Attention, coup de coeur !
Il y a des livres dont on entend peu parler et pourtant, ils réunissent tout ce que l’on attend de la littérature : une écriture, une réflexion sur les hommes, les lieux qu’ils habitent et qui les habiteront pour toujours, l’Histoire qu’ils traversent et qui s’inscrira à jamais en eux... Tout cela est là, dans le dernier livre d’Isabel Ascencio : un livre fort, très fort, de ces romans qu’on n’oublie pas et dont les personnages nous accompagnent pour longtemps.
Joëlle Leblanc, la narratrice, a quitté le Jura où elle vit pour se rendre à l’enterrement de son père Serge Leblanc, dans le Nord. C’est l’histoire de ce père qu’elle va raconter, un pied-noir, un exilé, qui a quitté l’Algérie en 1962 pour se retrouver un peu perdu dans les rues de Marseille… S’en suivront une rencontre avec une femme, un mariage, deux enfants, une installation dans une commune du Var, avec, en prime, l’achat d’un petit terrain non constructible sur les hauteurs du village, « dix ares de vieilles souches en pentes raides » et un cabanon de douze mètres carrés avec une vue sur la baie de Bandol quand le ciel est dégagé…
Un lieu à soi, pour aller pique-niquer en famille.
Un bout de terre qui rappelle tant les pieds de vigne du trisaïeul, là-bas, en Algérie...
Serge Leblanc aurait pu mener une vie paisible assis sur son coin de terre aride, les yeux perdus dans la contemplation du ciel bleu méditerranéen lavé par le mistral.
Mais un homme n’est pas une ligne droite. Non, un homme est fait de nostalgie, de souvenirs, de paysages, d’images, de sensations, d’attachement à une terre, à une enfance. Et tout cela est là, en chacun, et chacun est la somme de cet ailleurs, de ces territoires, de ces espaces en dehors desquels être chez soi ne va pas de soi...
Ainsi, Serge Leblanc a beau mettre un pied devant l’autre chaque jour, son coeur est resté attaché à l’Algérie et ce qu’il porte en lui du passé va lui jouer des tours car l’on est sensible aux êtres qui ont les mêmes images dans les yeux...
Et pourtant, peut-être aurait-il pu (dû ?) détester immédiatement Michel Garrigou, le Marseillais, une grande gueule qui aime raconter ses « vingt-huit mois d’Algérie et dix de rab dans la foulée », les yeux brûlés par le soleil, les pieds en sang dans les rangers, la trouille qui tord le ventre de celui dont la mission était « le maintien de l’ordre » … Bel euphémisme… « J’ai tout fait pour te le sauver ton pays » dira Garrigou à son ami.
N’empêche, les Arabes, Garrigou en parlera toujours à Serge en disant « tes Arabes »… Et dans ce petit village du Castoul, sur ce même territoire bien circonscrit, il y en a des Arabes : la famille Taïeb par exemple. Tout le monde les connaît bien les Taïeb… Ils ont perdu une fille, une petite Najet, qui n’est jamais rentrée d’un voyage en Algérie.
Bientôt, ils perdront un fils… Les accidents sont si vite arrivés… Le fils Taïeb renversé par une voiture… conduite par Serge Leblanc.
C’est lui, il a avoué...
Ça lui ressemble tellement peu à Serge Leblanc de s’alcooliser, de conduire vite au risque de renverser un jeune garçon sur son scooter.
Un jeune Arabe…
Un portrait sensible et tout en nuances d’un père introverti, silencieux, hanté par les lieux d’avant, ceux de l’enfance, du passé, de la mémoire, un homme « tout résigné au sort qui l’accable, déterminé à survivre encore une fois avec ce qu’on lui laisse », un homme « profondément habitué à perdre.»
Et autour de lui, une femme, deux enfants, des amis qui vont s’inscrire dans son destin, tenter d’y trouver leur place, de l’aimer, de profiter aussi de sa générosité et de sa fragilité...
Des êtres qui ont chacun leurs raisons d'être ce qu'ils sont...
Un récit très fort et tout en tension…
Magnifique !