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jeudi 8 avril 2021

Le dernier bain de Gustave Flaubert de Régis Jauffret

Éditions du Seuil
★★★★★

Un « je », un « il », un « chutier », trois parties pour faire le tour du bonhomme. J'avoue que pour la première fois, hormis dans sa correspondance, j'ai eu vraiment l'impression de rencontrer Flaubert, le gaillard, en chair et en os… Jauffret l'incarne ici de façon saisissante même si paradoxalement, c'est un Flaubert mort qui s'adresse à nous mais comme s'il était encore vivant, aujourd'hui, ce qui lui permet d'ailleurs de commenter notre époque, d'évoquer, en jouant sur les anachronismes, les drônes, wikipédia, le sigle LGBT, de se plaindre de toutes les bêtises que les biographes ont dites à son sujet et de juger la sienne (d'époque) à l'aune de la nôtre « -Foutu voyage qui à vos yeux contemporains fait de moi une ordure.» (lors de son grand périple exotique, il eut en effet, moult relations avec des mineurs.)

Voici donc une posture énonciative somme toute assez originale s'il en est!

Flaubert apparaît tout d'abord comme un corps qui sent, souffre, désire follement… Il s'adonne à tous les plaisirs avec Du Camp, Colet et les autres. Jauffret le dit, crûment : Flaubert aime baiser, bouffer, jouir…

Il idolâtre les mots, ils le rendent fou, le détraquent, l'aliènent : «Autour de moi tout était langage», «Je souffris davantage des affres du style que de la syphilis, de la pulpite et de l'épilepsie. Une phrase disgraciée était un péché mortel que Virgile lui-même n'aurait pu me pardonner. Du temps où je vivais, mon plus mauvais souvenir était de n'avoir pu éviter un double génitif quand madame Bovary découvre dans la chambre de son veuf de mari le bouquet de fleurs d'oranger qui avait servi de bouquet de mariée à sa première femme. L'avant-veille de mon décès je m'étais demandé si je n'aurais pas mieux fait d'écrire à la place un bouquet de fleurs séchées puisque le plus souvent les fleurs séchées sont d'oranger. Cependant, s'abstenir de préciser la race des fleurs aurait pu conduire certains lecteurs à imaginer des roses, des marguerites ou des iris - autant alors cesser d'écrire et pour tuer le temps barbouiller des tableautins.» Flaubert ou les affres du style… Il saoule nuit et jour tout son entourage avec son inépuisable logorrhée et ses interminables lectures de textes. Même son chien Julio doit écouter «ses phrases bouillonnantes» «Quand j'avais écrit une page je m'allongeais auprès de lui et entreprenais ma lecture d'une voix murmurante afin de ne pas irriter ses oreilles délicates. Emporté par le rythme de ma prose je ne tardais pas à me lever, me balancer d'un pied sur l'autre comme un danseur pataud, à crier quand je tombais sur un que redondant , un couple de qui malsonnant, un et, un ou, un poncif, une couleur trop banale pour être verbalisée. Finalement je hurlais comme un damné le dernier paragraphe. - Se croyant grondé, Julio s'enfuyait.»

Tout est vivant dans ce roman, Flaubert évidemment, mais aussi ses propres personnages qui s'adressent violemment à leur concepteur : Emma lui reproche la médiocrité de son mari («Vous auriez pu au moins me donner pour époux un fonctionnaire» (quelle ambition hé hé!) et lui avoue que Léon l'a violée. Saint Antoine se sent persécuté : le texte le concernant a fait l'objet de trois versions différentes : autant de souffrances à endurer ; il croise Bouvard et Pécuchet bras dessus bras dessous dans Paris (eux ne se plaignent pas trop, tout à leurs délires!) Une fois, tandis qu'il déjeune seul à Croisset, tous les personnages débarquent et lorsque la servante Suzanne arrive avec le plat de paupiettes, ils ont disparu. «Mais seule Bovary le persécutait» Il avoue d'ailleurs qu'il aurait pu «l'inventer davantage», magnifique formule qui laisse pensif...

«On ne mêle pas impunément sa vie à la littérature» (tiens, c'est drôle, j'avais remarqué!) conclut-il accablé par ces visages qui le hantent…

J'aime aussi ces phrases précédées d'un tiret et qui viennent éclore à la surface du texte comme des bulles d'eau : «- Nous baisâmes» (ce verbe se marie tellement bien avec le passé simple...) ou bien «- Ils s'enfuirent» ou encore «- Cependant.»

Si le «chutier» (qui d'après ce que j'ai lu rassemble ce qui n'a pas été utilisé ou d'une façon un peu différente) avait été imprimé dans des caractères lisibles, j'aurais pu vous en parler, hélas, n'ayant pu le lire, je ne vous en dirai rien…

Un texte fougueux, audacieux, à la fois réaliste et plein de fantaisie, d'invention, de délires et d'obsessions, qui mêle généreusement vérité et fiction et l'on sent que Flaubert est là, dans toute sa folie, sa sensibilité, sa sensualité débridée, son ironie mordante et son désespoir absolu, il est là, intime et proche, humain et accessible, touchant et attachant. C'est délicieux, la langue danse, frétille, gambade et fait des cabrioles… Franchement, bravo !     


 

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