyclable le long du canal de la Villette… Je ne suis pas foncièrement allergique aux vélos électriques (en tout cas, nettement moins qu’aux trottinettes) mais franchement cette fin un peu bobo-parisien-les-cheveux-dans-le-vent…

« Jour de ressac » ne m’a pas séduite. J’ai trouvé ce texte convenu et pas très original dans le fond.

Elle tenait pourtant l’incroyable thème du doublage. Ahhhh, elle l’avait son truc ! Il aurait fallu sans aucun doute creuser de ce côté là.

Le Havre ok, le vent, la mer, le passé, la guerre, l’amoureux oui oui…

Mais le doublage quand même ç’aurait été tellement mieux !


 

jeudi 25 juillet 2024

Canada de Richard Ford

Éditions Points
traduit par Josée Kamoun
coup de coeur ❤❤❤


 Dans l’émission radiophonique de France Culture « La bibliothèque de... » consacrée à Josée Kamoun, celle-ci se dit « hantée » par une œuvre qui l’a beaucoup marquée : « Canada » de Richard Ford, texte publié en juin 2012 aux États-Unis. Josée Kamoun explique qu’elle relit régulièrement ce roman (qu’elle a traduit) sans jamais en épuiser totalement le sens.

« Canada » est en effet une œuvre étrange, énigmatique et qui donne l’impression qu’un mystère se cache dans ce qui est dit, dans ce qui est là devant nos yeux mais que nous ne parvenons pas à saisir. Comme le dit la traductrice qui l’a relu plus d’une fois : à la fin, le mystère reste complet. À moins qu’il n’y ait pas de mystère. Seulement du vide et du silence.

Le narrateur, Dell Parsons, professeur à la veille de la retraite, raconte comment, alors qu’il avait quinze ans, ses parents, des gens banals et sans histoires, des gens ordinaires et tout à fait respectables, ont été amenés à dévaliser une banque, eux qui n’étaient absolument pas prédisposés à accomplir ce genre d’acte. Il évoque donc son enfance, interrompue brutalement par le hold-up et ses terribles conséquences à savoir l’éclatement de la structure familiale au moment même où il était un adolescent en train de se construire.

Il tente de cerner la personnalité de ses parents et de sa sœur jumelle. Le regard distancié du jeune homme devenu adulte donne l’impression qu’un destin terrible s’est abattu sur lui sans qu’il ait pu faire quoi que ce soit, le privant de toute liberté. Il ne fut en effet que le témoin en retrait d’événements qui se sont imposés à lui sans qu’il puisse avoir la moindre prise sur eux.

Qui est coupable ? Comment ses parents ont-ils pu en arriver là ? N’ont-ils pas, eux aussi, été piégés par la vie ? Comment survit-on, adolescent, balancé seul dans le monde, comme abandonné ? Le narrateur est sans cesse à la recherche d’un sens à donner à tout ce qu’il vit, à la terrible violence qu’il a subie. Il est extrêmement touchant dans sa volonté de comprendre, d’analyser le réel, de « reconstituer sa vie », lui qui, adolescent, voulut croire le plus longtemps possible qu’il allait pouvoir vivre normalement au sein de sa famille, aller au lycée comme les autres et se vouer à ses passions : les échecs (où l’on se déplace avec méthode et calcul) et l’apiculture (il est fasciné par l’organisation parfaite d’une ruche.) Mais le destin en a décidé autrement. Quel a été le sens de tout ce qui lui est arrivé ? Y avait-il, au moins, un sens à tout cela ?

Ford est un romancier brillant : ses personnages, incarnés grâce à des portraits extrêmement fouillés et ses descriptions de paysages, remarquables de précision et de nuance, créent un univers à la Hopper. Tout est là, sous nos yeux et pourtant, l’inconnu demeure. Josée Kamoun ajoute que « Canada » est un roman de l’espace, dans lequel les personnages se déplacent constamment, et de la frontière, du passage. Les descriptions des grandes étendues de blé sous un ciel immense sont fabuleuses de beauté et de mystère. Mais pour autant, aller ailleurs ne signifie pas « aller mieux ». Partir ne veut pas toujours dire « se reconstruire » ou « revenir ».

Par ailleurs, la capacité d’invention de Ford est étonnante : il surprend constamment son lecteur en plaçant ses personnages dans des situations inattendues, les rendant par là-même étrangers à ce qu’ils vivent et peut-être aussi à eux-mêmes.

« Canada » est un fabuleux roman d’apprentissage qui montre comment l’on se construit quand tout se détruit autour de nous. Il dit ce qu’est la vie. Brutale, cruelle, sans pitié. Absurde aussi. Absurde surtout. Et qu’il est inutile de chercher un sens caché. Il faut faire avec et essayer. Tant bien que mal.

Incontestablement, « Canada » est un très grand roman.




 

mercredi 5 juin 2024

Yellowface de Rebecca F.Kuang

Éditions Ellipsis
★★☆☆☆

 Comment diable ce livre a-t-il pu se retrouver sur la table des thrillers pour adultes ?

Comment Laurent Chalumeau du « Masque et la plume » a-t-il pu dire que c’était hyper-prenant au point d’abandonner toute activité pendant trois jours ?

Comment Stephen King a-t-il pu écrire «Impossible à lâcher. Difficile de s’en remettre. »  comme on peut le lire sur la jaquette ? Je m’interroge… Que de mystères...

Attention, je ne dis pas que les problématiques abordées dans ce roman sur l’écriture et le milieu de l’édition ne sont pas intéressantes. Il est en effet question des fameux « démineurs éditoriaux » ou « lecteurs de sensibilité », d’appropriation culturelle, de la question de la légitimité, de racisme etc... mais le traitement qui en est fait est très clairement destiné à des adolescents ou de jeunes adultes…

Le sujet : une jeune écrivaine, June Hayward, peine à se faire publier. Lors d’une soirée qu’elle passe avec Athena Liu, une de ses anciennes copines de fac - belle, intelligente, cultivée-, cette dernière meurt accidentellement. Or, il se trouve qu’Athena Liu est une étoile montante de la littérature. Imaginez : son compte Insta déborde de likes, elle a reçu tous les prix du monde et participé aux plus belles soirées littéraires de l’univers avec des étoiles qui brillent et des admirateurs partout. Bref « elle est incroyable. » (c’est une citation hein…), a « des milliers de dollars sur son compte en banque » (autre citation) et je ne vous parle même pas de son trois-pièces au neuvième étage avec « un humidificateur qui siffle sous les calathéas ». Z’avez pas ça vous, hein...

En deux temps, trois mouvements, June va en profiter pour lui piquer ses brouillons, les retravailler et publier un livre. Seulement, elle n’est pas d’origine chinoise comme l’était la première et l’on va lui reprocher non seulement de n’être pas « autorisée » à raconter une histoire qui concerne des Chinois mais aussi la soupçonner de ne pas être l’autrice du livre….

Le roman met bien en évidence ce qu’est devenue l’industrie du livre à travers une satire assez vive du milieu littéraire : on y voit le rôle primordial des réseaux sociaux, des prix, la course aux best-sellers… Il n’est d’ailleurs question que d’agents, de directeurs littéraires, de négociations de contrats, de box livres (les éditeurs envoient le livre accompagné d’une pochette, d’un porte-clef, d’un sachet de thé parfumé  …) On voit bien la nécessité d’être « une voix marginalisée » pour être plus facilement publiée : « une asiatique queer ? Vous cochez toutes les cases. » (En vrai, quelle misère !) Encore une fois, cette dimension est plutôt bien décrite dans le roman…

Mais les gamins passent leur temps à poster des messages sur Insta, Twitter, Tik Tok ou à les lire (et donc, nous lecteurs, nous devons aussi subir un certain nombre de messages sans aucun intérêt) tandis que la pauvre June Hayward pleurniche sur son lit en jetant son téléphone à l’autre bout de la pièce.

Par ailleurs, que de répétitions, de clichés, de scènes complètement improbables. On sent que l’autrice (la vraie) tire à la ligne. Que de platitudes dans les dialogues… Et la traduction n’est pas bien folichonne non plus...

Encore une fois, c’est un livre qui peut trouver son public mais il faut que ce soit le bon ! J’arrête là ma chronique, la littérature pour ados, ce n’est pas pour moi et j’ai même horreur de ça.

Mesdames, Messieurs les libraires, bibliothécaires, placez ce livre au bon endroit et tout ira bien !

PS : j’ai quand même adoré cette phrase dans le livre « Personne (aucun auteur) ne se vend bien en France. Si les Français t’apprécient, tu sais que tu fais carrément fausse route. »

(Tenez bon, les gars !)

PS 2 : à la fin du livre, vous disposez de l’adresse du site Internet de l’autrice, de son compte Instagram et X.

Et de sa photo, bien sûr...


 

vendredi 31 mai 2024

La contrevie de Philip Roth

Éditions Folio
★★★★★

 Quel livre époustouflant ! Comment chroniquer un roman aussi dément, aussi protéiforme, aussi profond ? Par quoi commencer ? L’histoire peut-être ? Ou bien LES histoires car le dispositif narratif est tel que l’auteur trompe sans cesse le lecteur, s’amuse à le perdre, le balade constamment, le sort de sa zone de confort, l’amène à se poser mille questions sur les personnages et leur trajectoire de vie, la frontière entre le réel et la fiction, ce qu’est la littérature et de quoi elle se nourrit…

En effet, la construction surprend par son originalité : mises en abyme (nous lisons un roman dans lequel se trouvent d’autres romans), trompe-l’oeil, jeux de miroirs, imbrications d’éléments qui se recoupent, s’enchâssent, se font écho, se complètent, se contredisent comme pour signifier toutes les possibilités qui s’offrent aux personnages de suivre un chemin ou l’autre, d’infléchir leur histoire, de vivre ou de mourir… Tout est possible car l’invention d’un écrivain est sans limites. Il fait ce qu’il veut de ses personnages. À l’infini ... Il lui suffit régulièrement de rebattre les cartes et de les redistribuer… Et une nouvelle partie est lancée …

Et pour nous, lecteurs, la question est la suivante: dans tel ou tel chapitre, à quel degré de fiction sommes-nous ? Je veux dire : dans la fiction que nous lisons, où est le « réel fictionnel » ? Nulle part, nous répondrait Roth. Et il aurait raison !

Le sujet : Nathan et Henry Zuckerman, deux frères juifs originaires de Newark, ont suivi des voies très différentes : l’un, double de l’auteur, écrivain, célibataire, passe sa vie à observer le monde pour nourrir sa prose. En effet, il puise sa matière romanesque dans sa vie familiale, son enfance : « Tu pourrais pas, du moins en dehors de tes livres, te trouver un cadre de référence un tout petit peu plus vaste que la table de cuisine à Newark ? » lui reproche son frère, Henry, dentiste et père de famille, qui supporte mal l’ironie cruelle avec laquelle Nathan le défigure constamment. « Les gens sont le plus souvent parfaitement dénués d’originalité; le travail du romancier consiste donc à les faire paraître autres. Ce n’est pas une mince affaire. Pour rendre Henry intéressant, il faudrait que j’y mette du mien. » explique Nathan de façon cinglante, et il ajoute : « malgré sa détermination à devenir un homme nouveau, je trouvais Henry aussi naïf et inintéressant qu’il l’avait toujours été. »

Sa famille juive lui a reproché de l’avoir ridiculisée (fait autobiographique en lien avec l’écriture de « Portnoy et son complexe ») : « les Juifs n’étaient pas venus au monde pour distraire mes lecteurs, ni pour mon bon plaisir, et encore moins pour le leur. Il fallait donc mesurer la gravité de la situation avant de lâcher la bride à ma veine comique et d’attirer l’attention sur les Juifs de manière négative. » Henry a toujours eu le sentiment d’être dominé par son frère qu’il accuse d’être un odieux personnage prêt à tout pour alimenter sa fiction : « Dans sa tête, elle n’a jamais compté, la vérité des faits, la vérité des êtres : au contraire, tout ce qui est important se retrouvait déformé, travesti, poussé à la caricature, déterminé par ces tours de passe-passe sans fin, calculés, mijotés sournoisement dans sa terrible solitude ; tout n’était que calculs avantageux pour lui, manipulation délibérée ; en permanence et sans relâche cette effroyable dénaturation des faits. » Lui, le dentiste, est au contraire du côté de la précision, de « la justesse et de l’exactitude mécanique. »

Pour l’écrivain, les événements de la vie apparaissent comme des « textes à venir » Un autre personnage dira à Nathan : « La vérité, c’est que tu aimes que les choses t’affectent. Tu n’arrives pas à tisser tes histoires autrement… La quiétude t’inquiète, elle nuit à la littérature. »

Deux frères qui s’opposent en tous points.

Que va-t-il leur arriver ? Je ne peux vous donner plus d’informations sur ce sujet sans dévoiler ce qui fait à mon avis l’intérêt du livre.

Sachez quand même que « La Contrevie » est un livre bavard (et ce n’est pas un défaut, hein...) : tout le monde prend la parole dans ce roman, sous des formes différentes : éloge funèbre, lettre, coup de fil, dialogue théâtral ou long monologue. Les « je » sont nombreux, complexes, multiples, torturés, prolixes… La parole, omniprésente, envahissante, fouille, questionne, cherche à comprendre, se justifie, interroge. Le lecteur peut complètement adhérer à la pensée d’un personnage et à la page suivante se laisser convaincre par le discours adverse. Roth est partout, dans chacun des personnages. Insaisissable parce que les êtres sont ainsi, composites, doubles, mouvants, ambigus.

Qu’est-ce que le « Moi » d’ailleurs ? Qu’est-ce que l’identité ? C’est une question centrale du roman : « La seule chose que je puisse avancer sans hésiter, c’est que moi je n’ai pas de « moi » et que je refuse de faire les frais de cette farce - car pour moi ce serait une vaste blague. M’en tient lieu tout un éventail de rôles que je peux jouer, et pas seulement le mien; j’ai intériorisé toute une troupe, une compagnie permanente … un stock de scènes et de rôles qui forment mon répertoire. Mais je n’ai certes aucun « moi » indépendant de mes efforts - autant de postures artistiques - pour en avoir un. Du reste je n’en veux pas . Je suis un théâtre et rien d’autre qu’un théâtre. » dira Nathan, le double de Roth.

Évidemment, au coeur des problématiques posées, se trouve la question de la judéité. Qu’est ce qu’être juif ? C’est l’obsession de Roth par excellence, sa névrose. Est-ce la même chose que d’être un Juif à Newark, à Londres ou à Jérusalem ? Les pages génialissimes sur ce thème et notamment l’extraordinaire chapitre 2 intitulé « La Judée » sont à la fois extrêmement drôles, satiriques, pleines d’autodérision : « Si on abattait toutes les églises et toutes les synagogues pour les remplacer par des parcours de golf, tout le monde irait beaucoup mieux! », et en même temps, pour l’homme agnostique qu’était Roth, cette judéité n’est pas simple à assumer. On naît en effet avec le poids d’une histoire. Et l’on vit avec, qu’on le veuille ou non. Personne n’y échappe. Chacun supporte.

On retrouve aussi d’autres thèmes chers à l’auteur et très importants dans l’oeuvre: la sexualité, la déchéance du corps, la mort. Le tout traité avec une immense humanité...

« La Contrevie » est un chef d’oeuvre.  


 

jeudi 16 mai 2024

Journal d'Arizona et du Mexique (janvier-juin 1982) de Chantal Thomas

Éditions Seuil/Fiction & Cie
★★★★★

 C’est un peu par dépit que Chantal Thomas découvre l’Arizona. En effet, ayant d’abord candidaté pour l’Université de Fairbanks et essuyé une lettre de refus, elle avait repris la liste des universités proposant des postes. Après « Alaska » se trouvait « Arizona ». Pourquoi ne pas se vouer à l’arbitraire de l’ordre alphabétique ? Réponse positive ce coup-ci…

Nous découvrons ici le journal de l’autrice, janvier-juin 1982, elle a 37 ans. Tandis qu’elle va pour signer son contrat à l’Université de Tucson, on lui apprend que le professeur qui l’a précédée n’est resté qu’une seule journée avant de regagner Paris par le premier avion de peur que le XVIIIe siècle français ne perde aux portes du désert toute signification !

Chantal Thomas n’est pas du genre à renoncer. Elle observe et s’approprie lentement les lieux (bars, rues, cinémas, centre commercial…), les lumières, les nuages, la pluie, les gens qui attendent le bus sous le soleil, les mœurs, la végétation (cactus, lauriers-roses…) Tout est nouveau… Il faut trouver un logement… Elle tâtonne, s’installe ici, là, déménage et finit par poser définitivement son sac de marin. Comme elle précise l’adresse, je suis allée voir sur Google Map. Waouh, le dépaysement total… Elle m’impressionne cette femme discrète et toujours pleine de retenue qu’on imagine à l’heure du thé dans un salon bourgeois. Je la découvre encore, à chacun de ses livres. Elle n’a peur de rien. Elle est très drôle. Elle fait du stop (on lui précise que le désert est le meilleur endroit pour faire disparaître un corps), elle achète un vélo puis une grosse voiture noire de gangster (un peu dures les marches arrière), les cours de conversation l’ennuient un peu « J’ai cours de conversation et pas envie de causer ». Elle a hâte de commencer l’étude de « La Vie de Marianne ». Elle repense à Kerouac qu’elle adore et à Alan Harrington, l’auteur de « The Immoralist » qui ont tous deux vécu à Tucson. Simenon aussi d’ailleurs. Elle sort danser, va au cinéma, se baigne dans la piscine de sa résidence ou celle de l’Université, aime traîner au Marketing Center, s’achète des bottes western, écrit des cartes à sa famille dont quelques-unes sont reproduites. On les lit comme si l’on faisait partie des siens. On devient un peu intime quand on lit le journal de quelqu’un. Elle rêve beaucoup aussi. « Je ne fais rien en dehors de mes cours, je n’écris rien d’autre que mon journal, mais je regarde énormément la lumière. Celle du jour, celle des étoiles. Des ciels comme je n’aurais jamais cru cela possible. » Elle est curieuse de tout, tout retient son regard.

« Qu’est-ce que j’aime ici ?

Les chemins de terre

Le Mexique

Le vert pâle des cactus

Le jaune léger des mesquites

Les couchers de soleil

Les matins

Les cafés Downtown

L’Arizona Inn

Les margaritas

La bibliothèque avec les lauriers-roses du campus

Les supermarchés, la nuit

La piscine, la nuit »

Des rencontres, des nuits d’amour, de désir… Mais aucun amant ne lui fait oublier Sandra…

Elle veut maintenant partir au Mexique, toute seule. Elle ira… Seule. Elle m’impressionne tellement. Je l’envie beaucoup. Les descriptions redoublent de beauté et de sensualité. L’écriture de Chantal Thomas est une merveille, on se laisse porter par l’évocation des lieux qu’elle traverse. Est-ce son regard qui les rend si beaux ? J’aimerais lui ressembler, contempler le monde avec ses yeux… Lire son journal, c’est assister à la naissance d’une femme libre qui refuse les attaches. Celles des gens, celles des lieux, celles du genre. Libre d’aller et d’être qui l’on veut. Dans l’enchantement du monde. Beau programme de vie.

Magnifique. 


 

mardi 14 mai 2024

De neige et de vent de Sébastien Vidal

Éditions Le Mot et le Reste
★★★★★

 C’est l’hiver. Un marcheur, sac à dos et chien, arrive dans un bled de montagne bien paumé pas très loin de l’Italie où il veut se rendre. La neige tombe à gros flocons et ce qui se prépare, c’est une tempête, une vraie, la pire de toutes. Il doit très vite trouver refuge pour lui et sa bête. Personne dans les rues de ce bled sans âme. Il se réfugie dans un café. Le patron n’est pas bien bavard. Il n’aime pas trop les étrangers surtout s’ils sont un peu basanés. Il lui conseille quand même d’aller passer la nuit à la ferme Arc-en-ciel où se trouve une bergerie. La nuit sera terrible…

La seule patrouille de flics qui traîne encore dans le coin a hâte de redescendre dans la vallée. Mais avant de partir, ils ont bien envie d’aller acheter quelques fromages de chèvre à la ferme Arc-en-ciel, paraît qu’ils sont très bons ces fromages... Faudrait quand même pas perdre trop de temps… Ils risqueraient de le regretter….

Allez, je me tais. J’ai adoré ce roman dans lequel l’atmosphère est particulièrement bien rendue grâce à un travail d’écriture exceptionnel. Franchement, c’est assez rare dans un roman policier de lire une évocation aussi vive et impressionnante des lieux. En effet, le paysage est presque le personnage principal de l’histoire tellement les descriptions sont saisissantes et l’atmosphère terriblement oppressante. On est plongé dans une tempête apocalyptique qui va retenir prisonniers dans un huis clos effrayant des gens qui se haïssent.

Cette tempête semble être la métaphore des tourments de certains, des haines qui les torturent et des souffrances intérieures qui les dévorent.

La pire des tragédies va avoir lieu. Et croyez-moi, vous êtes loin d’imaginer le degré de cruauté dont certains hommes sont capables par ignorance, bêtise et préjugés stupides ! Coupés du monde, les hommes deviennent des fauves. La justice, ils la font eux-mêmes ! Tout est permis… Le village devient alors le microcosme d’une société xénophobe et raciste renfermée sur elle-même, toujours prête à désigner du doigt des coupables et à user de la violence pour faire disparaître les boucs émissaires. La noirceur de l’âme humaine n’est pas belle à voir… C’est un gouffre sans fond… Effrayant...

Avec en sus un petit côté western pas piqué des vers… Faites gaffe de ne pas vous retrouver nez à nez avec une Winchester modèle 1894 calibre 30-30 ou un Colt modèle 1911 calibre 45. Ça fait des gros trous ces petites choses-là !

Si vous aimez les flics qui lisent Hugo et apprécient la poésie, allez-y, ce roman est fait pour vous !

Un prix Landerneau Polar 2024 archi-mérité !


 

vendredi 3 mai 2024

Monique s'évade d'Édouard Louis

Éditions du Seuil
★★★★★

 Monique, c’est la mère de l’auteur, cette femme dont il a déjà parlé dans « Combats et métamorphoses d’une femme ». Elle s’évade parce qu’elle est encore une fois tombée sur un poivrot qui la maltraite, l’empêche de manger à sa faim, l’insulte. Et comme elle n’a pas d’argent, elle ne peut pas partir. Parce que pour partir, il faut un lieu où aller et des sous pour subsister. Or, elle n’a rien de tout cela. Virginia Woolf avait compris en son temps que « la liberté n’est pas d’abord un enjeu esthétique et symbolique, mais un enjeu matériel et pratique. Que la liberté a un prix. » D’où l’idée première de l’auteur d’inscrire dans la marge du texte les sommes d’argent qu’il a dû dépenser pour sa mère. C’est cher une évasion. Une façon pour lui de « provoquer la littérature », qui n’est pas une facture. Mais ces chiffres « brouillaient la lecture ». « Est-ce que la littérature peut tout dire ? Si oui, alors j’ai échoué. Si non, alors la littérature ne suffit pas. »

Non, la littérature ne suffit pas et n’a peut-être même pas sa place ici.

Encore une fois, Édouard Louis nous livre un texte au cordeau. Chaque mot est pesé. Chaque situation analysée. Lorsque sa mère quitte le logement qu’elle partage avec un homme depuis plusieurs années, l’auteur est en résidence d’auteur à Athènes. Il organise donc l’évasion de loin. Il n’a aucun moyen d’action directe. J’ai trouvé que cette situation extrêmement stressante (à tout moment, la fuite peut tourner au drame) rendait encore plus évident tout ce qu’il fallait mettre en place concrètement pour partir. En effet, ne part pas qui veut (surtout s’il y a des enfants, ici ce n’est pas le cas.) Pas facile pour une femme d’échapper à la violence. Je repense à une scène du livre : la mère est à Paris, elle se rend chez son fils car elle a besoin d’aller aux toilettes. Le fils travaille et lui explique qu’on ne débarque pas comme ça, qu’il faut prévenir ou aller au café. Et la mère d’avouer qu’elle n’a pas trois euros en poche pour aller au café.

La distance donne aussi l’impression que l’auteur donne « vie » au personnage de la mère. Il commande de la nourriture, appelle un taxi, lui explique comment lancer une vidéo… Il la place dans un mouvement, l’initie au monde, la lance dans la vie… Les rôles s’inversent…

Évidemment, rien de romanesque dans cette fuite. Non, certains peuvent vivre en paix, dans le repos, la stabilité quand d’autres subissent le déplacement, la perte, le mouvement imposé.

Ici Monique laisse son fils prendre en charge la totalité des contraintes matérielles. Pas très féministe tout cela me direz-vous ? Eh bien si. « L’émancipation ne passe pas seulement par l’action, mais aussi, en certaines circonstances, par un droit à l’abandon, à la délégation, au retrait . »

Ce que l’on perçoit aussi c’est à quel point la pauvreté dépossède l’individu: des saveurs, des odeurs, des lieux, des gens, des paysages, de l’usage des nouvelles technologies… L’auteur découvre à quel point sa mère a été privée de tout. Elle renaît en partant : « Je suis contente d’essayer de nouvelles choses » avoue-t-elle.

L’écriture d’Édouard Louis me touche beaucoup : il y a chez lui, dans sa langue, une recherche absolue d’authenticité. On n’est pas là pour faire du style. Ce serait même déplacé. On est là pour être au plus près de la vérité par les mots et les phrases que l’on emploie. Le titre par exemple : qui aurait osé un titre pareil ? Un nom propre (passé de mode) et un verbe au présent. Le réel dans toute sa vérité. Par ailleurs, on sent chez lui une volonté un peu naïve de se faire pardonner : j’ai écrit sur toi, maman, mais cela me permet maintenant de t’aider financièrement. Il est très touchant dans cette recherche du pardon et l’on entend encore l’enfant derrière l’adulte qu’il est devenu.

Je ne vous dis rien de la fin. Elle est magnifique.

Édouard Louis rend ici un superbe hommage à sa mère. Et aux femmes.

Un texte bouleversant.


 

jeudi 2 mai 2024

Aliène de Phoebe Hadjimarkos Clarke

Éditions du sous-sol
★★★☆☆


 Que dire ? D’abord, je pense que j’aurais eu besoin de relire ce texte. Entièrement. Je l’ai fait en partie, pour essayer de préciser ma pensée. Quand j’ai des doutes, des réserves sur un bouquin, je me dis : « Si tu étais éditrice, est-ce que tu aurais publié ce roman ? » Oui, peut-être. Parce qu’il y a quelque chose dans l’écriture… Des formules, des images, des tournures que j’ai trouvées originales, pleines d’invention et de poésie. Et puis, le simple fait qu’il y ait une écriture est TELLEMENT rare de nos jours que rien que pour ça, je l’aurais sorti du lot !

Et puis, (là c’est hyper subjectif) j’en ai aimé la pensée : le ras-le-bol de la société patriarcale, de la violence envers les animaux, de la chasse, de la guerre, de la sauvagerie qu’on nous sert chaque jour.

J’ai aimé aussi la sensualité qui émane de ce texte, un rapport viscéral au monde, à la nature et aux bêtes. Tout ça, c’est vraiment réussi.

En revanche, le roman pèche par sa longueur et ses répétitions. Ok, le monde est foutu, les hommes tous pourris mais est-ce une raison pour nous laisser mijoter dans une espèce de champ lexical bien glauque omniprésent (sang/boue/bave/sperme/vomi etc) qui finit par sembler un peu forcé car trop systématique. Là, franchement, j’ai saturé.

Et les pétards qu’on se fume en veux-tu en voilà, pareil, c’est trop. Ça finit par devenir contre-productif. Il me semble qu’une pensée politique doit s’accompagner d’un minimum de lucidité, même dans une fiction. On oscille entre hallucinations, rêves et une réalité qui finit par devenir bien difficile à saisir et c’est dommage. Certes, une ambiance particulière s’empare du récit mais sur trois cents pages, il faut être honnête, le dispositif devient extrêmement lassant.

Autre problème : vouloir aborder TOUS les sujets contemporains, ceux dont j’ai parlé plus haut auxquels s’ajoutent les questions de pollution, réchauffement climatique, biodiversité, respect de la nature, sexe, genre, violences policières, télé-réalité, extra-terrestres etc. Est-ce que le texte n’aurait pas gagné à être resserré, aussi bien dans la forme que dans le fond ?

Bref, une autrice encore jeune mais à suivre assurément…  

 

mardi 16 avril 2024

Baumgartner de Paul Auster

Éditions Actes Sud
traduit de l'américain par Anne-Laure Tissut
★★★★☆

 Il m’a beaucoup touchée ce vieux prof de philo un peu paumé dans sa grande baraque, paumé et bien seul avec ses souvenirs qui lui reviennent régulièrement à l’esprit. Tout lui rappelle les jours anciens auprès de sa femme qui n’est plus, une poétesse qui a laissé une œuvre dont une partie seulement a été publiée. Il faudrait entreprendre un gros travail de relecture mais le courage n’est plus là. Il travaille son petit essai sur Kierkegaard, commande des ouvrages sur Internet pour avoir le plaisir de discuter deux minutes avec la livreuse puis replonge dans ses souvenirs, les images d’Anna dont la mort accidentelle dix ans auparavant l’a laissé inconsolable. Les déplacements dans la maison sont devenus une aventure : il risque de tomber, de se prendre le pied dans un tapis et incapable de se relever, de mourir là, seul, oublié de tous.

J’ai beaucoup aimé ce texte très sensible qui dépeint un homme dont les repères présents s’effacent ou se floutent mais qui garde des souvenirs très précis du passé lointain. C’est comme ça quand on vieillit paraît-il, on finit par vivre davantage dans le passé, s’accrochant comme on peut à un présent un peu triste et mélancolique. Et l’on circule de l’un à l’autre comme dans un rêve, entre deux mondes, sans plus appartenir à aucun.

Un récit poignant non dénué d’humour et dont la précision des détails et leur réalisme nous laissent penser que l’auteur sait de quoi il parle.

Le dernier texte de Paul Auster  ? Moi je dis que non et j’attends la suite… En effet, la fin n’annonce-t-elle pas un début? Ce serait un beau pied de nez de l’auteur à ses lecteurs !  


 

samedi 6 avril 2024

La disparition d'Hervé Snout

Éditions Denoël
★★★★★

 J’ai découvert Olivier Bordaçarre en 2014 avec « Dernier désir », un thriller génial, en poche maintenant. Vient de paraître « La disparition d’Hervé Snout » et c’est toujours aussi EXCELLENT ! Avec Bordaçarre, on est dans le roman social : l’auteur nous offre une analyse sans concession, glaçante et vraiment très drôle de notre monde. Il excelle à mettre en évidence les travers de la société moderne et l’on est à la fois horrifié et amusé par l’écriture incisive et le ton ironique.

Nous découvrons, dans ce roman, la famille Snout : le père (un gros con) (je sais, c’est un peu vulgaire mais je ne trouve pas de synonyme qui rende aussi bien compte de ce qu’est fondamentalement cet homme : un con : dominant, prétentieux, violent, mauvais, autoritaire, sadique...), la mère, Odile Stout (mais qu’est-ce qu’elle fout avec un mec pareil?) et deux gosses : un fils moche, écervelé et dangereux (le portrait du père en devenir) et une fille sensible, intelligente et qui n’a qu’une hâte : quitter au plus vite le domicile familial où l’ambiance est horrible. Une famille dysfonctionnelle donc (pléonasme?) La description des ados est vraiment remarquable de justesse !

Ah, oui, j’oubliais de vous dire : Snout est directeur d’un abattoir. Pas sûr qu’après la lecture, vous puissiez avaler votre steak. Mais bon, faut assumer hein ? Et chacun d’entre nous ferait bien de passer une demi-journée dans un abattoir histoire de découvrir l’horreur absolue qui règne dans cette industrie du carnage. Bref… le problème, c’est que notre abruti d’Hervé Snout disparaît. Plus aucune trace ! Comme c’est dommage ! Bon, c’est quand même un peu embêtant et Mme Snout commence à s’inquiéter même si elle se sent parfois un peu soulagée. Où est passé son mari ? Départ volontaire ? Le jour de son anniversaire en plus ! Enlèvement ? Ou … Tout le monde demeure perplexe.

Je me suis régalée à la lecture de ce thriller engagé : on est porté par le suspense, on découvre des personnages hyper bien rendus. La construction non chronologique du roman donne l’impression d’un puzzle qui prend forme petit à petit. Et enfin, disons-le, qu’il est plaisant de lire un polar bien écrit ! Franchement je recommande la lecture de ce roman noir ! Et la fin… alors là, vous n’êtes pas près de l’oublier !

Une fable sociale saisissante, « saignante et engagée »

Un régal !




 

lundi 1 avril 2024

Le Sang des innocents de S.A Cosby

★★★★★
Éditions Sonatine
traduit de l'anglais (ÉU) par Pierre Szczeciner

 Comté de Charon, Virginie : exceptionnellement, je commence par une citation pour vous mettre dans l’ambiance ! « Flannery O’Connor a écrit que le Sud était hanté par le Christ. Oui, il est hanté, mais par l’hypocrisie du christianisme. Toutes ces églises, toutes ces bibles, et pourtant, les pauvres sont ostracisés, les femmes se font traiter de salopes quand elles portent plainte pour viol, et moi, je ne peux pas aller boire un coup à l’Oasis sans me demander si le barman a craché dans mon verre. Les gens prétendent que ce genre de choses n’arrive pas à Charon mais, ce genre de choses est l’essence même des petites villes comme Charon. »

Celui qui parle ici est Titus Crown, un enfant du pays, ex-agent du FBI, premier shérif noir de Charon, bourgade rongée par le racisme. Titus est un homme fin, sensible, intègre, généreux, d’une grande humanité, prêt à risquer sa vie pour secourir les plus démunis, les laissés-pour-compte. Mais il ne fait pas l’unanimité : détesté par les Blancs nostalgiques de la Confédération, il n’est pas plus apprécié par les Noirs de la ville qui l’accusent de les avoir trahis.

Or, tandis que la ville semble profiter d’une accalmie bien fragile, une fusillade se déclare au lycée Jefferson Davis : un jeune Noir, Latrell MacDonald, a tiré sur M. Spearman, le meilleur prof du lycée. Latrell est immédiatement abattu par un des collègues de Titus. Encore une bavure policière ou juste un cas de légitime défense ? Et si ce professeur, M. Spearman, aimé et admiré de tous, n’était pas si irréprochable que ça ? En fouinant dans le téléphone portable de l’enseignant, Titus et son équipe vont découvrir l’horreur absolue et les épreuves qu’ils vont endurer sont à peine supportables. Accrochez-vous ! Un bon nombre de suprémacistes blancs se battront corps et âme pour leur mettre des bâtons dans les roues. Titus devra aller vite car le pire du pire est encore à craindre et chaque jour apporte son lot de monstruosités et de violences. Chacun porte un masque à Charon. Pas facile de savoir qui est qui ! L’enquête pourrait bien être plus complexe que prévu ! Il va falloir se replonger dans un passé cruel et répugnant pour mieux comprendre le pourquoi du comment.

Un très bon polar, de ceux qu’on ne lâche pas : le portrait d’une société pourrie de l’intérieur par le racisme, les tensions intracommunautaires et le fanatisme religieux, sans oublier les dégâts de l’alcool et des drogues. S.A Cosby nous offre une vision bien sombre de l’Amérique d’aujourd’hui. Interviewé, l’auteur explique qu’à la suite du meurtre de George Floyd, il avait voulu travailler sur le maintien de l’ordre en Amérique et tenter de comprendre comment un homme pouvait se retrouver dépassé par le poids de ses responsabilités. Né dans le Sud, l’auteur sait de quoi il parle et veut montrer que le Sud n’est pas ce que l’on pense, à savoir uniquement une terre de néo-confédérés nostalgiques des années passées et de suprémacistes blancs prêts à en découdre si besoin est. Même si l’on a l’impression que nombreux sont ceux qui sont comme englués dans un passé nauséabond fait d’esclavagisme, de ségrégation et de guerre de Sécession, passé dont ils semblent avoir bien du mal à s’extraire, il y a autre chose : toute une panoplie de cultures, d’histoires, de peuples et des gens comme Titus Crown qui se battent pour le respect de tous, au-delà des religions, des croyances et des couleurs de peau.

Un texte fort, puissant, haletant, hyper-efficace, dont l’atmosphère oppressante nous plonge immédiatement dans l’Amérique rurale d’aujourd’hui où les tensions sont extrêmes. La réalité complexe est particulièrement bien rendue par la peinture de personnages dont le portrait psychologique, toujours bien fouillé, rend le tableau saisissant de vérité.

Je recommande !


 

mercredi 20 mars 2024

L'échec Comment échouer mieux de Claro

★★★★★

C’est dans la très courte nouvelle de Samuel Beckett intitulée « Cap au pire » «Worstward Ho »  que l’on trouve la citation suivante :« Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better. » traduite ainsi: « Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux. » Si vous ne connaissez pas cette nouvelle incroyable, je vous invite à en lire un extrait ici: https://excerpts.numilog.com/books/9782707313966.pdf

Beckett tente une expérience de l’effacement (de la mort?). Le lecteur perd tout repère, il n’y a plus de personnages, plus de lieux, plus de temps et presque plus de mots. L’oeuvre s’annule et disparaît, comme si le romancier voulait atteindre une espèce d’anéantissement complet, une sorte de rien, de vide, de non-être (sans y arriver car il reste toujours des mots sur la page) et finalement, cette recherche de l’échec absolu (totalement désespéré), on le voit, produit du pur Beckett, du nectar de Beckett, du Beckett pur jus… (vraiment, allez y jeter un œil, cela vaut le détour!)

S’inspirant donc de cette citation, Claro nous parle dans son dernier livre de l’échec en littérature. Claro propose un texte multiforme : essai, pensées, fiction, réflexions, autobiographie, listes, définitions, pastiches, poésie, le tout agrémenté de jeux de mots, de clins d’oeil, de sous-entendus, de détournements de citations… Le texte est intelligent, brillant, plein d’humour et bourré de références… Il vaut mieux le lire à tête reposée tellement le raisonnement prend parfois des voies un peu tortueuses, voire discutables, mais toujours très stimulantes. C’est du Claro : ça pétille, ça fourmille d’idées et franchement, même si l’on n’a pas toutes les références, on s’amuse bien !

J’ai adoré la première partie où il est question de la traduction : Claro est traducteur et romancier, il sait donc de quoi il parle! En effet, traduire, selon Claro, c’est forcément échouer. L’échec serait le fondement même de la traduction : comment substituer une langue à une autre, un monde à un autre monde, une époque à une autre époque ? « Quand je traduis « bread » par « pain », je fais comme si le rectangulaire pain anglais avait le pouvoir de s’arrondir, s’allonger, se fendiller, et dorer pour prendre l’allure d’une sémillante baguette parisienne. »

Sans compter qu’un mot a un sens ET une forme. Que dire de Baudelaire qui traduit le mot tout riquiqui « dull » par le beau « fuligineux » ? Quelle erreur !  « « Dull » sent l’échec… on dirait que la bouche l’émet à peine… « fuligineux », lui, serpente, ... un peu prétentieux…. Il répand ses cendres avec panache. »

« Il existe entre les langues une faille infranchissable » conclut l’auteur. 

Intéressantes aussi ses réflexions autour de la traduction du début de « Mile Zero » de Thomas Sanchez : « It is about water. » Comment traduire ce début ? Pas si simple !

Quant au titre « Under the volcano » de Malcolm Lowry, Claro en dit ceci : « Voulez-vous être « au-dessous » du volcan ou « sous » le volcan ? Invitation au débat...

Passionnante aussi sa façon de procéder lorsqu’il doit traduire une œuvre parue en 1960 mais dont l’histoire se déroule au XVIIe …

Et puis, ajoute l’auteur, il faudra un jour se résoudre à virer le lit de la chambre de Virginia Woolf... Mais oui, c’est vrai, pourquoi l’a-t-on reléguée dans une chambre alors qu’elle demandait une pièce entière, un lieu à elle? Je n’avais jamais pris conscience de cette traduction fautive ! « La room woolfienne n’avait rien d’un boudoir et l’on aurait pu s’en aviser un peu plus tôt. » s’exclame l’auteur !

Claro aborde ensuite le sujet de l’écriture. En effet, écrire, comme traduire, c’est échouer : on gomme beaucoup, on rature, on fait des brouillons et ça finit souvent à la poubelle ! Et c’est plutôt bon signe si l’on veut tenter d’échapper à « l’écriture pavillonnaire », l’expression est d’Éric Chevillard et elle désigne des livres qui se ressemblent et utilisent les mêmes clichés...

Écrire, c’est échapper à certains pièges : celui par exemple de vouloir DIRE. Le mieux serait même que l’écrivain n’ait rien à dire. Le « dire » oblige l’écrivain à « se plier au langage commun.» « Écrire serait donc ne pas dire mais contre-dire.» Bien dit !

Ainsi, échouer en écriture devient la condition même de l’écriture, fondée sur le principe du recommencement, de la correction, de l’effacement.

Il est question aussi de Kafka. (Peut-on dire qu’il a échoué pour la raison que son œuvre est inachevée, lacunaire, fragmentaire ? Je m’interroge...) Peut-être peut-on parler d’une œuvre en attente de fin, comme les personnages kafkaïens sont en attente d’un châtiment, d’une mort, d’un jugement. Ainsi le mot  « fin »  chez Kafka n’est-il pas vraiment opérant... Et l’échec (l’impossibilité d’en finir) prend tout son sens et donne à l’oeuvre toute son épaisseur...

Pessoa, l’homme aux nombreux pseudos, a échoué lui aussi : il a « échoué à n’être que Pessoa.» « Je suis un fragment de moi-même conservé dans un musée abandonné » dit-il en parlant de lui-même. Cette fragmentation est peut-être précisément à l’origine d’une œuvre polyphonique bien plus intéressante qu’un bloc organisé et cohérent, « une œuvre ouverte et infinie.» qui n’est possible que par l’échec... Finalement, la réussite réside dans une espèce d’aboutissement de l’échec. Un échec parfait.

Un texte stimulant !

Désolée, Claro, vous n’avez pas échoué et malgré tout votre livre est réussi… Comme quoi, l’échec n’est pas à la portée de tous… N’échoue pas qui veut !


 

vendredi 8 mars 2024

Sous la menace de Vincent Almandros

★★★☆☆

 Incontestablement, il est doué Vincent Almendros. Doué pour créer une atmosphère pesante, doué pour décrire minutieusement l’attitude d’un personnage, son malaise, ses hésitations, ses contradictions, la façon dont il perçoit le monde, doué pour lancer le lecteur sur de fausses pistes. On se fait à chaque fois gentiment berner, on relit ce qu’on vient de lire, surpris par la précision inattendue que l’on vient de découvrir. L’auteur s’amuse de notre naïveté, il déjoue nos attentes, nous piège, livre ses infos au compte-gouttes. Il faut être attentif à tout dans les livres d’Almendros car les détails ont leur importance. Mais en même temps, il faut avoir une vision globale car les gros plans peuvent nous empêcher de considérer l’ensemble avec justesse. Un pronom personnel, le double sens d’un mot, la structure d’une phrase peuvent facilement nous tromper. Il faut rester très attentif. De même, le début in medias res nous plonge dans le doute : qui est le « je » qui parle, qui est Chloé, qui est celle « qui n’en avait pas pour longtemps » ? La mère ou Chloé ? Et « pas pour longtemps » pour finir ce qu’elle est en train de faire ou parce qu’elle va mourir ? Les livres de Vincent Almendros sont d’habiles thrillers, des page-turners que l’on ne repose qu’après les avoir avalés d’une traite. A chaque page, on s’attend au pire. Je ne vous dis rien sur l’histoire (étouffant huis clos familial), suspense oblige, et ne lisez pas la 4e de couv’ !

J’ai découvert cet auteur avec l’incroyable « Faire mouche » (2018) et paraît-il que le précédent « Un été » est vraiment excellent. Cela dit, j’avoue avoir été un peu déçue par la fin de « Sous la menace » ; je trouve que si l’écriture est toujours aussi addictive, le dénouement est un peu frustrant et l’on reste sur sa faim. Dommage. Vivement le prochain !


 

mercredi 21 février 2024

Relire (enquête sur une passion littéraire) de Laure Murat

★★★★★

 Pourquoi relit-on ? Vaste question ! Pour comprendre ce qu’une première lecture ne nous a pas révélé ? Pour apprécier les détails sur lesquels nous sommes passés trop rapidement, trop absorbés par l’intrigue ? Pour se replonger dans une œuvre que l’on a adorée et que l’on a envie de retrouver ?

Mais dans le fond, lit-on vraiment le même livre quand on le lit à 20 ans puis à 40 ? Franchement, je me garderais bien de relire des œuvres qui m’ont éblouie quand j’étais gamine ! Je pense par exemple au Grand Meaulnes, à Gatsby le Magnifique…

Parfois, j’ai un peu honte d’être happée par l’envie irrésistible que j’ai de lire toutes les nouveautés qui envahissent les tables des librairies lors des rentrées littéraires. Lire une fois, comme nous le pratiquons très souvent, aurait quelque chose à voir avec la naissance du capitalisme, une espèce d’idéologie de la consommation. Je veux bien le croire mais je ne résiste pas ! Et pourtant j’aimerais tellement relire Proust, Flaubert, Giono… Mais je repousse cela à plus tard ! Je devrais faire comme François Bon : 22h/23h : lectures, 23h/0h30 : relectures ! (ça risque de piquer au réveil le lendemain !!!)

Barthes, plus sage et plus philosophe que moi, disait que « c’est dans le même qu’on trouve le nouveau ». En effet, selon lui, « dans le nouveau, on risque de ne chercher que le même. » Je veux bien le croire ! Selon lui, la vraie lecture est celle qui détruit le suspense. Elle « se passionne pour ce qu’elle sait » et est la seule garantie non seulement d’une grande jouissance mais aussi d’une vraie découverte. Peut-être...

En tout cas, Laure Murat va donc adresser le 11 janvier 2013 à deux cents grands lecteurs (écrivains, universitaires, éditeurs…) un mail contenant dix questions permettant d’étudier leur rapport à la relecture. Chacun d’eux va s’emparer du sujet à sa manière pour nous révéler, dans le fond, des choses assez intimes… Dis-moi ce que tu relis, je te dirai qui tu es.

Un essai stimulant qui à mon avis dépasse même le sujet de la relecture pour évoquer le rapport à la vie et au temps.

Des textes passionnants ( Chevillard, Audeguy, Angot, Forest, Ernaux, Desarthe, Echenoz…) qui nous conduisent à nous interroger sur nos pratiques et qui nous proposent aussi des références littéraires susceptibles de faire encore grimper votre PAL de quelques centimètres !

Du petit lait cet essai !


 

mercredi 14 février 2024

🎬 La Zone d'intérêt de Jonathan Glazer

★★★★★


 Nous sommes dans la « zone d’intérêt ». C’était le nom que les nazis utilisaient pour désigner l’espace, environ 40km2, autour du centre de mise à mort d’Auschwitz, Pologne. Nous sommes plus précisément chez le lieutenant-colonel Rudolf Höss, cadre moyen du parti nazi (Christian Friedel) et sa femme Hedwig (Sandra Hüller). Nous découvrons le quotidien de cette famille dans leur grand pavillon où ils ont vécu entre 1940 et 1944 (reproduit avec beaucoup d’exactitude d’après des photos d’archives) : les départs à l’école des cinq enfants blonds, les anniversaires, les discussions entre voisines.

Comme si de rien n’était.

Derrière le mur, c’est le camp. La caméra restera du côté du jardin. On y voit les fleurs, la jolie pelouse, la piscine, la serre, les chaises longues. Le mur gris. De l’autre monde, on aperçoit des baraquements, un mirador, de la fumée qui s’échappe d’une cheminée. Et l’on entend des cris, des bruits de ferraille, des rails, des craquements, le ronflement des fours crématoires, des coups de feu. On sait l’horreur. Lorsque Madame Höss se baisse pour faire sentir une fleur à son enfant, pour nous, spectateurs, c’est glaçant. Nous ne supportons plus la vue d’une fleur. Elle nous dégoûte. La beauté n’a aucun sens dans un monde où l’on a atteint le pire de l’horreur. Tout est absurde. Le vent dans les arbres, les doux reflets de la rivière, les enfants qui jouent. L’été est un non-sens. Tout est abject, déplacé, choquant, indécent, répugnant. J’ai trouvé insupportable, écoeurant, le rire de la femme de Höss. Et il n’y a rien de plus abject que le « C’est paradisiaque ! » de la grand-mère venue rendre visite à sa fille.

J’ai lu que certains critiques regrettaient que l’on ne voie pas le camp. Je ne comprends pas. Une fleur en gros plan ? Un rire d’enfant ? Je pense à l’horreur derrière le mur. Je ne pense qu’à ça, à ce qui se passe derrière. En fait, lorsque l’on voit ce film, il se produit un phénomène étrange : la pensée file systématiquement de l’autre côté, elle est SANS CESSE hors-champ. On n’est, bien au contraire, JAMAIS dans le jardin, on se refuse d’ailleurs à y être, on ne peut pas y être.

Par contre, on imagine aisément la sidération d’un prisonnier entendant les enfants rire et s’amuser autour de la piscine. Deux mondes séparés par un mur gris.

J’ai été aussi très surprise de lire que certains spectateurs trouvaient que dans ce film, « il ne se passait rien. » Tout ce qui se passe a lieu hors-champ, faut-il le rappeler. Il y a les images que l’on voit mais le film est au-delà des images. « Le vrai film est ailleurs » commente Jonathan Glazer.

Ce film m’a beaucoup impressionnée, j’y repense très souvent. Des paroles banales comme celles de la mère qui dit à son fils : « Mets ton manteau, mon chéri, il fait très froid. » ou bien « Nous avons fait installer le chauffage central tellement il fait froid. », plongent le spectateur dans la stupeur et l’horreur. La violence est là, dans les mots, les phrases a priori anodines et dans les silences, dans la scène du manteau volé à une femme gazée que Mademe Höss essaie devant la glace ou dans celle des vêtements d’enfants assassinés que l’on donne aux domestiques.

Est-ce que ces Höss sont comme nous, sont-ils représentatifs de la banalité du mal (Arendt) ? Comme nous, ils aiment l’été, comme nous ils sont heureux d’avoir une maison bien rangée et une grande serre, comme nous ils aiment voir leurs enfants grandir. « Ici nos enfants sont forts, sains et heureux » dira Madame Höss pour tenter de convaincre son mari de rester vivre à Auschwitz.

Et pourtant, j’ai trouvé qu’il y avait tout le long du film une lumière très blanche, très crue, presque irréelle, comme si les personnages évoluaient sur une scène. Cela m’a donné l’impression que le film était teinté d’irréalité. Ils sont nous mais ils ne sont pas nous. Ils sont malades, ils font des cauchemars, ils vomissent, ils pleurent, ont mal au ventre. Ils savent leur inhumanité, ils connaissent leurs crimes. Comment ont-ils pu ? La question est vertigineuse. La mère de Madame Höss dit à un moment à sa fille qu’une telle promotion sociale est inespérée. Une belle maison, un joli jardin, des domestiques, deux voitures… De là à accepter un crime de masse ? Cela a dû jouer, oui, certainement...

Être nazi, c’est fonctionner. Voir les gens comme des choses, les déshumaniser, les réifier, s’en servir pour produire, les faire travailler et les tuer quand ils ne sont plus rentables. Je vous invite à lire l’article de Johann Chapoutot, historien, spécialiste du nazisme (« Libres d’obéir » 2020), « Ce film est à la pointe de ce qui se fait en sciences humaines sur la Shoah » dans le magazine en ligne « Trois couleurs » ou sur « Lokko », toujours en ligne, du même auteur : « La Zone d’intérêt est un film exemplaire pour la réflexion historique » Celui-ci met en place un parallélisme entre l’organisation du IIIe Reich et le fonctionnement du monde capitaliste où il faut être performant, rentable, productif. Bref efficace.

À lire aussi « La loi du sang : penser et agir en nazi », essai dans lequel Johann Chapoutot explique comment « les philosophes, juristes, historiens, médecins ont élaboré les théories qui faisaient de la race le fondement du droit et de la loi du sang la loi de la nature qui justifiait tout : la procréation, l’extermination, la domination. » C’est vraiment passionnant. Et effrayant.

« La Zone d’intérêt » est un très grand film.