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jeudi 3 février 2022

Le Pain perdu d'Edith Bruck

Éditions du sous-sol
★★★★★

 Vous allez certainement trouver le rapprochement que je vais faire un peu bizarre, incongru voire totalement déplacé, mais tant pis, j’ose, parce que dans les deux cas, c’est la vie qui parle, qui palpite, l’énergie qui est là, la détermination, l’ardeur qui dominent. Est-ce parce que je venais de finir le tome 2 du journal de Deborah Levy publié aux Éditions du sous-sol ? En tout cas, j’ai eu l’impression d’un lien, étrange certes car les deux textes n’ont rien à voir, mais d’une parenté tout de même, dans le ton notamment mais aussi dans le dynamisme du récit, le recours à la puissance du détail qui en dit beaucoup, l’insatiable recherche de la liberté, la dimension féministe omniprésente… J’avais parfois l’impression étrange que c’était Deborah Levy qui témoignait de la déportation. Il y a chez ces deux femmes, au-delà de vies et d’expériences complètement différentes, des points communs dans la personnalité qui se traduisent par un style parfois assez proche: des mots directs, crus, sans métaphore et une vitalité, une volonté, une force que l’on sent dans chaque phrase. J’imagine que cet étrange rapprochement n’a pour origine qu’une forme de collision temporelle de lecture entre deux oeuvres mais en moi, ces deux femmes resteront étonnamment liées à jamais. Revenons, après cette étrange expérience, au terrible destin d’Edith Bruck. Elle naît le 3 mai 1931 dans le petit village hongrois de Tiszabercel : elle est l’aînée d’une famille pauvre de six enfants et c’est à l’âge de 13 ans, en 44, qu’elle est déportée, enfermée tout d’abord dans le ghetto de Sátoraljaújhely puis à Auschwitz où elle devient le numéro 11152.

Ce qu’elle se rappelle du jour où tous les juifs du village ont été rassemblés autour de la synagogue, ce sont les cris de sa mère qui hurlait parce que le pain allait être perdu. Ce pain qui avait gonflé et qui était prêt à cuire dès l’aube. Ces cris… (ils me rappellent ceux du boulanger d’Oradour qui se lamentait pour les mêmes raisons…) Ils me feraient pleurer ces cris d’hommes et de femmes qui n’imaginent pas une seconde ce qui va leur arriver. Terribles...

Puis le train, les wagons à bestiaux, avec un seau pour les besoins. La violence quotidienne des nazis, l’absence de nourriture et toujours les paroles tragiques de la mère : « Rappelez-vous, nous dit maman, le bien existe, les saints existent, Dieu existe... » Le discours direct, très présent dans l’oeuvre, restitue pleinement la voix des morts et il y a une sorte de décalage étrange entre ces voix vivantes qui apportent beaucoup d’énergie et de vivacité au récit et l’omniprésence de la mort. Oui, « Le Pain perdu » est un texte vivant sur la mort, un texte qui combat la mort par son énergie, sa vigueur, toute la vie dont il témoigne. Le contraste est saisissant d’autant que l’on a le sentiment au début que tout est perçu du point de vue de l’enfant qui s’attache aux plus petits détails pour tenter de comprendre ce qui a lieu. Il y a par exemple l’épisode de la Polonaise qui dit à l’enfant : «  - Viens, je vais te montrer où est ta mère ! … Tu vois cette fumée ? … Tu sens cette puanteur de chair humaine ? Ta mère était grosse ? Alors elle est devenue du savon comme la mienne. » Les camps de travail et d’extermination se succèdent : Auschwitz (où elle sera séparée de ses parents), Dachau, Kaufering, Landsberg, Bergen-Belsen, les marches forcées… La faim, les poux, le froid, les maladies, les suicides contre le fil barbelé et électrifié. Elle se retrouve seule avec une sœur aînée. Il faut tenir, lutter contre l’épuisement. « Est-ce que c’était trois mois ou trois années qui étaient passés ? Chaque jour, à chaque heure, à chaque minute on mourait. » « Nous n’avions plus grand-chose d’humain. » Des hommes qu’on laisse mourir, nus, sur le sol, c’est ce que l’enfant voit. L’un deux lui souffle ces mots : « Raconte-le, on ne nous croira pas, raconte-le, si tu survis, fais-le pour nous aussi. » Jusqu’au matin où personne ne vient faire l’appel, d’autres soldats arrivent, avec d’autres uniformes. « Away, away » crient-ils effrayés par ce qu’ils découvrent. Puis, il faut tenter de retrouver les siens. Et aller quelque part. Mais où ? Comment vivre « égarées dans le monde des vivants » ? S’ensuivent une errance, une recherche de lieu où se poser pour écrire… Des tensions naissent entre les membres de la famille. L’Allemagne, la France, Israël... Edith Bruck a du caractère, elle sait ce qu’elle veut et surtout ce qu’elle ne veut pas : la collectivité, la discipline militaire par exemple. C’est l’Italie qui sera la terre d’accueil et la langue du témoignage. « Il faudrait trouver des mots nouveaux, y compris pour raconter Auschwitz, une langue nouvelle, une langue qui blesse moins que la mienne, maternelle. » Ce sera l’italien.

« Le pain perdu » s’achève sur une « Lettre à Dieu » extrêmement touchante : « Je T’écris à Toi qui ne liras jamais mes gribouillis, ne répondras jamais à mes questions, à mes pensées ruminées pendant toute une vie. » Insupportable silence. Immense solitude.

C’est à la fin de sa vie qu’Edith Bruck écrit ce texte : la mémoire commence à lui faire défaut et sa vue est touchée par une dégénérescence maculaire. Elle doit témoigner de « l’invraisemblable », dire ce « conte dans la forêt obscure du XXe siècle », raconter au plus vite parce qu’il y a cette « ombre » qui plane encore et toujours sur le troisième millénaire.

Un texte bouleversant.




 

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