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vendredi 18 novembre 2016

14 juillet d'Éric Vuillard


Éditions Actes Sud

Finalement, tout a commencé le 23 avril 1789 : ce jour-là, un certain Jean-Baptiste Réveillon, propriétaire de la manufacture royale de papiers peints, proclame, sans aucune gêne, devant l’assemblée électorale de son district, que « les ouvriers peuvent bien vivre avec quinze sols par jour au lieu de vingt, que certains ont déjà la montre dans le gousset et seront bientôt plus riches que lui. »
Ça ne passe pas. Non, vraiment, ça coince. Il faut dire que les gens meurent de faim.
Alors, la belle demeure, la manufacture et le jardin de la Folie Titon sont littéralement pillés, mis à sac, brûlés…
La riposte est violente, les morts nombreux.
Il est vrai que le contraste entre Paris et Versailles est saisissant : d’un côté rien ou pas grand-chose, de l’autre, une « longue file indienne de sucreries, macarons, génoises, volailles délicates, épinards frais, lentilles aussi fines que le sable, concombres juteux, belles poires d’Anjou, Inconnue la Fare, Beurré d’hiver, Pérouille…» (ah, les noms des poires, un poème !) Le luxe de Versailles, belle redondance, est simplement indécent : un crachat à la figure, une insulte au peuple qui se tue au travail.
Il faut faire attention à ces choses-là, ici comme là, autrefois comme maintenant : on est tous attirés par ce qui brille, on veut tous avoir sa part. Il faudra bien comprendre ça un jour pour éviter bien des problèmes…
Mais bon, revenons à nos Parisiens qui n’ont rien. Savent-ils qu’à Versailles, « il existe quatre horlogers de la chambre du roi, l’un d’eux a pour unique mission, chaque matin, de remonter sa montre. On dirait une farce, une rabelaiserie, absurdité d’auteur, un racontar. Mais il y a plus drôle, il y a pire. Il y a un capitaine des mulets à Versailles, quand il n’y a plus de mulets » ? On en rirait presque si l’heure n’était pas si grave et les ventres si creux.
Alors, la colère monte, la vraie colère, qui étouffe, qui fait hurler, qui donne presque envie de tuer.
On s’arme comme on peut : arquebuses, hallebardes, sabres chinois, tringles à rideaux piqués dans le Garde-Meuble de la Couronne, « boucliers de Dardanus et flambeau de Zoroastre » trouvés dans les théâtres. On fait flèche de tout bois. « Les fausses épées devinrent de vrais bâtons. La réalité dépouilla la fiction. Tout devint vrai. » Et Paris se lança…
Le narrateur le regrette : son texte ne permettra jamais d’atteindre la réalité. La vérité est impossible. Il tentera une approche, c’est tout. Personne d’entre nous n’était là. Ce jour-là.
Désolation : « Ah ! nous ne pourrons jamais savoir, nous ne saurons jamais quelle flambée parcourut les cœurs, quelle joie ; nous pourrons peut-être brûler du même feu, mais pas le même jour, pas la même heure, nous pourrons bien interroger minutieusement les mémoires, parcourir tous les témoignages, lire les récits, les journaux, éplucher les procès-verbaux, on ne trouvera rien. La véritable pierre de Rosette, celle qui permettrait d’être partout chez soi dans le temps, nous ne l’avons jamais trouvée. La vérité passe à travers nos mots, comme le signe de nos secrets. » Et pourtant, « il faut écrire ce qu’on ignore. Au fond, le 14 Juillet, on ignore ce qui se produisit. Les récits que nous avons sont empesés ou lacunaires. C’est depuis la foule sans nom qu’il faut envisager les choses. Et l’on doit raconter ce qui n’est pas écrit. Il faut le supputer du nombre, de ce qu’on sait de la taverne et du trimard, des fonds de poche et du patois des choses, liards froissés croûtons de pain. »
N’ayons crainte, quand on aura pressuré l’Histoire, qu’elle sera à sec, qu’on l’aura vidée de son jus et qu’elle n’aura vraiment plus rien à nous dire, alors, la fiction prendra le relais, le flambeau à la main et éclairera les zones d’ombre. Pas d’inquiétude, elle a de l’imagination, la fiction ! On y verra clair !
Alors, pour s’approcher au plus près, il faut citer les noms de ceux qui ont fait l’Histoire, ceux dont on ne parle jamais, ceux dont il n’est jamais question dans les livres ou que l’on évoque sous un titre générique : le peuple. Il faut l’incarner, lui rendre sa chair, sa vie, ses moments de gloire. Il a des noms, des prénoms, des professions. Et l’auteur ne se lasse pas de les dire, ces noms, car les dire, c’est leur redonner la vie, c’est les mettre en mouvement, les placer sous les projecteurs. Ce sont eux les acteurs principaux. Ils entrent en scène, sur la scène de l’Histoire. Ils ne sont ni des figurants, ni des chiffres, ni des ombres : ils s’appellent « Aumassip, marchand de bestiaux… Béchamp, cordonnier, Bersin, ouvrier du tabac, Bertheliez, journalier… Bezou, dont on ne sait rien, Bizot, charpentier… » et la liste est longue, très longue. Ce n’est que le début ! « Alors continuons, ne nous arrêtons pas, nommons, nommons… »
« Les noms sont merveilleux. »
 Et ils sont nommés, les uns après les autres, un par un, une par une, les hommes, les femmes, les fils, les filles, les gens de rien, les gens de peu. Celles et ceux qui l’ont faite, cette Révolution, qui l’ont prise, cette Bastille. Ils sont terriblement jeunes, morts jeunes, si beaux. Ils viennent de partout. Ils ont chaud, il fait chaud ce mardi-là. C’est juillet, il n’y a pas d’air. Ils transpirent et sentent mauvais. Ils pleurent parfois, ils ont peur. Ils avancent, courent, tombent, grouillent, armés de tout et de n’importe quoi, portés par leur certitude qu’ils traduisent ainsi : « nous nous valons tous…il n’est pas juste que certains boulonnent toute leur vie tandis que d’autres se font servir. »
Ils sont vivants !
Ils pissent, crachent et crient. Ils insultent les forces de l’ordre : « culs-crottés, savates de tripières, pots d’urine, bouches-à-becs, louffes-à-merde, boutanches-à-merde, et toutes les choses-à-merde, et toutes les couleurs-à-merde, merde rouges, merdes bleues, merdes jaunilles. » Il y a du Rabelais et du Hugo chez Vuillard. Un bain de mots qui mousse et qui déborde. La foule devient poète, le peuple se fait génie !
Et on sent qu’il les aime, ces gens dont il parle, ce Vuillard, qu’il a du mal à les quitter, ces anonymes qui ont eu l’espace d’un instant leur petit moment de gloire, leur micro-épopée avant de mourir ou de retomber dans l’oubli et le néant : « Gardons-les encore contre nous un instant, ces huit à dix autres, par la grâce d’un pronom personnel, comme de tout petits camarades ».
Un texte magistral qui nous entraîne auprès de ceux qui ont fait l’Histoire dans une écriture bouillonnante et puissante où les mots ont l’épaisseur des corps qui ont péri et qu’on le veuille ou non, ils nous parlent, ces Lelièvre et ces Leloup, ces Tronchon et ces Valin, comme s’ils avaient encore quelque chose à nous dire.

On ne sait jamais, au cas où l’Histoire se répéterait… Tendons l’oreille…

                             

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