Éditions Actes Sud
Finalement, tout a commencé le 23
avril 1789 : ce jour-là, un certain Jean-Baptiste Réveillon, propriétaire
de la manufacture royale de papiers peints, proclame, sans aucune gêne, devant
l’assemblée électorale de son district, que « les ouvriers peuvent bien
vivre avec quinze sols par jour au lieu de vingt, que certains ont déjà la montre dans le gousset et seront
bientôt plus riches que lui. »
Ça ne passe pas. Non, vraiment,
ça coince. Il faut dire que les gens meurent de faim.
Alors, la belle demeure, la
manufacture et le jardin de la Folie Titon sont littéralement pillés, mis à
sac, brûlés…
La riposte est violente, les
morts nombreux.
Il est vrai que le contraste
entre Paris et Versailles est saisissant : d’un côté rien ou pas
grand-chose, de l’autre, une « longue file indienne de sucreries,
macarons, génoises, volailles délicates, épinards frais, lentilles aussi fines
que le sable, concombres juteux, belles poires d’Anjou, Inconnue la Fare,
Beurré d’hiver, Pérouille…» (ah, les noms des poires, un poème !) Le luxe
de Versailles, belle redondance, est simplement indécent : un crachat à la
figure, une insulte au peuple qui se tue au travail.
Il faut faire attention à ces
choses-là, ici comme là, autrefois comme maintenant : on est tous attirés
par ce qui brille, on veut tous avoir sa part. Il faudra bien comprendre ça un
jour pour éviter bien des problèmes…
Mais bon, revenons à nos Parisiens
qui n’ont rien. Savent-ils qu’à Versailles, « il existe quatre horlogers
de la chambre du roi, l’un d’eux a pour unique mission, chaque matin, de
remonter sa montre. On dirait une farce, une rabelaiserie, absurdité d’auteur,
un racontar. Mais il y a plus drôle, il y a pire. Il y a un capitaine des
mulets à Versailles, quand il n’y a plus de mulets » ? On en rirait
presque si l’heure n’était pas si grave et les ventres si creux.
Alors, la colère monte, la vraie
colère, qui étouffe, qui fait hurler, qui donne presque envie de tuer.
On s’arme comme on peut :
arquebuses, hallebardes, sabres chinois, tringles à rideaux piqués dans le
Garde-Meuble de la Couronne, « boucliers de Dardanus et flambeau de
Zoroastre » trouvés dans les théâtres. On fait flèche de tout bois.
« Les fausses épées devinrent de vrais bâtons. La réalité dépouilla la
fiction. Tout devint vrai. » Et Paris se lança…
Le narrateur le regrette :
son texte ne permettra jamais d’atteindre la réalité. La vérité est impossible.
Il tentera une approche, c’est tout. Personne d’entre nous n’était là. Ce
jour-là.
Désolation : « Ah !
nous ne pourrons jamais savoir, nous ne saurons jamais quelle flambée parcourut
les cœurs, quelle joie ; nous pourrons peut-être brûler du même feu, mais
pas le même jour, pas la même heure, nous pourrons bien interroger
minutieusement les mémoires, parcourir tous les témoignages, lire les récits,
les journaux, éplucher les procès-verbaux, on ne trouvera rien. La véritable
pierre de Rosette, celle qui permettrait d’être partout chez soi dans le temps,
nous ne l’avons jamais trouvée. La vérité passe à travers nos mots, comme le
signe de nos secrets. » Et pourtant, « il faut écrire ce qu’on ignore.
Au fond, le 14 Juillet, on ignore ce qui se produisit. Les récits que nous
avons sont empesés ou lacunaires. C’est depuis la foule sans nom qu’il faut
envisager les choses. Et l’on doit raconter ce qui n’est pas écrit. Il faut le
supputer du nombre, de ce qu’on sait de la taverne et du trimard, des fonds de
poche et du patois des choses, liards froissés croûtons de pain. »
N’ayons crainte, quand on aura
pressuré l’Histoire, qu’elle sera à sec, qu’on l’aura vidée de son jus et
qu’elle n’aura vraiment plus rien à nous dire, alors, la fiction prendra le
relais, le flambeau à la main et éclairera les zones d’ombre. Pas d’inquiétude,
elle a de l’imagination, la fiction ! On y verra clair !
Alors, pour s’approcher au plus
près, il faut citer les noms de ceux qui ont fait l’Histoire, ceux dont on ne
parle jamais, ceux dont il n’est jamais question dans les livres ou que l’on
évoque sous un titre générique : le peuple. Il faut l’incarner, lui rendre
sa chair, sa vie, ses moments de gloire. Il a des noms, des prénoms, des
professions. Et l’auteur ne se lasse pas de les dire, ces noms, car les dire,
c’est leur redonner la vie, c’est les mettre en mouvement, les placer sous les
projecteurs. Ce sont eux les acteurs principaux. Ils entrent en scène, sur la
scène de l’Histoire. Ils ne sont ni des figurants, ni des chiffres, ni des
ombres : ils s’appellent « Aumassip, marchand de bestiaux… Béchamp,
cordonnier, Bersin, ouvrier du tabac, Bertheliez, journalier… Bezou, dont on ne
sait rien, Bizot, charpentier… » et la liste est longue, très longue. Ce
n’est que le début ! « Alors continuons, ne nous arrêtons pas,
nommons, nommons… »
« Les noms sont
merveilleux. »
Et ils sont nommés, les uns après les autres,
un par un, une par une, les hommes, les femmes, les fils, les filles, les gens
de rien, les gens de peu. Celles et ceux qui l’ont faite, cette Révolution, qui
l’ont prise, cette Bastille. Ils sont terriblement jeunes, morts jeunes, si
beaux. Ils viennent de partout. Ils ont chaud, il fait chaud ce mardi-là. C’est
juillet, il n’y a pas d’air. Ils transpirent et sentent mauvais. Ils pleurent
parfois, ils ont peur. Ils avancent, courent, tombent, grouillent, armés de
tout et de n’importe quoi, portés par leur certitude qu’ils traduisent
ainsi : « nous nous valons tous…il n’est pas juste que certains
boulonnent toute leur vie tandis que d’autres se font servir. »
Ils sont vivants !
Ils pissent, crachent et crient.
Ils insultent les forces de l’ordre : « culs-crottés, savates de
tripières, pots d’urine, bouches-à-becs, louffes-à-merde, boutanches-à-merde,
et toutes les choses-à-merde, et toutes les couleurs-à-merde, merde rouges,
merdes bleues, merdes jaunilles. » Il y a du Rabelais et du Hugo chez
Vuillard. Un bain de mots qui mousse et qui déborde. La foule devient poète, le
peuple se fait génie !
Et on sent qu’il les aime, ces
gens dont il parle, ce Vuillard, qu’il a du mal à les quitter, ces
anonymes qui ont eu l’espace d’un instant leur petit moment de gloire, leur
micro-épopée avant de mourir ou de retomber dans l’oubli et le néant :
« Gardons-les encore contre nous un instant, ces huit à dix autres, par la
grâce d’un pronom personnel, comme de tout petits camarades ».
Un texte magistral qui nous
entraîne auprès de ceux qui ont fait l’Histoire dans une écriture bouillonnante
et puissante où les mots ont l’épaisseur des corps qui ont péri et qu’on le
veuille ou non, ils nous parlent, ces Lelièvre et ces Leloup, ces Tronchon et
ces Valin, comme s’ils avaient encore quelque chose à nous dire.
On ne sait jamais, au cas où
l’Histoire se répéterait… Tendons l’oreille…
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