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mercredi 12 août 2020

Nos derniers festins de Chantal Pelletier

★★★★☆

Imaginez : on est en 2044 (ne faites pas la grimace, je vous y vois comme je m'y vois et vous pétez toujours la forme!), le lobby des végétariens, végétaliens, locavores, accros aux protéines, à la macrobiotique et en guerre contre le sucre, le gluten, la graisse a finalement eu gain de cause.

Le fois gras circule en contrebande et « les dealers de camembert sont plus nombreux que les trafiquants d'héroïne. »

Quant au veau en daube, n'y songez plus et même pas en rêve comme dirait l'autre : on ne mange plus les bébés animaux... Adieu les plats de grenouilles à l'ail, d'escargots de Bourgogne, de raies aux câpres noyées de beurre, les risottos à la truffe baignés de sauces onctueuses : trop gras, trop riches, trop dangereux pour les artères et le coeur… Et toutes ces bonnes choses sont remplacées par une « bouffe sans goût, hygiénique, écologique, morale et consensuelle, en pots, en gélules ou en poudres. » Ah, vous rêvez de vous empiffrer au restau ? Il faudra au préalable vérifier le nombre de points dont vous disposez sur votre permis de table ! Vous avez du diabète ? Votre taux de cholestérol ou de glycémie à jeun laisse à désirer ? Oubliez le baba au champagne ou le pot-au-feu de canard à la citronnelle et autant dire que vous n'aurez PLUS JAMAIS le droit de toucher à la tarte aux trois chocolats. Le restaurateur se chargera de vérifier scrupuleusement les points dont vous disposez encore sur votre permis que vous devrez obligatoirement lui soumettre pour être servi. Vous êtes en bonne santé ? Parfait ! Il vous faudra tout de même jeter un œil aux points qui figurent devant chaque plat sur le menu que l'on vous a proposé. Un bœuf forestier ? Quatre points. En disposez-vous encore ? Une mousse au chocolat : six points.

S'il vous venait à l'esprit de dilapider d'un seul coup toutes vos réserves, vous diriez alors adieu au restaurant pour un bon bout de temps ! Et si vous abusiez des bonnes choses et tombiez malade, la Sécurité Sociale ne viendrait pas soulager vos finances: vous l'avez voulu, tant pis pour vous ! Terminées les prestations sociales pour les désobéissants !

Au menu : salade verte, radis, feuilles de chou, brocolis et poireaux. Je vous entends : « ben quoi, c'est bon, les brocolis ! » Hypocrite que vous êtes ! Allez, et le poulet mafé, les pommes de terre farcies en mille-feuilles, la panna cotta, le welsh rarebit, hein, c'est pas mal non plus ?

Concrètement, pour assurer le bon fonctionnement de tout ce système, il faut des contrôleurs alimentaires. Eh bien, en voici deux, en la personne d'Anna Janvier, une jouisseuse « athée et omnivore », « végétarienne non pratiquante », bonne vivante décomplexée avec « des formes d'ours en peluche et des appétits de boulimique », qui a bien l'intention de profiter de la vie et ce, dans tous les domaines, notamment celui de la bouffe !,,, et son acolyte, Ferdinand Pierraud, un brin coincé mais qui a lui aussi en mémoire les bons petits plats que lui faisait sa grand-mère autrefois pendant ses vacances en Bourgogne. Alors quand on lui dit que ce qui mijote doucement et discrètement dans cette arrière-cuisine de restaurant n'est pas du veau, son esprit s'échappe quelques secondes et il repense aux effluves de blanquette qui s'échappaient de la cuisine de sa grand-mère. « Il se délectait de la viande fondante exhalant tous ses sucs, des champignons encore alertes sous la dent, des carottes saoulées de sauce, puis, avec un quignon de baguette croustillante à la mie très blanche, il sauçait son assiette jusqu'à la dernière goutte… Saucer !! Mot chavirant pour un geste scandaleux qui évoquait le péché et le stupre, sonnait salace et cochon, laissait imaginer mouillures, bruits de bouche et grognements de jouissance, transbahutait surplus de cholestérol et embouteillage des artères… Mots et parfums le prenaient, le comblaient, lui en foutaient plein la bouche, le mettaient au bord d'un orgasme de premier choix. »

Alors ces deux-là vont débarquer dans le restaurant de Lou, ils vont bien sentir que quelque chose ne tourne pas rond et que les règles, Lou s'en arrange… Elle refuse notamment de contrôler permis de table et cartes de sécu. Hors de question de mesurer l'apport calorique de ses plats. Et puis quoi encore ! Elle risque gros : de perdre son restau par exemple. Mais on fait avec ce qu'on est, hein ? Va s'ajouter à cela le meurtre d'un cuisinier dans un petit restau clandestin.

Bref, les contrôleurs vont avoir du pain sur la planche ! Surtout que les enlèvements de cuisiniers récalcitrants organisés par quelques intégristes « pour protester contre le massacre des animaux, le gaspillage de la nourriture, la dilapidation des ressources, l'usage encore trop répandu de produits chimiques dans l'agriculture et l'industrie alimentaire, le non-respect des règles diététiques » sont de plus en plus nombreux. Il va donc falloir agir vite !

J'ai adoré ce polar dystopique (pas pour son intrigue - on ne le lit pas pour ça) mais pour l'évocation sensuelle, poétique et tellement réjouissante des plaisirs de la table… Et c'est si bien écrit qu'on en a l'eau à la bouche… Quant à la société qui se profile où tout est interdit, contrôlé, standardisé, bien formaté, franchement, elle est effrayante et triste, si triste… faite de privation, de contrôle de soi, de morale, de frustration, de renoncement aux plaisirs de la chair, des chairs… C'est vrai qu'on se dit alors, « à quoi bon ?». Ce roman est un appel au plaisir, à la volupté, au bonheur, à un art de vivre tout simplement...

J'aimerais seulement que vous lisiez les dernières lignes (pas de panique, elles ne dévoilent rien de l'intrigue!), les voici… Qu'elles vous convainquent de vous régaler de ce texte délicieux et roboratif :

« Quatre-vingt-dix-sept ans, ça passe tellement vite ! Jusqu'à sept ans, ça ne compte pas vraiment, tu n'apprécies pas pareil. Donc mettons quatre-vingt-dix ans. Quatre-vingt dix occasions de manger pour la première fois une pêche, une blanche, mûre à point, bien juteuse, qui a mûri sur l'arbre ! Ça te coule sur les doigts, tu t'en fous partout, t'es le roi du monde pendant deux minutes et demie, tu mâches, tu fais durer, t'es éternel, tu manges ta première pêche de l'année !

Seulement quatre-vingt-dix premières pêches avec le parfum de la chair mouillée qui te jute dans la bouche ! Y en a qui boulottent ça sans y penser, les pauvres ! Ils auraient dû rester morts ! Parce que c'est pas plus compliqué que ça : avant de vivre, t'es mort, et à la fin, tu re-meurs. En attendant, tu fais gaffe à toutes les premières fois où tu manges une pêche. »

 

5 commentaires:

  1. Voilà, encore une chronique qui donne envie !
    Merci.

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    1. Un roman délicieux et tellement sensuel... N'hésite pas à le lire (il est très bien écrit en plus!) et reviens vers moi me dire ce que tu en auras pensé! ♥

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    2. Et bien merci ! J'ai dévoré avec plaisir et je suis d'accord avec toi, très bien écrit, il met l'eau à la bouche. Juste en appétit pour une bonne blanquette !

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  2. Une chronique qui effectivement titille les sens et ouvre l'appétit après une baignade postprandiale.
    "La saveur des pastèques" sauce rabelaisienne ?
    Will

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    1. Ce qui est sûr, c'est qu'il faut en profiter et se faire plaisir... Tiens, ça m'a donné faim tout ça...
      A bientôt, Will et bon appétit!

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