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mercredi 27 septembre 2023

Triste tigre de Neige Sinno

Éditions P.O.L
★★★★★

 Elle cherche des réponses, elle veut d’autres mots que les siens, d’autres points de vue aussi. Elle veut savoir. Elle aimerait que son livre soit lu par quelques lecteurs seulement. Elle ne veut pas ne parler que d’elle et de lui, que d’elle et du monstre avec sa tête de bon gars sympa.

Lui, c’est le beau-père. Il est puissant, il a le pouvoir. Toute la petite famille est à ses pieds. Il faut lui obéir, lui faire plaisir, ne jamais chercher à lui résister. Il est plein d’énergie. Il est sportif, aime la montagne, est plutôt pas mal. À la maison, on est soulagé quand il est content. Il aime Johnny. Il ne lit pas. Les gens du village disent qu’il est « super

Elle, c’est l’autrice. À quarante-quatre ans, elle « ne comprend toujours pas.» En effet, ces viols à répétition alors qu’elle n’était qu’une enfant : « C’est au-delà de la compréhension.» Alors, elle va observer l’horreur, l’indicible, l’inceste sous toutes ses facettes afin d’accéder à une forme de vérité. Pour cela, peut-être faut-il tenter un pas de côté, faire éclater le duo infernal violeur/violée, « la paire maléfique », « le duo de merde ». Changer de point de vue pour accéder à la vérité. Différentes voies d’accès sont possibles : la littérature, la sociologie, l’histoire, le droit, la philosophie… Déplacer l’angle de vue habituel permettra peut-être de considérer les choses différemment : « Encore cette idée de trouver un autre point de vue. Est-ce que c’est pour être plus juste ? Pour compléter les informations fragmentaires ? Ou pour essayer de m’échapper un peu de moi, de cette version subjective qui me hante et m’étouffe ? »

Si au lieu de raconter du point de vue de la victime, on racontait par exemple en se plaçant dans la tête du violeur pour comprendre ce qui se passe, ce qu’il cherche, ce qu’il veut, ce qu’il s’invente, ce dont il se persuade. « Ça serait intéressant d’entrer dans la tête de quelqu’un qui fait le mal délibérément », dans la tête d’un prédateur qui détruit une gosse, qui ne lui laisse aucune chance de s’en sortir. Comment cette banalité du mal est-elle possible ? Qui en est capable ? « C’est le centre secret de notre monde ce mal impensable qui nous constitue ».

Et si au lieu de raconter le viol (moment tellement « hors du temps » qu’il échappe « à toute tentative d’en rendre compte par une narration »), on l’analysait, on mettait en évidence les processus de domination et d’emprise qui sont à l’oeuvre, la volonté de réduire l’autre à l’état d’objet, à la soumission la plus complète, à l’anéantissement.

Le texte de Neige Sinno semble chercher plusieurs voies d’accès à la vérité ou à toute forme d’approche de cette vérité. Le cheminement de sa pensée aborde tous les aspects possibles de l’inceste, de la pédophilie, des viols. L’autrice ne lâche rien : elle questionne sans cesse, formule des hypothèses... Chaque aspect du problème sera envisagé, étudié, observé, analysé à la loupe. Il faut suivre chaque piste, explorer les voies principales et secondaires, les petits chemins et les grandes artères. « C’est dans une quête de vérité que j’écris ce livre » écrit-elle.  À défaut d’accéder à la vérité, tentons au moins de nous en approcher : pour y voir clair, pour détruire le mythe du pauvre gars qui est tombé amoureux, qui n’y peut rien, qui ne comprend pas ce qui s’est passé, pourquoi ça lui arrive à lui, qui dit qu’elle voulait bien, qu’elle l’a cherché.

La posture n’est pas facile : être dedans (être la victime, le sujet principal) et se tenir à distance afin de permettre l’analyse, le raisonnement, l’accès à la vérité. S’ouvrir à toutes les interrogations et tenter d’y répondre avec justesse.

L’art est-il d’aucune aide ? Y a-t-il une échelle du mal ? Écrire un livre sur ce sujet, n’est-ce pas encore se soumettre au souhait de l’agresseur ?

« Mes propos seront interprétés, déformés, délirés. Ils se combineront avec d’autres idées. C’est la seule façon qu’a la pensée de se reproduire vraiment, pas par rhizome ni racine mais par une pollinisation aléatoire. »

Puisse cet article contribuer à cette « pollinisation aléatoire » qui nous fera pour toujours parler et penser autrement…  


 

lundi 18 septembre 2023

L'usure d'un monde (Une traversée de l'Iran) de François-Henri Désérable

Éditions Gallimard
★★★★★

 Il avait lu Bouvier, il avait adoré, il était parti. Où ça ? En Iran ! Non ? Si ! Mais il est complètement cinglé ! Il est jeune.

Alors là franchement, moi, la trouillarde qui rêve de traverser le monde, j’ai lu ce texte complètement éberluée par la candeur, l’insouciance, l’irresponsabilité de ce jeune gars aux allures de dandy, traversant un territoire où tu as quasiment cent pour cent de risques de te faire arrêter, mettre en taule et de ne jamais revoir le jour (il part fin 2022, donc peu de temps après la mort de Mahsa Amini!)… Ben, lui, pas de problème, il y va, discute avec les uns, les autres, fait des photos, des vidéos (bon d’accord, il les envoie aux copains français et les supprime sur son portable mais pas toujours à temps...), rencontre une multitude d’opposants au régime (faut dire, c’est à peu près la totalité de la population.) C’est incroyable. Quel courage quand même ! J’ai lu ce texte en tremblant pour lui. Et dire qu’il a vu des paysages qu’on ne verra certainement jamais. Un peu comme ces grands voyageurs du XVIe siècle qui décrivaient des terres que personne ne connaîtrait. Des lieux somptueux. Je passais mon temps à aller voir sur Google Map à quoi ressemblaient des villes comme Ispahan (ce nom me fait rêver), Keshit ou Kashan… Je me suis fait mon petit voyage moi aussi… Bien tranquille dans mon lit, j’ai traversé le désert (oh l’évocation de ce routard paumé en plein désert sans une goutte d’eau…), j’ai été éblouie par le bleu des mosaïques d’Ispahan, j’ai traîné la nuit dans les rues vides de Yazd… Mais surtout, surtout, à travers le récit de Désérable, j’ai découvert des gens, des gens courageux, prêts à mourir pour la liberté : c’est Firouzeh qui crie « Femme, Vie, Liberté ! », « A bas le dictateur ! », « Khamenei assassin ! », c’est toujours Firouzeh qui apprend des poèmes au cas où elle serait arrêtée et privée de tout. Au moins, elle aurait ses poèmes et personne ne pourrait les lui enlever. Ce sont ces femmes qui laissent flotter leurs cheveux au vent tout en sachant ce qu’elles risquent. Sur Internet, je suis allée voir Khodanur Lojei danser. Comme il est beau quand il danse… Et bien sûr, Mahsa Amini, dans tous les esprits, dans tous les coeurs… Je me souviendrai toujours du cri de Niloofar dans la nuit de Téhéran : « Mort au dictateur » et de l’écho, ce bel écho qui traverse la ville. Et toutes ces voix qui n’en peuvent plus de vivre cette terrible dictature où l’on n’hésite pas à tirer sur la foule pour faire taire ceux qui veulent parler.

Et notre François-Henri, qui sans jamais se départir de son humour (bon je sais bien, il l’a écrit après, le bouquin, mais quand même ) (la fin du récit est complètement sidérante…) va d’une ville à l’autre en bus, en stop, en train, regarde, écoute, analyse… Tel un Candide des temps modernes, il s’étonne, pose des questions, se documente, raconte. Il n’est pas un spécialiste de l’Iran et c’est tant mieux. On apprend avec lui, il nous embarque comme un copain avec qui on se marre bien (c’est vrai, il a toujours le mot pour rire même dans les pires situations et un immense sens de l’observation...)

Bon, il est revenu, c’est le principal (je parle comme si j’étais sa mère !) et il nous offre là un texte incroyable, tellement riche ! Un vrai voyage ! J’ai vraiment l’impression d’avoir découvert un pays et son peuple… Surtout, ne vous en privez pas !




 

samedi 16 septembre 2023

La Foudre de Pierric Bailly

Éditions P.O.L
★★★★★

 Décidément, qu’est-ce que j’aime les romans de Pierric Bailly… Là franchement, c’est le cri du coeur ! Il y a un ton dans ses textes, quelque chose qui sonne juste, vrai, authentique, un truc auquel tu crois, des personnages que t’as pas du tout envie de quitter parce que tu t’y attaches incroyablement. Il y a une intelligence, une sensibilité, une poésie sidérantes… Et puis, t’es transbahuté ailleurs… Pas un ailleurs exotique genre cocotiers et mer turquoise mais un ailleurs Haut-Jura. Ouais, pas loin, c’est jamais loin le Haut-Jura, mais comme t’y connais rien à la montagne, les mots de Bailly, c’est immédiatement le dépaysement. T’y es dans ces paysages mais t’y es VRAIMENT, tu les sens, tu les vois, tu les respires, tu les traverses, tu sens la terre, le ciel, l’eau. Faut être du coin pour décrire comme ça, faut vivre là-bas. Et tu vois, là, c’est cadeau, on se régale de tout ça, du chalet d’alpage, des histoires de lynx, des patous ... c’est pas croyable. Du petit-lait. De la beauté. Mais attention, c’est pas idyllique, t’auras pas forcément envie de devenir berger. Non. Tu vas voir, il y a de la distance, de l’humour et de la belle galère.

Et puis, l’intrigue… Comment dire ? Tu sens le truc venir, tu sais pas de quel côté la mouise va surgir … Alors t’attends, ça se précise, ça vient… Mais comme t’as eu le temps de t’attacher au personnage, t’as envie de le prévenir, de lui dire qu’il est en train de se foutre dans le pétrin. Toi, t’es à fond dans l’empathie. Comme il est sympa John/Julien (oui il a deux prénoms) et que c’est un bon gars, il voit rien, il donne tout, il y va. Et tu trembles pour lui. Parce que c’est un peu ton pote et que t’aimerais pas qu’il lui arrive un truc. Ah là là, qu’est-ce que c’est bien toute cette tension qui arrive, ce malaise qui pointe et tu sens que ça va péter quelque part. Parce que c’est ça la vie, tu te crois sur des rails, pépère, tu vois rien venir et paf, tu te prends un truc magistral dans la tête et tu vas devoir faire avec. Longtemps.

Et puis, Bailly, c’est de l’humain, avec des personnages pas simples, des relations complexes, des situations inattendues, des scènes surprenantes (c’est là que tu te dis que c’est un vrai auteur)… T’es loin des clichés débiles et des romans tout plats dans l’air du temps. On respire ! Bailly, franchement, tu te régales, tu ne vis plus que pour le roman qui t’attend le soir, tu ne penses plus qu’au narrateur et tu te demandes comment il va se sortir du pétrin dans lequel il s’est mis. Et tu retrouves ta montagne (oui « TA »), tes paysages, tu commences à connaître le nom des arbres, des pentes et des bêtes. Tu t’y crois un peu.

Bailly, c’est le bonheur.