Je
suis K.O, au sol, sans vie. Je viens de me prendre deux directs et un
uppercut. J'ai bien tenté de cadrer mon adversaire, résister à ses
assauts, organiser mes attaques et ma défense. Rien n'y a fait. Je
déclare forfait.
Lui,
c'est le dernier roman de Marie Ndiaye « La vengeance
m'appartient » : je me suis laissé surprendre, je
n'avais jamais lu cette autrice. Est-ce que tous ses romans sont de
la même veine ? Est-ce que lire ses précédents écrits
m'auraient un peu mise sur la voie ? Je n'en sais rien. Par
contre, ce que je sais, c'est que je me suis complètement perdue.
Enfin, elle m'a perdue. Je ne veux pas endosser toutes les
responsabilités. Des textes entièrement
symboliques/métaphoriques/allégoriques hyper allusifs, imagés,
tarabiscotés et à lire au vingt-sixième degré, c'est pas pour
dire mais je connais. Ce n'est pas forcément ce que je préfère
mais bon, s'il faut, je prends, même si j'aime bien qu'on me laisse
le choix, une certaine « marge de manoeuvre », une forme
de liberté quoi. J'apprécie cette possibilité de me balader comme
bon me semble entre différents degrés de lecture. Là, on est
immédiatement prié de se diriger vers le « voyons voyons,
qu'est-ce qu'elle veut dire par là... » Et j'avoue qu'à
plusieurs reprises, ça a coincé, je me suis retrouvée un peu dans
le noir, à avancer à tâtons et forcément, je me suis cassé la
figure... Tout est question de dosage… Les personnages désincarnés
sont froids, hiératiques à force de n'être que des idées.
Franchement, ça m'a lassée, j'avais l'impression d'être là mais
de ne pas avoir été invitée. Et puis aussi, dans le fond, qu'on se
foutait un peu de ma gueule. Pourtant, je n'ai pas lâché
l'affaire : vous verriez l'état du bouquin. J'ai coché,
souligné, surligné, fait des croix, des traits, des flèches, corné
des pages, lu, relu. J'ai tenu bon mais vers la fin, alors là, trop
c'est trop…
Bon
allez, deux mots sur « l'histoire » même si ce terme n'a
aucun sens ici. Une avocate, Maître Susane, reçoit à son cabinet
un homme dont l'épouse vient d'assassiner leurs trois enfants. Il
souhaite que l'avocate prenne la défense de sa femme. Or, Maître
Susane croit reconnaître un certain Monsieur Gilles Principaux
qu'elle aurait déjà rencontré trente-deux ans auparavant alors
qu'ils étaient tous deux enfants et que la mère de l'avocate
faisait des ménages dans cette famille bourgeoise. Ce jour-là, ils
se seraient enfermés tous deux dans une pièce et... on ne sait pas
ce qu'ils ont fait. En tout cas, l'avocate, obsédée par la question
de savoir si c'est bien cet homme qu'elle a devant elle, va
interroger sa mère qui n'a aucun souvenir du nom de la personne chez
qui elle travaillait. Voilà l'axe principal du roman même si
d'autres éléments viennent se greffer sur ce nœud central.
Que
dire de tout ça ?
Encore
une fois, non familière de l'oeuvre de Marie NDiaye et un brin
paumée, je suis allée lire et écouter ce que l'autrice disait de
son travail et ce que les uns et les autres avaient pensé de ce
roman. Eh bien, ça ne m'a pas franchement aidée : entre Arnaud
Viviant au « Masque et la Plume »
qui pense qu'il s'agit d'une dénonciation du passé colonialiste de
la ville (alors là, franchement, c'est fort!) ou Laure Adler qui
dans son émission « L'heure bleue » semble être
passée légèrement à côté... (C'est d'ailleurs amusant de
voir comment Marie NDiaye de sa douce voix au lent débit corrige
avec aménité ses analyses quelque peu erronées.) Bref, les uns
commentent la forme (à défaut du fond), d'autres se pâment
d'admiration devant le chef-d'oeuvre , mais les vraies analyses,
personne ne s'y colle. Et pour cause…
Je
veux bien en tenter une mais franchement, je ne garantis rien. Il me
semble ici que l'autrice met en scène trois femmes puissantes qui
veulent se libérer de tous les poids qui pèsent sur elles :
une mère infanticide (ancienne prof de français en collège - et
heureuse de l'être) qui, pour faire plaisir à son gentil mari, a dû
démissionner lorsqu'elle s'est mariée (il disait « ton
collège de crotte » - entre nous, j'aurais tué le mec,
pas les gosses...) Ce dernier lui a gentiment conseillé de rester
plutôt à la maison pour confectionner de bons petits plats bien
équilibrés et très sains pour leurs enfants si beaux et en pleine
santé. La mère a tenu bon. Un certain temps. Et un jour, elle a
plongé la tête des trois loupiots sous l'eau du bain, sachant que
cet acte la conduirait immanquablement en prison, là où elle
souhaitait aller. Enfin, une chambre à soi. Quitter un enfer pour un
autre, plus léger, plus supportable. Et d'une. Libre, en prison...
c'est dire l'enfer de la maison. « Mais un petit espace
comme ça, tout à moi, mais l'enclos bien précis de mon lit, mais
le nid que je m'y suis fait, mais jamais je ne l'avais eu de cette
qualité. Mais c'est un véritable sweet home... Mais je suis
heureuse ici, je ne veux pas être défendue... »
La
seconde qui se libère, c'est l'avocate elle-même. Souvenez-vous de
cet épisode dans la chambre : il s'est passé ce qui s'est
passé mais dans tous les cas, Maître Susane en a gardé un souvenir
éblouissant. Un des plus beaux de sa vie peut-être… Ce garçon,
dira-t-elle, est « l'enkystement d'une pure joie. »
Or, son père pense qu'elle a été violée et veut donc lui imposer
SA vision des choses et par là même « souiller son
souvenir ». Elle n'en veut pas et finit plus ou moins par
rompre avec les siens, malgré tout l'amour qu'elle leur porte et le
besoin qu'elle a d'eux « Pourquoi, mon Dieu, ne puis-je
appeler ma mère ? ». C'est le prix à payer pour être
libre, libre de ses pensées et de ses fantasmes. « Je dois
lutter contre mon propre père pour ne pas transformer mon souvenir,
pour ne pas l'ajuster à ce qu'il se représente. »
Enfin,
la troisième, c'est la femme de ménage qu'emploie Maître Susane :
une Mauricienne, sans papiers, elle travaille au noir. Et il se
trouve que l'avocate, dans sa volonté maladive de faire le bien et
d'être aimée, veut absolument récupérer une copie de son acte de
mariage pour tenter de régulariser la situation de cette femme.
L'autre refuse. Pourquoi ? J'ai pas bien compris mais ELLE NE
VEUT PAS et donc ne l'apporte pas. En relisant la fin, on peut
peut-être comprendre ce refus mais j'ai vraiment la flemme de m'y
replonger…
Et
puis tiens, j'en vois encore une femme toute-puissante que je
découvre à l'instant (et de quatre!) : p 93, voici ce que dit
l'avocate au sujet de la femme d'un de ses amis : « elle
éprouvait une vague amitié pour cette femme qui s'était dégagée
de l'amour fou. » Se dégager de l'amour fou, partir non
parce qu'on n'aime plus mais parce qu'on aime trop et qu'on sent que
ça va nous tuer, nous empêcher de vivre, nous ôter toute liberté…
Bref,
quatre femmes vacillantes et déterminées, titubantes et résolues,
chancelantes et obstinées… Quatre femmes qui peuvent chacune
dire : « La vengeance m'appartient. » Voilà
ce que j'ai compris.
Encore
deux mots : outre cette lecture imposée au trente-sixième
degré (la concentration de symboles par page est tellement poussée,
notamment vers la fin, qu'on frôle l'opacité complète), s'ajoutent
des techniques narratives que je trouve a priori intéressantes mais
qui ici viennent encore parfois obscurcir le propos : on
retrouve en effet le flux de conscience woolfien concrétisé par
l'emploi de l'italique (je fais telle chose mais ma pensée est
envahie par tout autre chose.) On a aussi les paroles non rapportées
à savoir celles que le personnage ne dit pas : « Car
nous souffrons, Principaux, car nous souffrons, ne lui dit pas Me
Susane. »
Encore
une fois, pourquoi pas mais tout est une question de dosage.
Enfin,
et c'est peut-être finalement le plus triste, je n'ai pas aimé
l'écriture qui selon moi manque de souplesse, de fluidité. Je
trouve que c'est lourd, répétitif et que ça accroche. Non,
l'écriture n'est pas belle et rend le propos (volontairement je
pense) confus. (Ou alors, j'étais très fatiguée cette semaine, ce
qui n'est pas à exclure.)
Bref,
trop c'est trop.
Et
c'est bien dommage parce que je pense qu'il y a beaucoup de choses
intéressantes dans ce roman.
Je
me sens prête à aimer ce qu'écrit Marie NDiaye mais encore faut-il
qu'elle m'en laisse la possibilité, qu'elle m'invite à entrer dans
son œuvre sans me claquer la porte au nez.
C'est
un peu dur de rester dehors, avec le froid qu'il fait en ce moment…