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vendredi 17 juin 2016

Blast de Manu Larcenet


Editions Dargaud

« Comment ne pas se  haïr quand il est si naturel de se faire haïr ? »

Assis dans une cellule, Polza Mancini, 38 ans, 150 kilos, critique gastronomique, attend. Visiblement en garde à vue. Il tourne la tête et voit une figure moai.
De l’autre côté de la porte, un inspecteur l’observe. « Il n’a pas l’air coriace » s’étonne-t-il.
Et pourtant… internements fréquents en hôpital psychiatrique, automutilations en tous genres, altération du jugement, comportement asocial, hallucinations, arrestations multiples et variées et puis, une femme, Carole Oudinot, à qui il a fait quelque chose, on ne sait pas quoi mais on craint le pire. Elle est dans le comma, pas sûr qu’elle s’en sorte…
Les policiers l’interrogent, il faut le faire avouer. Mais Polza peut se taire, se refermer comme une huître. De toute façon, ils sont prévenus, il compte prendre son temps, leur raconter tout dans le détail : « Si vous voulez comprendre, il faut que vous passiez par où je suis passé. »
Et il en a fait des tours et des détours.
Alors, on suit Polza qui, sur huit cents pages (quatre volumes), nous raconte, se raconte… C’est lui qui cause, il faut l’écouter. Vrai, pas vrai, mensonges, vérité ? Un récit subjectif en tout cas…
D’abord, la mort de son père, l’homme à tête d’oiseau, à peine humain, que l’on découvre recroquevillé sur son lit d’hôpital. Et puis, le départ de Polza. Il quitte tout du jour au lendemain: sa maison, sa femme, son métier pour devenir clochard, clochard volontaire, expérimenter la liberté, sortir du cadre. Enfin ! Après la mort du père, il s’autorise….
 Il prend le train, descend au bout de la ligne et s’enfonce dans la nature… Retour à l’état sauvage presque : contemplation des petites bestioles qui grouillent et des plus grosses qui traversent le paysage. On se laisse aller à rêver sur des planches superbes, de vrais tableaux… On admire les lieux, limite si on n’est pas un peu jaloux de toute cette liberté que s’est offerte le gars Polza, même si l’on sent comme une menace.
 Parfois, à l’aide d’alcool et de médicaments, surgit le blast, espèce d’instant en suspension, d’ « effet de souffle, d’onde de choc ». Il voit des têtes de moai, les fameuses statues de l’île de Pâques. C’est l’extase qu’il recherchera, toujours et encore, état second où il devient léger physiquement et moralement. Moments rares, fugitifs et précieux…
Puis les premières rencontres, les paumés, les marginaux, les malades. Ceux avec qui il passe du temps, discute, semble échanger, un peu. Et les errements reprennent.
Il faut survivre, se défendre, frapper, être frappé et humilié. C’est le prix de la liberté. Devenir presque un animal, retourner à l’état sauvage. Souvent ivre mort, il faut se relever quand même, traîner ses blessures, calmer ses plaies et sa souffrance.
Et Polza raconte, détaille, se souvient. De temps en temps, il avale des barres Funky chocolat, les policiers les lui fournissent. Ce sont ses barres préférées. Alors, si ça peut l’aider à en dire un peu plus…
Qui est Polza Mancini ? Est-il ce qu’il dit être ? Est-on se qu’on croit être ?
« Parfois je mens. Je dis que je ne me souviens de rien… Mais il n’est rien qui ne s’efface, bien sûr. Je bouillonne en dedans. Je suis en feu. Je suis gris, lourd, crasseux, mais je suis en feu. Je suis la limaille, le cambouis, les miasmes, les ordures. Je suis la souillure, la suie qui s’incruste sous les ongles, les paupières, qui se niche au fond des poumons. Le désespoir, c’est comme la prison, la mine ou l’usine…Ça vous lâche jamais. Mais je suis en feu. Alors je mens. Je dis que je ne me souviens de rien. Mais mon histoire est faite de cicatrices. Il me suffit d’inspecter ma peau… Et tout me revient. »
Personnalité complexe, énigmatique, autour de laquelle le lecteur va tourner, s’interroger… Cet individu repoussant, abject, n’est-il qu’un pauvre homme vulnérable, seul car différent, dégoûté de lui-même et des autres et dont on ne peut qu’avoir pitié ? Est-il un individu prêt à payer cher sa liberté, refusant la normalité et la société de consommation ? Ou bien, est-ce un être chez qui « il n’y a pas trace de morale, d’éthique ou même de justice…. » ? « Là où vous vous réduisez à la loi, je ne me conforme qu’à la nature… et la justice n’existe pas dans la nature. » précise-t-il aux deux policiers…
Un roman graphique d’une noirceur insondable et fascinante, des planches anthracites où le blast ultra-coloré  vient soudain, comme un immense feu d’artifice, briser la grisaille, le noir et blanc dans lequel on replonge illico…

Une œuvre à la fois belle et cruelle, poétique et sordide ! Terriblement impressionnante. Essentielle en tout cas.

        

1 commentaire:

  1. J'ai dévoré cette bd, les tomes les uns après les autres. Mise KO par le dessin, et sérieusement ébranlée par le dernier volume. Impressionnant, effectivement.

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