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jeudi 22 septembre 2016

L'insouciance de Karine Tuil


Éditions Gallimard

C’est la mère d’un soldat mort en Afghanistan qui, lors d’une cérémonie en l’honneur des victimes, prononce ce mot : « l’insouciance ». Elle raconte comment, la nuit où un officier est venu lui annoncer la mort de son fils, de son enfant, elle a compris que c’était fini, qu’il y avait eu une vie heureuse, tranquille, légère, une vie qui permettait de croire en l’avenir avec confiance, sérénité, paix et que d’un seul coup, plus rien. Le vide, la chute, la mort. Un avant et un après.
On retrouve ce terme à la fin de l’œuvre dans un chapitre intitulé « La fin de l’insouciance ». Des personnages se répètent inlassablement comme pour tenter de s’en convaincre : « Il faut vivre, il faut vivre, il faut vivre. »
 Que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé là ?
Karine Tuil a écrit ce roman pendant l’année 2015, année meurtrie par les attentats en France. Chacun d’entre nous a perdu cette année une forme d’innocence, de légèreté.
Ce livre est le reflet de cette perte.
Dans cette vaste fresque sociale et politique, terrible radiographie de notre société contemporaine, émergent quatre personnages dont les destins finiront par se croiser.
Le lieutenant Romain Roller revient d’Afghanistan, « l’enfer afghan » : aucun mot n’est susceptible de décrire son état d’anéantissement, son stress post-traumatique. Il a vu la mort en face. Il n’a pas su protéger ses hommes, ils ont été pris dans une embuscade sous le feu des talibans. L’horreur. « Je n’arrive pas à me faire à l’homme que je suis devenu. » souffle-t-il, effondré.
Bel homme charismatique, cultivé, richissime (dixième fortune de France), François Vély a 51 ans. Il est PDG d’un grand groupe de téléphonie mobile. Son père, ancien ministre français, a été déporté à Buchenwald. Son vrai nom est Lévy mais, il  a modifié l’ordre des lettres « par souci d’intégration à la société française, d’assimilation- de réinvention, peut-être ». François est entouré des meilleurs conseillers en communication. Certains disent de lui qu’il « aime trop la lumière »…
Sa nouvelle femme, Marion Decker, journaliste-écrivain, semble avoir du mal à trouver sa place : ses origines sociales, bien éloignées du monde dans lequel elle vit maintenant, ne cessent de la tourmenter : trahit-elle ses origines et ses convictions au nom de son attachement à « sa zone de confort » ?
Osman Diboula, fils d’immigrés ivoiriens, est conseiller auprès du Président. Il n’a pas fait l’ENA ou Sciences-Po contrairement à ses condisciples. Il est un homme de terrain, issu des quartiers. Animateur social à Clichy-sous-Bois, il va être repéré au moment des émeutes de 2005. Il devient, à ce moment-là « l’interlocuteur privilégié », le lien entre les sommets de l’Etat et la banlieue, le « médiateur social » qui tombe à pic. Certains disent que sa couleur de peau l’a aidé à se hisser au plus haut « au nom de la diversité », « une diversité complaisante, de façade, un marché de dupes ». Il n’y croit pas. Il a des compétences, c’est tout.
Le point commun entre ces personnages ? Ils vivent ce début du XXIe, une période violente, tendue, chaotique : c’est la guerre là-bas mais d’une certaine façon, ici aussi. Les crispations identitaires sont nombreuses. On sent un monde près d’exploser. Même l’amour ne semble plus être un refuge. Chacun est démuni, perdu face à la complexité et à la violence du monde qui l’entoure.
Karine Tuil le dit, sa matière romanesque est le réel, elle pose les questions que le monde actuel se pose, des questions politiques, sociétales, des questions qui divisent, qui heurtent, qui fâchent : pourquoi les minorités sont-elles absentes des sphères du pouvoir et notamment de la sphère politique ?, pourquoi ne peut-on finalement pas échapper à ses origines ?, pourquoi reste-t-on, quoi qu’on fasse, prisonnier de son clan, de sa classe, dans l’impossibilité de se « réinventer » ? Est-on libre de devenir quelqu’un d’autre, d’échapper à sa naissance ou est-ce simplement impossible dans notre France républicaine ? « Dans notre société, tout est vu à travers le prisme identitaire. On est assigné à ses origines quoi qu’on fasse. Essaye de sortir de ce schéma-là et on dira de toi que tu renies ce que tu es ; assume-le et on te reprochera ta grégarité. » constate amèrement Osman.
Difficile ainsi pour chacun des protagonistes de se positionner, de savoir qui ils sont sans tomber dans une forme de schizophrénie : « Il avait l’impression de découvrir un monde binaire dominé par la question raciale où chaque être humain oscillait entre un désir d’appartenance et un refus d’assignation identitaire. » dira Osman Diboula.
Comment se situer ? Comment devenir autre sans trahir les siens, sans les renier ou les oublier ?
Les individus, telles des marionnettes, semblent ballottés dans un monde complexe, impitoyable, dominé, manipulé par l’image, la communication, un monde qui vous colle une étiquette identitaire sur le dos, là où la main ne peut l’atteindre pour l’arracher, un monde dans lequel les apparences prennent le pas sur l’être, la forme sur le fond.
Même l’amour n’est plus un refuge, un espace de reconstruction possible : les rapports amoureux sont violents, les individus se déchirent, leur mal-être noie leur couple. C’est l’asphyxie. « L’amour n’est rien d’autre qu’une des compensations que la vie offre parfois en dédommagement de sa brutalité. » déclare un personnage. Peut-être… et encore, l’amour ressemble à une pauvre bouée de sauvetage percée : tout d’abord, on n’en voit pas les trous, on n’entend pas le léger sifflement d’air et pourtant, doucement, la bouée se dégonfle….
On ne sort pas indemne de cette lecture, c’est le moins que l’on puisse dire : je ne me suis pas remise du texte de Karine Tuil.
Emportée par une écriture fluide, le rythme effréné de la narration, des portraits très fouillés et un sens remarquable de la construction narrative, je me suis plongée dans cette œuvre sans pouvoir la lâcher. Je l’ai achevée dans un état second, sonnée, comme si l’on m’avait donné à voir, à comprendre le monde dans lequel je vis. C’est violent et pourtant nécessaire.
Marion dit dans l’œuvre : « Pour comprendre, j’ai besoin d’écrire. » Eh bien moi, pour comprendre, j’ai besoin de lire. C’est fait. Mon insouciance en a pris un coup, c’est vrai. Ma lucidité est sortie victorieuse de cette histoire, et moi… un peu désespérée quand même, un peu comme Osman sortant de l’Élysée : « Il avait du mal à respirer, une masse appuyait sur sa poitrine et, dans le même temps, il percevait chez lui une mutation nouvelle : la lucidité. Il voyait désormais le monde sans filtre, compressé par sa propre douleur. »
Pas sûr que ça rende heureux tout ça…

Il n’empêche, L’insouciance est un texte prodigieux, un roman social d’une force incroyable, une oeuvre essentielle sur une époque complexe et meurtrie : la nôtre.

3 commentaires:

  1. Malgré les avis très enthousiastes, je ne le lirai pas. J'avais été été très déçue par le précédent dont j'attendais beaucoup.

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  2. Très belle chronique, qui rejoint la mienne. Ravie de partager cet enthousiasme pour ce livre qui est non seulement le meilleur de Karine Tuil mais aussi un grand roman.

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  3. Un témoignage qui ne doit pas rendre tout à fait heureux en effet, mais nécessaire, je te rejoins sur ce point. Je l'ajoute à ma PAL et le lirai assurément.
    Merci pour cette chronique ...
    Tu as un rythme de lecture dingue !

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