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dimanche 7 juin 2020

Le jour où la fiction s'est emparée du réel




Je n'arrive plus à lire ou plus exactement, tous les romans m'ennuient et finissent par me tomber des mains… J'ai beau varier les titres, les auteurs, les genres… rien n'y fait, tout m'indiffère, mon esprit est ailleurs. Où ça ?, me direz-vous. Là où la fiction se trouve désormais : dans le réel. Parce que franchement, ces derniers temps, on a de quoi s'occuper avec ce quotidien de plus en plus étrange, quasi illisible, incompréhensible, invraisemblable, assez effrayant, mâtiné de surréalisme, de science-fiction, d'horreur, immense matière à réflexion pour tous les sociologues du monde et, évidemment, folle source d'inspiration pour la littérature…
Ils vont arriver, les romans du confinement, de l'avant, de l'après, de ce qui a précédé, de ce qui a suivi… Seront-ils à la hauteur de ce que nous avons vécu ? Je n'en suis pas certaine !
Franchement, je ne sais pas vous, mais moi, il va me falloir du temps, beaucoup beaucoup de temps, pour examiner cette longue période sous toutes ses formes, bien en analyser tous les enjeux, toutes les facettes (sociétales, économiques, sociologiques, philosophiques, anthropologiques...), repenser à ce que j'ai fait, n'ai pas fait, aurais dû faire, à la façon dont j'ai vécu tout cela (avec son lot de culpabilité - ben oui, je n'ai pas eu un « confinement difficile »), aux incidences sur le moment présent, l'avenir (celui de mes enfants et de ceux qui m'entourent, de la société tout entière), les répercussions sur mon travail, mes relations aux autres (famille, amis, voisins, collègues), sur ce que je suis et que je croyais être (et je m'étais en partie bien plantée), sur ma relation au temps (hé hé), à la mort, au monde (et il est vaste!), les conséquences sur ce qui me donne envie d'avancer (ou pas), de lire (ou pas), d'écrire (ou pas), de changer de cap (ou pas)…
TOUT est à repenser et le boulot est ÉNORME.
Le réel est si dense, si opaque, que je ne sais plus comment le lire, quelle métaphore y trouver, j'ignore qui a tort, qui a raison, j'écoute ce que les uns et les autres en disent : je peux trouver fort judicieuses certaines analyses et le lendemain, être complètement conquise par le point de vue opposé. Plus aucune grille de lecture ne fonctionne sur une réalité qui a largement dépassé la fiction, en remettant en cause toutes nos certitudes, tous nos fondements, tout ce sur quoi jusqu'à présent on s'était plus ou moins construit, plus ou moins entendu. Et à plus de 50 ans, se prendre une aussi belle claque est pour le moins perturbant, pour ne pas dire violent.
Oui, je sens qu'il va me falloir du temps, beaucoup de temps, avant de passer à l'après. L'ouverture des terrasses de cafés n'y suffira (hélas) pas… Et les beuveries du samedi soir entre potes, non merci… J'ai passé l'âge de dégueuler le surplus à chaque coin de rue et de pisser ma kro contre les murs...
Mon souci, c'est de ne rien oublier (tout noter, il faut tout noter : les hôpitaux bondés, les soignants usés, les morts empilés à Rungis, les bilans terribles tous les soirs, les docteurs Raoult et compagnie, les attestations qu'on retrouve aujourd'hui pliées en huit dans les poches et qui appartiennent à ce monde d'avant dont on a déjà du mal à croire qu'il a existé ; les masques qu'il ne faut pas mettre puis mettre, les gestes barrières, les 100 kilomètres, les parcs et les forêts fermés, le terrible silence des villes - j'ai rêvé ou on a bien vécu cet enfer?)..., ne pas aller trop vite (chaque épisode de cette incroyable série compte!), même si parfois l'envie me prend de m'étourdir un peu, de me dire à quoi bon et d'être tentée d'aller finir ma petite existence en éparpillant les quelques années qui me restent à vivre, ici et là, à butiner, grappiller, picorer, en essayant de ne pas trop réfléchir et de faire passer le tout en buvant un bon coup…
Parce que quand même, on va un peu dans le mur, non ? Les histoires de consommer comme des dingues, de bouffer des bêtes, de saloper le monde, de se remplir le cerveau de conneries à deux balles, les histoires de ceux qu'ont tout le fric, de ceux qui crèvent de faim, de ceux qu'on tue parce qu'ils sont noirs et puis ces hommes politiques complètement tarés qui gouvernent la moitié de la planète, franchement, je ne sais pas vous, mais moi, je sens que ça commence à me bouffer le sommeil…
Alors de deux choses l'une : soit j'entre dans la danse et je m'étourdis (je sais très bien faire, comptez sur moi), soit je prends quelque distance et j'analyse, je pense, j'essaie d'en tirer quelques conclusions, quelques principes de vie quoi. Bref, soit j'accélère en me saoulant de l'air et du vent (et je ne regarde plus le paysage), soit je descends de voiture et continue à pied (ce qui me permettrait d'observer les insectes et d'écouter les oiseaux chanter).
Que faire ? J'ai l'impression que le monde s'emballe et j'ai la trouille. Parce que je ne suis pas sûre que les gens soient heureux. Car le bonheur suppose une certaine plénitude, un certain repos que nous n'avons plus. L'excès touche tous les domaines, la raison est balayée (elle fait chier), la réflexion, la mesure et surtout le bon sens sont laminés depuis longtemps, même les scientifiques ont perdu les manettes : ils savent et ne doutent plus. Ils semblent eux aussi embarqués dans cette course folle, entraînés par les politiques, l'appât du gain et de l'audience… Ils sont entrés dans l'ère de l'image, du vide, du vent. Comme les autres…
Bref, tout ça pour dire que me voilà bien embêtée parce qu'il me faut du temps pour penser, que je ne suis pas sûre de sortir bien vaillante d'une réflexion sur le monde tel qu'il est, parce qu' une fois que j'aurai compris certaines choses, j'en ferai quoi exactement ? Encore une fois, soit je regarde le monde danser (et je participe à la grande folie collective - après tout, ça a son charme aussi de faire n'importe quoi…), soit je refuse, je freine des deux pieds, je critique, remue toute cette merde, dégueule une tonne d'injures, passe en off, arrête de participer comme une abrutie au grand effondrement, traîne une dose de culpabilité plus lourde que ça et me tape la tête contre les murs…
Que faire ? Que faire pour que la littérature de nouveau me happe, me retienne, me divertisse ? Que faire pour que la fiction regagne son terrain, quitte le réel, rentre bien tranquillement dans l'espace qui lui est imparti ? Que faire pour retrouver du sens à tout ça, deux trois repères, une ligne de conduite ? Ai-je encore la possibilité d'aller contre (chose rendue encore plus difficile quand on a des enfants qui sont de ce monde, des « embarqués », des acteurs - pas des figurants…) ? Tout seul encore… Mais avec eux ? (Faire sans eux ? Difficile…)
Tout le monde dort ce matin dans la maison… Ils ont encore des rêves, moi plus trop. J'ai perdu l'insouciance des matinées de sommeil… Je vais peut-être reprendre un café…
Oui, c'est ça, reprendre un café…

4 commentaires:

  1. Quel beau texte !
    Je suis jalouse : comme j'aimerais avoir ce tale d'écrire.
    Je te rejoins sur bien des points sauf sur la lecture. J'ai adoré "des gens comme nous" de Leah Harper Cohen. Avec "la certitude des pierres" ce sont les seuls textes qui m'auront marquée ces derniers temps.
    C'est l'heure du petit café avant le boulot... J'ai eu grand plaisir à le retrouver, mais il a un petit goût amer.

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  2. je crois hélas que notre pessimiste de service : Houellebecq a raison :"l'après covid sera pareil mais en pire!"

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  3. Votre texte est très beau, je l'ai lu trop vite, j'ai plongé tête baissée tellement ma sensibilité s'est sentie chez elle, je l'ai gloutonné, quel gâchis, je vais le relire..en attendant, bravo, quand le cœur parle, c'est beau. pour moi c'est l'heure de la tisane et je crois que je vais en reprendre une!

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  4. Tout est dit. Le désarroi, ne plus, ne pas savoir quoi faire, quoi penser... Comment vivre aujourd'hui ? Comment sera demain ? Et tous ces gens, ici et ailleurs, en grande détresse... Que fait-on ? Que peut-on faire ? Que doit-on faire ?

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