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mardi 30 septembre 2025

La nuit au coeur de Nathacha Appanah

Éditions Gallimard
★★★★★

 On dit d’un livre très fort « qu’on n’en ressort pas indemne.» Je n’ai jamais tellement aimé cette expression que j’ai toujours trouvée un peu surfaite, comme un lieu commun qui n’a plus beaucoup de sens. Et pourtant là, j’ai vraiment envie de l’utiliser. J’ai trouvé le texte de Nathacha Appanah terrible, parfois insoutenable.

L’autrice aborde le sujet des violences conjugales qui conduisent au féminicide. Elle entrelace trois récits au sujet de trois femmes. Deux sont mortes, la troisième est celle qui écrit. Nommons-les : Emma, la cousine du père de l’autrice, Chahinez Daoud et Nathacha Appanah.

Les hommes violents, les bourreaux que sont leurs maris ou compagnons, ressemblent à des hommes ordinaires, souvent charmants au début et puis peu à peu, leur masculinité toxique se déchaîne : les femmes deviennent leur propriété, leur chose, leur possession. Elles sont surveillées, menacées, humiliées, subissent des crises. Elles ne peuvent plus aller où elles veulent, s’habiller comme elles veulent, parler à qui elles veulent. Elles doivent obéir, se la fermer. Sinon…

Le mécanisme de l’emprise est effrayant. Elles finissent par accepter l’inacceptable, se sentent coupables. Elles ont peur. Me revient à l’esprit l’image du compagnon de l’autrice qui se cache parfois dans un taillis près de la maison pour la surprendre. Imaginer ce type sortir de l’ombre… Le cauchemar. Alors, elles déposent plainte, de nombreuses fois mais bon, on les écoute d’une oreille. Alors, elles recommencent, les plaintes s’accumulent sans que rien ne se passe, le quotidien est devenu un supplice. Elles ne sont pas protégées. Des proies faciles. Elles n’ont plus qu’à courir… Cette image de la femme qui court pour échapper à la mort me hante depuis cette lecture.

J’ai presque lu toute l’oeuvre de Nathacha Appanah et dans ce livre, je n’ai pas reconnu son écriture et maintenant, je sais pourquoi. On ne parle pas de l’horreur que l’on a vécue avec les mêmes mots, avec les mêmes phrases que pour une fiction. Ici rien n’est fictif. Au contraire, l’autrice nous mène au coeur du féminicide et en explore tous les recoins. À certains moments, je n’arrivais presque plus à lire tellement j’avais peur de ce qui allait arriver. Son écriture, vive, tendue, se veut précise, juste, colle à l’événement, dissèque les mécanismes, n’oublie aucun détail parce qu’il faut qu’on sache ce qui s’est passé, que l’on connaisse la vérité, il faut raconter comment l’assassin a procédé pour les éliminer, comment elles ont été sacrifiées parce qu’abandonnées par l’État qui ne les a pas suffisamment protégées. Ce livre est sans aucun doute un livre politique : il accuse, appelle à la lutte, à la révolte. On sait que les dysfonctionnements existent, on sait où se trouvent les failles, les manques, on connaît la façon dont le patriarcat conforté par le poids des traditions peut étouffer les femmes.

Si ce texte est un appel à la résistance, il est aussi un mémorial. Il ne faut pas oublier Chahinez Daoud brûlée vive. Il ne faut pas oublier Emma écrasée par la voiture de son mari. Il faut dire, rappeler qui elles étaient, qui elles auraient pu être si elles avaient été protégées correctement. Finalement, ces trois histoires n’en sont qu’une. Elles ne sont que similitudes, analogies, mêmes femmes qui courent dans la nuit. Même solitude.

J’ai trouvé ce livre extrêmement fort. C’est un réquisitoire terrible mais aussi un hymne à la vie que ces femmes pas n’ont pas eue car au fond, ce qu’on leur a refusé, c’est la liberté…

L’autrice redonne vie et voix à ces femmes, refuse qu’elles tombent dans l’oubli, dans l’effacement. Elle fait de magnifiques portraits et les place dans la lumière.

Je suis encore émue et bouleversée

Un texte puissant pour ne pas oublier. Et agir.


 

mercredi 17 septembre 2025

Les vitamines du bonheur de Raymond Carver

Éditions de l'Olivier
★★★★★

 En 93, je découvre « Short Cuts » au cinéma. C’est le coup de foudre absolu. Le réalisateur, Robert Altman, s’est inspiré de plusieurs nouvelles de Raymond Carver. Je ne connais pas Carver. Je m’y plonge. Et là… Je suis soufflée non seulement par la très grande maîtrise dont l’auteur fait preuve dans l’écriture de ses nouvelles, mais surtout par l’immense humanité qui se dégage de chacune d’elles. Il met en scène des fragments de vie. Des vies banales, tristes, des gens tout simples, à la dérive, qui recherchent un peu d’amour, un peu de bonheur ou juste un moment de répit. On est dans un tableau de Hopper. A priori, il ne se passe pas grand-chose. Mais les silences en disent long. Carver, c’est l’art de l’ellipse...

Parlons d’abord de l’écriture : les phrases sont courtes, concises, le vocabulaire très simple. En trois mots, la situation est posée. Ce que j’aime particulièrement chez cet auteur, c’est l’art de la trouvaille génialissime, du détail qui ne s’invente pas. Un exemple : dans « Plumes », une femme, invitée pour la première fois chez des amis de son mari, balaie du regard la salle à manger. Et là, elle remarque des dents en plâtre posées à côté de la télé. En fait, ce moulage de dents est une espèce de métonymie évoquant les gens qui vivent dans ce lieu, leur histoire. Il faut être très fort, me semble-t-il pour penser à ce petit détail et pour en tirer toute la force d’une nouvelle. Un autre exemple : dans «Attention », un couple qui vient de se séparer se retrouve : la femme veut revoir son ex pour une raison précise que l’on ne connaîtra jamais. Pourquoi cela ? À cause du bouchon de cérumen qui empêche l’homme d’entendre les propos de sa femme, ce qui le rend fou… Cette dernière, venue pour une raison bien sérieuse, se retrouve à lui enfoncer dans l’oreille une pince à ongles. La scène est drôle et tragique à la fois. La communication n’a pas eu lieu à cause de pas grand-chose. Mais en même temps, pendant cette demi-heure qu’ils ont passée ensemble, ils sont étrangement redevenus un couple...

Ce que j’aime aussi chez Carver, c’est son humanité. On sent qu’il aime ses personnages dont on découvre un fragment d’existence. Il n’y a pas les gentils et les méchants. Non : ils ont tous leurs raisons, ils font ce qu’ils peuvent. La vie est rude et faut faire avec. Ils ont souvent des problèmes d’argent, de couple, de travail, d’alcool. Ils se mentent, se désirent, se séparent, perdent un proche. Ils sont seuls. La vie continue dans toute sa banalité, malgré le chaos… On sent toute la fragilité qui est la leur. À la fin de la nouvelle, rien n’est résolu. J’ai lu ici ou là que l’auteur laissait ses personnages au bord du vide. Comme dans la vie, j’ai envie de dire… Après, à nous d’imaginer ce qu’ils deviendront ou de les laisser suspendus au bord du précipice, à deux doigts du désastre.

Oui, vraiment, j’adore Carver ! Connaissez-vous cet auteur ? 


 

mercredi 10 septembre 2025

DJ Bambi de Auđur Ava Ólafsdóttir

★★★★★
Éditions Zulma
traduit de l'islandais par Éric Boury

 Qu’est-ce que j’aime les romans d’Auđur Ava Ólafsdóttir ! Dans le fond, peu importe le sujet… J’aime ses personnages pleins d’humanité, toujours un peu cabossés par la vie, sensibles, pas très à l’aise dans notre société, toujours un peu en retrait... J’aime son univers poétique : l’évocation de la météo, du vent (il y a plein de mots pour désigner le vent, la pluie ou la neige en islandais, vrai casse-tête pour le génial traducteur Éric Boury), j’aime lorsqu’elle décrit les couleurs de la mer, le vol des oiseaux, les sentiers des montagnes et la lenteur des jours... J’aime les digressions que font sans cesse ses personnages sur l’étymologie d’un mot, la reproduction des goélands ou la fabrication des mouches de pêche… J’aime l’errance de leur pensée et leur regard sur le monde. J’aime les noms des rues en islandais… J’aime les titres des chapitres, tellement beauxJ’aime sa bienveillance, son regard sur le monde, sa douceur et sa délicatesse pour dire les petites choses de la vie et l’intimité des êtres… J’ai toujours beaucoup de mal à quitter un livre d’Auđur Ava Ólafsdóttir et j’aurais bien aimé passer encore un peu de temps avec Logn, dont je ne vous dirai rien sinon qu’elle est une femme ordinaire et que son nom signifie « absence totale de vent ».

Un très beau livre.


 

samedi 6 septembre 2025

La collision de Paul Gasnier

Éditions Gallimard
★★★★★

 Le 6 juin 2012 à 17 heures 13, Paul Gasnier a perdu sa mère, cycliste, fauchée très brutalement par la roue avant d’une KTM 654, moto hyper-puissante qu’un gamin de 17 ans du quartier de la Croix- Rousse à Lyon, sous l’emprise de stupéfiants, a été incapable de maîtriser.

Dix ans plus tard, refusant de sombrer dans la haine de l’autre, de se répandre dans des discours racistes qui s’accompagnent généralement d’un repli identitaire voire d’un désir de vengeance, l’auteur, devenu journaliste, va tenter de comprendre, d’analyser dans le détail, loin de tout manichéisme, ce que peut signifier cette collision. Est-elle le signe d’une fracture de la société ? Comment le gamin en est-il arrivé là, à se lancer dans un rodéo urbain au risque de tuer ? Quel est son parcours, qu’est-ce qui n’a pas fonctionné, où ça a coincé ? Il se lance dans un enquête quasi sociologique, une espèce d’autopsie de l’accident, interroge la famille du jeune homme puis un éducateur, pour tenter de comprendre. D’un côté, Saïd, un gamin issu de l’immigration, un ancien dealer attiré par les gains rapides, multirécidiviste fasciné par la figure d’un grand frère, et de l’autre, une intellectuelle bourgeoise architecte et professeure de yoga. Est-ce que, quand l’un et l’autre se rencontrent, cela doit déboucher sur la mort ? Quel est le poids du déterminisme social ? Est-ce possible de le nier ? Était-il possible d’éviter ce drame ? L’auteur s’interroge aussi sur le système judiciaire français : il rencontre un policier, un avocat, un juge qui vont lui donner leur point de vue sur ce drame que personne n’a oublié.

Mais ce que j’ai trouvé vraiment intéressant dans ce texte, c’est son questionnement sur l’attitude à adopter quand on perd un être cher si brutalement dans un accident . Militer pour l’extrême-droite et hurler « ça suffit » durant les meetings ? Ou bien cheminer vers l’autre, tenter de comprendre qui il est, d’où il vient, rencontrer sa famille et peut-être, le rencontrer ? Est-il possible d’avoir une telle force, une telle sagesse ? Jusqu’où peut-on aller vers l’autre, vers celui qui ne nous ressemble en rien, vers celui qui a tué ?

Ce qui est fascinant dans ce texte, c’est la ligne de crête sur laquelle ce jeune journaliste évolue sans cesse au risque, à tout moment, de tomber. On voit d’ailleurs ses errements à travers ses réflexions, ses interrogations et cette souffrance toujours là, l’émotion qui risque de brouiller le jugement et le besoin évident de parler de celle que l’on a perdue, de dire toute la tendresse, l’admiration et l’immense amour que l’on a pour elle. Bouleversant.

Avec beaucoup de finesse et de pudeur, il dresse le portrait de sa mère mais aussi celui de Saïd, le garçon qui l’a tuée. Il étudie le parcours de ces deux personnes que tout oppose.

Ce texte, à la fois politique et très intime, admirable de beauté tant par la forme que par le message qu’il transmet, devrait être lu par tous car il est une magnifique leçon de vie.  


 

vendredi 22 août 2025

Chagrin d'un chant inachevé Sur la route de Che Guevara de François-Henri Désérable


Éditions Gallimard
★★★★★

Entre nous, ce récit de Désérable, je n’y ai pas cru une seule seconde. Je ne peux pas vous dire pourquoi. Une impression, une vague intuition, un sentiment diffus. Et je vais vous avouer que je me suis même demandé s’il y avait vraiment mis les pieds, là-bas, en Amérique du Sud, entre Buenos Aires et Caracas.

Bon, maintenant, je vous préviens tout de suite, cela ne m’a absolument pas dérangée. Bien au contraire! J’ai trouvé ce texte dé-li-cieux, j’ai adoré suivre l’auteur dans ses aventures rocambolesques et je conseille à tous de lire cette épopée sur les pas du Che.

Alors d’où vient cette impression ?

D’abord Désérable ne décrit pas ou peu les lieux qu’il traverse. Il le dit lui-même à plusieurs reprises. J’ai d’ailleurs fait pas mal d’allers-retours entre le livre et mon portable pour voir un peu à quoi ressemblaient les paysages évoqués. « Nous vîmes les chutes d’Iguazú, que je ne décrirai pas : ne me viendraient que des superlatifs sans intérêt, qui ne diraient rien à qui ne les a jamais vues. » S’ensuit  une très longue prétérition dans laquelle, finalement, il décrit rapidement ces fameuses chutes. On pourrait d’ailleurs lui souffler que c’est un peu le rôle d’un auteur que de trouver les mots pour décrire ce qu’il voit, et ce, sans utiliser des « superlatifs sans intérêt. » Bref, ces chutes, je suis allée les contempler sur le petit écran de mon portable. Mais pourquoi pas.

En fait, Désérable parle surtout des gens. Ce sont toujours des rencontres incroyables (précisément) et elles arrivent quasiment toutes les quatre pages, pour notre plus grand plaisir de lecteur, il faut bien le dire! Généralement elles foutent un peu la trouille mais elles se terminent bien et comme Désérable a le sens de la formule, on finit par en rire. Un vrai plaisir ! Il est vraiment doué Désérable pour se trouver là où il faut au bon moment. Mais, impossible de croire à tant de coïncidences folles, hasards étonnants, imprévus abracadabrants, concours de circonstances exceptionnels, veine surprenante. Impossible. Mais ce n’est pas grave, on adore, on frémit, on rit. On se souviendra beaucoup plus des bidonvilles de Lima grâce à l’anecdote qu’il nous raconte que s’il nous avait décrit les lieux de long en large de façon impersonnelle. Non, l’anecdote, elle restera dans notre mémoire ! D’ailleurs, une minuscule note de la page 178 nous révèle que oui « parmi toutes les scènes de ce récit, l’une d’elle est fictive. » Une seule vraiment ? Allez, allez…

Parfois j’ai même pensé qu’il n’avait peut-être même pas quitté sa Butte Montmartre. Un plan des lieux, Wiki & compagnie et beaucoup d’imagination : voilà le tour est joué. L’auteur aime Romain Gary. Je le soupçonne d’avoir lui aussi ce petit côté espiègle, un peu farceur sur les bords et ça serait plutôt rigolo de bluffer génialement tout le monde de cette façon, non ?

Une autre chose : j’ai écouté plusieurs interviews de Désérable au sujet de ce livre. Eh bien il raconte toujours exactement les mêmes épisodes, jamais un autre, un nouveau, un truc qu’il aurait vécu, qu’il n’aurait pas mentionné dans le livre et qui lui serait revenu là, juste au moment de l’interview. Non, toujours exactement les mêmes souvenirs et souvent racontés avec les mots mêmes utilisés dans le livre. Comme si ces souvenirs n’étaient que littérature. Comme s’il récitait une leçon bien apprise.

Oui mais les quelques photos du livre. Alors là, on sait qu’une photo ne prouve plus rien.

Bref, c’est un super bouquin, je l’ai adoré ! Peu importe qu'il y soit allé ou pas d'ailleurs. Dans le fond, on s'en fout ! Il m’a quasiment donné envie de découvrir l’Amérique du Sud où je ne rêvais vraiment pas d’aller. C’est vous dire...


UN JOUR PLUS TARD:

Ben voilà, je me suis plantée. Ok, ça arrive à tout le monde et heureusement qu'il y a des auteurs VIVANTS capables de nous dire: pas du tout, revois ta copie ! (La veille d'une rentrée, ça fait bien!) 
Que je vous raconte... Hier, je poste ma petite chronique IG sur "Chagrin d'un chant inachevé" de François-Henri Désérable. Je disais que je ne croyais pas à toutes ces aventures extraordinaires et j'imaginais (avec beaucoup de plaisir et de malice d'ailleurs) que l'auteur était peut-être même resté "at home" pour écrire ce texte. 
Je poste. 
Très vite je reçois plusieurs photos en MP de F-Henri Désérable, des photos incroyables où on le voit faire du stop, avec les mineurs de Potosi, avec Kiko dans la jungle amazonienne, sous la tente avec l'Odyssée, lors de la panne dans le désert chilien, avec une mygale sur la joue🕷 (bon, ça, c'est pas dans le livre et il faudra qu'il nous raconte cette aventure!), à l'observatoire astronomique et d'autres encore... Avec, cerise sur le gâteau, une video des chutes d'Iguazú... Oh JOIE ABSOLUE! 🎉🎊 Le genre de truc qui te refait ta journée!!!! Imaginez! Je reçois un trésor.... Je suis sur un nuage! 
Ok j'ai dit des conneries. Mais enfin pas complètement quand même parce que ce livre est génial et ça, je n'en démords pas ! C'est mieux qu'un voyage car quand vous lirez tout ce qui lui arrive... 😬 Impressionnant!!! Franchement, j'aime mieux lire tout ça dans le fond de mon lit! N'empêche que, si un jour F-H Désérable cherche un.e partenaire pour crapahuter, retenez-vous parce que vous risquez gros. Mais c'est ça la littérature: ce sont les malheurs, la poisse, l'adversité qui font les grands récits. 
Merci à lui en tout cas pour ces photos extraordinaires que je garde bien précieusement dans mon panthéon personnel. 💚
Dernière chose : si les ÉDITIONS GALLIMARD pouvaient les éditer, ce serait un vrai cadeau pour les lecteurs ! 













 

vendredi 1 août 2025

Madame Bovary de Flaubert

Éditions Folio
★★★★★

 Juillet 2025 : 4e lecture de « Madame Bovary ».

Le texte a été écrit entre 1851 et 1855 , Flaubert avait 30 ans.

Notes de lecture :

1. Je suis très impressionnée par l’extrême maturité que suppose l’écriture d’un tel texte. Or Flaubert est vraiment très jeune. D’où lui viennent ces analyses très justes sur l’ennui, la passion, le désespoir ? Qu’a-t-il vécu pour écrire tout cela ?

2. Autre chose : comme les hommes sont minables dans ce texte : aucun n’échappe à la médiocrité, à la petitesse, au ridicule. Ils sont mesquins, lourds, vicieux, incapables d’aimer pleinement, conformistes, intéressés et lâches. Tous sauf un : Charles, sauvé par l’amour absolu qu’il porte à Emma tout au long du roman. Il mourra d’amour pour elle, dans le silence de son jardin. (J’avais oublié cela.) C’est lui qui, après la mort d’Emma, dira à Rodolphe : « Je ne vous en veux pas. » Il contemplera cet homme qui lui donne l’impression de se sentir encore un peu près d’Emma. Quel beau personnage !

3. Emma. Lecture d’Emma au XXIe siècle. Je lis dans un vieux bouquin qui date de 1981 qu’elle est une jeune fille « rêveuse, exaltée par ses lectures », faible, déséquilibrée, passive, excessive, capricieuse, « elle ne s’intéresse à rien de suivi » (Guy Riegert). Bref, Emma a tous les défauts. Moi je ne trouve pas. Bien au contraire, j’admire sa force, sa volonté, son tempérament, son caractère entier et passionné. Pour une femme du XIXe, quel courage de s’opposer comme cela à la vie toute tracée qu’on lui propose ! Non, elle ne restera pas à la maison à attendre bien gentiment le retour de son mari en faisant du crochet ou en jouant aux dominos avec sa fille. En effet, elle n’a visiblement pas d’instinct maternel. C’est très ennuyeux mais c’est comme ça. Oui, elle étouffe dans ce rôle de femme bourgeoise au foyer : elle a besoin de prendre l’air, d’aller ailleurs, de rencontrer des gens, d’imaginer des lieux fous et colorés même s’ils n’existent pas, de vivre en prenant des risques. Emma est entière, passionnée, ambitieuse. Elle ne compte pas, elle donne tout, veut tout. Elle n’a rien de passif ! Elle effraie les hommes tellement son caractère est puissant. Elle veut jouir, profiter, être indépendante. La morale, elle s’en libère ! Comme elle fait peur aux hommes ! Ils fuient tous ! Non, elle n’est pas folle, elle est juste libre. C’est ça qui coince. Il est bien là le problème. Emma est une femme moderne. Elle exècre la médiocrité, la demi-mesure et refuse de rester à la place où la société lui demande de se tenir. Elle n’existe que quand elle est ailleurs, en dehors de chez elle, loin des quatre murs qui l’enferment. Elle ne peut se satisfaire d’un petit bonheur bourgeois étriqué, conformiste et mesquin. Alors on l’accuse : elle est trop ci, trop ça, pas assez ci, pas assez ça. Emma, elle pète les barreaux, déchire la chape de plomb qui pèse sur elle. A-t-elle tort de rêver ? Doit-elle brider ses désirs, sa sensualité ? Certainement pas ! Emma n’aime pas Charles ? Ben oui. Et pourtant Charles est gentil. Oui. C’est triste mais c’est comme ça. Elle le trouve terne. Il ne correspond en rien à ce qu’elle est. Elle s’ennuie avec cet homme. Est-ce une raison pour la blâmer ? Non. La médiocrité de Charles (moi aussi ça me fait mal d’écrire cela car j’aime beaucoup ce personnage) la révulse. « Charles n’était pas de ceux qui descendent au fond des choses » écrit Flaubert. Elle est mal mariée. Emma a besoin d’autre chose. Aujourd’hui, elle aurait travaillé. Elle aurait eu les moyens de dire non. Le destin d’Emma, victime de la condition réservée aux jeunes filles de son époque, justifie amplement toutes les luttes féministes qui suivront.

4. Dans ce roman, personne n’a tort, personne n’a raison. Chacun parle dans le vide : que ce soit Homais, le pharmacien, Bournisien, l’homme d’église, Léon, Rodolphe. Dans le fond, ils sont tous grotesques. La vie est grotesque.

5. Dernière chose : quel roman parfait ! Chaque chapitre est une scène d’anthologie. Je repense à l’opération d’Hippolyte, à l’empoisonnement d’Emma, aux scènes avec l’aveugle…

Je vais lire maintenant la correspondance tenue par Flaubert durant les années d’écriture de « Madame Bovary », entre septembre 1851 et avril 1856, histoire de jeter un œil sur les coulisses d’une œuvre qui a donné tant de peine à son pauvre créateur !




 

mercredi 30 avril 2025

Aucun respect d'Emmanuelle Lambert

Éditions Stock
★★★★☆

 Jeune étudiante, Emmanuelle Lambert se voit proposer un stage dans ce qui allait devenir l’IMEC (Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine, basé aujourd’hui à Caen) et qui n’était alors que l’Institut, « petite association tapie au fond d’une cour ». Là, dans une cave poussiéreuse, elle photocopie, trie et organise des archives, découvrant un monde parisien et littéraire qui lui est inconnu. Deux années plus tard, tandis qu’elle travaille sur sa thèse, l’Institut la rappelle : vient d’arriver le « fonds Robbe-Grillet ». Est-ce qu’elle accepterait de venir y jeter un coup d’oeil ? Elle n’a pas lu le « Pape du nouveau roman ». Ce n’est pas une raison : personne ne lit Robbe-Grillet. On survole vite fait « Pour un nouveau roman » afin de placer deux trois citations dans une dissert’. Basta. Mais travailler avec un tel écrivain, ça ne se refuse pas … S’ensuit un travail colossal : exploration des dossiers de presse puis organisation d’une expo sur ses voyages. Il faut rencontrer l’homme : prendre le train normand gare St Lazare dès potron-minet (lisez la géniale description du train Corail p 87), puis, direction Le Château où l’attendent Monsieur et Madame… Peut-être lit-on là les pages les plus savoureuses du roman à travers le portrait de ce couple (dont la femme dira de l’autrice « Vous êtes très normale, tout de même », peut-être déçue de ne pas rencontrer une future recrue pour ses séances SM!) J’aurais aimé que le texte s’attarde davantage sur ce couple hors normes, assumant franchement une grande liberté littéraire et sexuelle. Ils captent toute l’attention du lecteur, faisant passer au second plan la partie « roman d’apprentissage » qui aurait pu faire l’objet d’un autre livre peut-être...

Car c’est aussi toute une époque dont il est question : les années 90, avant MeToo, où il fallait plaire, céder et se taire.

Un regard féministe, fin et drôle qui, malgré les quelques réserves évoquées plus haut, m’a beaucoup plu.



 

samedi 26 avril 2025

Toutes les époques sont dégueulasses de Laure Murat

Éditions Verdier
★★★★★

 Quel plaisir de lire une pensée rigoureuse, nuancée et tellement éclairante ! Avec ce petit essai, Laure Murat revient sur la guéguerre entre les pro-« sensitivity readers » et ceux qui, comme Nicolas Mathieu, considèrent qu’on ne doit pas toucher au texte d’un auteur, que le propos plaise ou non au lectorat, au risque de heurter ce dernier. (Souvenez-vous du fameux coup de gueule de Nicolas Mathieu contre Kevin Lambert qui avait avoué avoir demandé à Chloé Savoie-Bernard, professeure de littérature d’origine haïtienne, de relire son roman afin d’être sûr de ne pas heurter la communauté haïtienne par des maladresses qui lui auraient échappé.)

Autrement dit, dans quelle mesure a-t-on le droit de modifier une œuvre littéraire ?

Laure Murat fait tout d’abord une différence extrêmement pertinente et qui fait d’emblée avancer la réflexion entre « récrire » et « réécrire » : « récrire », c’est procéder « au remaniement d’un texte à une fin de mise aux normes sans intention esthétique », « réécrire », c’est « réinventer, à partir d’un texte existant, une forme et une vision nouvelles » : c’est Racine réécrivant Phèdre à partir d’Euripide par exemple. Le premier relève de la correction, le second de la création. Faire la différence entre les deux notions permet d’y voir nettement plus clair. Si « récrire » peut poser un problème, « réécrire » a une dimension artistique : on assiste à la naissance d’une nouvelle œuvre et là, on ne peut que s’en réjouir.

Donc Laure Murat explore la « récriture » : est-ce que retirer un mot « gênant » dans un texte résout tous les problèmes ? Est-ce que cela suffit à effacer tous les relents idéologiques nauséabonds dont l’oeuvre est imprégnée par ailleurs ? Ne risque-t-on pas de faire disparaître ce que fut la pensée d’une période au risque de falsifier l’Histoire ? Qu’est-ce qui pousse les éditeurs à encourager les « récritures» ? A-t-on le droit de modifier des textes dont les auteurs sont morts ? Peut-on vraiment parler de censure ? La solution est-elle dans la contextualisation ?

En évitant constamment les écueils d’une pensée binaire, Laure Murat pose les vrais problèmes et tente de répondre en toute honnêteté à ces questions à partir d’exemples précis : elle nous aide à réfléchir et à prendre plus clairement position dans ce débat brûlant.

Un essai intelligent, stimulant et nécessaire pour y voir plus clair.


 

vendredi 25 avril 2025

Bristol de Jean Échenoz

Éditions de Minuit
★☆☆☆☆
(sans intérêt)

Me voici abasourdie, sidérée, ébahie, bouche bée, déconcertée, éberluée, médusée, soufflée et je dirais même plus interloquée. Par quoi ? me direz-vous. Par les nombreuses critiques très élogieuses voire dithyrambiques sur le dernier roman de Jean Échenoz. Sans rire, c’est une blague ? Alors là franchement, je ne comprends pas tant d’éloges, une si belle unanimité dans les louanges. Pour ma part, j’ai trouvé l’histoire inexistante. Mais pourquoi pas. Vous me direz, avec Minuit, on n’est pas là pour ça. Ok ok. Nourrie au Nouveau Roman dès mon plus jeune âge, je ne peux pas dire que cela me dérange beaucoup, les absences d’histoires. On s’enquiquine ferme en lisant mais ce n’est pas grave. Voyons l’écriture, les procédés stylistiques alors. Mais quelle écriture, quels procédés stylistiques ? C’est plat et sans intérêt particulier. Quelques vieux relents du Nouveau Roman qui n’ont plus aucun intérêt ni originalité à notre époque. Donc rien de nouveau sous le soleil. Dites-moi, en quoi c’est « brillant », « intelligent » (j’ai même trouvé « jubilatoire »!!!!), « drôle » (à quel moment?) ou je ne sais quoi, comme je l’ai lu un peu partout ? Parce qu’une scène est décrite du point de vue d’une mouche ? Certains m’ont dit que c’était une parodie du Nouveau Roman. Parce qu’on en est encore là ? Quel intérêt franchement !

C’est mauvais et raté.

C’est tout.


 

dimanche 13 avril 2025

Paris-Babel Histoire linguistique d'une ville-monde de Gilles Siouffi

Éditions Actes Sud
★★★★★

 Le projet était pour le moins ambitieux : écrire une histoire linguistique de Paris et de sa périphérie, des origines jusqu’au XXIe siècle ! Eh bien, le pari est gagné et le livre vraiment passionnant. Parler de la langue, c’est bien évidemment parler de politique, d’économie, d’art, de mouvements migratoires, de mœurs etc. Autant dire qu’on lit aussi une Histoire de la Capitale voire de la France. Parler d’une langue, c’est aussi parler des autres langues, celles des régions et celles de l’étranger car les apports sont évidemment toujours très nombreux. Bien entendu, l’autre problématique est celle d’une norme que l’on veut imposer : la langue de la Capitale. Pourquoi elle et pas les autres ? Mais quelle est-elle au juste cette langue de la Capitale ?

Allez, je vous en dis deux mots pour vous donner envie de vous lancer dans la lecture de ce texte qui se lit comme un roman.

Tout commence en 53 av.J.-C : Jules César réunit les chefs gaulois sur une île de la rivière Sequana où se tenait l’oppidum des Parisii. Il appelle ce lieu Lutecia Parisiorum : « la Lutèce des Parisii ». Cette Lutèce comporte entre 2000 et 5000 habitants concentrés sur la rive gauche, au pied de la montagne Sainte-Geneviève. Autour, il n’y a que forêts et marécages. Les habitants parlaient gaulois, langue utilisée pour la vie quotidienne. Pour tout ce qui est administratif, on utilise le latin. Les deux se mélangent constamment. Bien plus tard, au XI e siècle, le picard, le wallon, le poitevin-saintongeais ainsi que le normand seront très influents. Le normand insulaire conquiert la place de langue littéraire notamment à travers les « Lais » de Marie de France. Le picard et le champenois se développent dans la tradition littéraire à travers l’oeuvre de Chrétien de Troyes à l’origine du cycle du Graal. Le centre de Paris est l’île de la Cité où siège une communauté de prêtres : ils étudient et copient des manuscrits. L’étude se fait en latin. Paris attire les étudiants de toutes les capitales voisines : ils sont 10 000 sur une population de 100 000. En 1253, Pierre de Sorbon crée La Sorbonne : l’université est un monde cosmopolite et polyglotte. Les étudiants échangent dans un latin oral que l’on ne prononce pas de la même façon selon le pays d’où l’on vient. Qu’est-ce que le français au XIIIe siècle ? C’est un joyeux mélange de picard, normand, bourguignon et d’un parler d’Île de France. Vous y ajoutez du latin et des langues étrangères et vous devriez à peu près y être ! En tout cas, à Paris, il n’y a pas encore d’activité littéraire comme en Normandie, en Picardie ou en Champagne.

Dès le XIVe, la connaissance du latin diminue rapidement, les médecins pratiquent, sans connaître le latin, ce que la Faculté de Paris leur défend de faire. Les néologismes sont nombreux car c’est une époque de progrès technique. On crée des mots qui permettent une compréhension facile : « vinaigre », « culbuter », « garde robe ». Nul besoin de connaître le latin pour comprendre ces mots !

C’est en 1539, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts que François Ier demande que les actes soient formulés « en langage maternel françois et non aultrement. » Jacques Lefèvre d’Étaple traduit la Bible en français en 1530 mais à Anvers car la traduction sera condamnée par la Sorbonne. De la même façon, le milieu juridique veut conserver l’usage du latin pour entretenir un esprit de corps. Le latin est au XVIe siècle toujours la langue des études. Sous l’égide de Guillaume Budé est créé le Collège royal, futur Collège de France : il s’agit pour les professeurs qui y enseignent de mieux connaître la Bible et les textes anciens dans leur version originale. En 1455, Gutenberg fait imprimer le premier livre : la première presse du royaume est installée à Paris dès 1470. L’imprimerie va obliger à fixer l’orthographe des mots et donc cela ralentira l’évolution de la langue ! Au XVIe, Paris est à la mode italienne et à la fin du même siècle, c’est la mode du Gascon qui l’emporte !

Au XVIIe, les Salons vont de pair avec une recherche du raffinement. Malherbe s’attelle à « dégasconner » le langage de la cour d’Henri IV, jugée grossière. On veut donner des règles à la langue, en créant par exemple un dictionnaire puis une grammaire, une rhétorique et une poétique. C’est le « bon usage » que Vaugelas définit dans ses « Remarques sur la langue française » de 1647. Le centre du bon usage est Paris et au centre de Paris, la Cour. Comme on le voit dans certaines pièces de Molière, les provinciaux sont ridiculisés : le Breton par exemple est : « grossier, ivrogne et mystique » Comme le dit Vaugelas, « Quelque effort que fassent les Provinciaux pour bien parler… il ne leur reste je ne sçai quelle crasse dont ils ne sçauroient se defaire. » Voilà, c’est dit ! C’est la naissance de l’opposition Paris/province.

Le XVIIIe voit les grands auteurs s’éloigner du latin. Voltaire dira : « Je savais du latin et des sottises. » C’est aussi la naissance des bibliothèques appelées « cabinets de lecture ». Les gens lisent beaucoup. Le bon français n’est plus celui de la Cour, à Versailles depuis 1682, c’est à dire loin de Paris. La Cour continue à prononcer en oué les mots graphiés en oi, tandis qu’à Paris, les snobs prononcent le oi en è et disent mémère pour mémoire. Tout le monde dit cet homme-cy, ce temps-cy tandis qu’à la Cour, on aime dire cet homme icy, ce temps icy…

À la Révolution, la France est un pays rural, le taux d’urbanisation est de 18 pour cent. La Révolution est farouchement contre les parlers locaux et les langues régionales. 6 millions de citoyens (sur 28 millions) ne parlent pas un mot de français. L’abbé Henri Grégoire présente à la Convention en juin 1794 son « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française ». Condorcet pense que le français sera ainsi une « langue de l’égalité » en « cessant de séparer les hommes en deux classes » . On ne mesure plus en coudes et lieues mais en mètres et kilomètres, on se tutoie et l’on s’appelle Citoyen. En 1793, on dissout l’Académie, selon Marat une assemblée de « quarante fainéants » qui ne s’intéressent qu’au « beau langage » et au « beau monde ».

Au XIXe, lors de la création des lycées, on veut diffuser un français national. On étudie la grammaire, on pratique l’analyse logique. On apprend par coeur les classes de mots (clin d’oeil à mes petits collégiens!) En 1881, cette éducation devient obligatoire, laïque et gratuite pour tous. On travaille l’orthographe. Et paraît-il qu’il y a du travail, notamment dans les classes élevées où l’on considérait que c’était une affaire de bourgeois. C’est l’époque des manuels de conjugaison des frères Bescherelle (1842). On articule le français avec soin et l’on prononce à l’oral les doubles consonnes d’« affamer » et de « collection » ! Encore une fois, la mode anglaise va se répandre et s’infiltrer dans la langue française : on fera du « tennis », du « rugby » et du « golf » ! Et l’on ira au « music-hall » ! Paris vivra aussi une immigration « de l’intérieur » : celle des Savoyards par exemple ou des Bretons. Sachez quand même qu’au XIXe, le français reste largement inconnu en Bretagne. Les trois-quarts des Bretons ne parlent que le breton ou sont analphabètes. Pensez à notre Bécassine !

Je vous laisse imaginer ce qui a fait notre français du XXe siècle: les guerres, l’immigration, les métissages, le tourisme…

Et j’y pense, je ne vous ai pas parlé des différents jargons : celui des crieurs de rue, des « escholiers » rabelaisiens, des précieuses, des poissardes, des snobs, des dandys, des titis, des gavroches, des loubards, des branchés etc etc...

Voici donc un bref aperçu de ce livre incroyable qui permet vraiment de comprendre ce qu’est une langue, à savoir quelque chose de vivant qui s’enrichit constamment des apports étrangers, toujours en mouvement. Je vous recommande vraiment ce texte qui se lit comme un roman et qui m’a vraiment enchantée.  


 

mardi 8 avril 2025

Le mal joli d'Emma Becker

Éditions Albin Michel
★★★★★

 Les premières lignes du « mal joli » m’ont rappelé les propos d’Annie Ernaux dans « Le jeune homme » à savoir qu’elle vivait d’abord cette histoire d’amour pour l’écrire, produire de la matière puis la raconter (je vous renvoie à mon petit laïus ici). J’ai retrouvé la même idée dans le texte d’Emma Becker, ravie et soulagée d’avoir enfin un sujet à se mettre sous la dent : « L’idée, c’est une sorte de fragments d’un discours amoureux - c’est dire mon état d’exaltation à la perspective d’avoir trouvé un cadre à cet embrasement : décrire les étapes de la passion... », « cela ne fait de moi rien d’autre qu’une femme inflammable, racontant les processus qu’elle s’impose dans le simple but d’en parler. Je fais mon travail en somme ... » (c’est moi qui souligne) et enfin, ce passage magnifique : « Vite, vite, courir au café, vite enfiler n’importe quelle robe et courir et écrire tout ça… il faut atteindre le café avant que tout ça s’évapore… il faut que j’atteigne le café avant de me prélasser dans ce miracle d’être bandante et inoubliable et aimée, follement aimée…  » (superbe phrase des pages 348, 349, à lire à voix haute, vraiment!) Celle qui pensait que «  dans le contexte, aimer Antonin, c’est de la documentation. », cette dernière va être prise au piège de la passion amoureuse dévorante, envoûtante, destructrice, une espèce de mal joli, terme d’obstétrique qui signifie que les insupportables douleurs de l’accouchement s’achèvent lorsque l’enfant est posé sur le ventre de la mère. C’est la même chose pour la passion amoureuse : les douleurs de l’absence prennent fin quand l’autre est là. L’autrice a bien compris qu’elle est en train de vivre une «  forme heureuse d’empoisonnement.» Elle analyse avec une très grande lucidité cette folie qui l’envahit, cette perte de maîtrise de soi, cet envoûtement auquel seule l’écriture met une pause en permettant à l’autrice de reprendre son souffle, de se remettre les idées à peu près en place et peut-être, de justifier de manière un peu plus raisonnable cette douloureuse folie qui prend possession d’elle.

Dans cette autofiction, l’autrice se met à nu et décrit dans le détail l’anatomie de sa passion. Tout est dit. Si ça dérange certains, moi au contraire, j’aime les choses claires et les gens qui osent. J’aime la franchise, la vérité, l’absence de tabou. Quelle belle écriture pour dire les choses de l’amour, le sexe, le corps de l’autre, son odeur, le plaisir, la chair, la jouissance. Il y a du XVIIIe siècle dans l’écriture d’Emma Becker, quelque chose de Laclos, de Marivaux, de Sade peut-être... Énormément de talent, en tout cas ! J’ai admiré la liberté de cette femme, son courage de dire ce qu’elle a vécu sans se soucier des convenances, de la bien-pensance, de la morale.

Un autre thème assez central dans ce roman, c’est l’empêchement des femmes. Elles cumulent tout : leur travail (pour l’autrice, c’est écrire) (va trouver du temps pour écrire quand tu as deux enfants…), la maison, une charge mentale haute comme une pile à lire etc etc … Alors quand là-dessus vient s’ajouter une relation passionnelle… Il y a de quoi sombrer dans la folie. C’est un véritable écartèlement. Et ça, c’est hyper bien rendu dans le texte. D’ailleurs, ce qui peut paraître paradoxal, c’est qu’écrire permet de supporter cette folle passion ? en tout cas de la dire mais en même temps, il faut trouver le temps de se livrer à l’écriture : « Pour ne pas tuer toute ma famille j’écris, j’ai ce livre comme respiration, pour peu qu’on m’y laisse m’y plonger. » L’évocation de vacances dans le sud en famille, « le piège mortel », est à la fois terrible et très drôle. L’autrice n’est pas seulement douée pour raconter et analyser une passion amoureuse, elle excelle à dire la vie de famille. Et franchement, c’est exactement ça ! L’envie qu’on aurait parfois de fuir, d’être seule, de cesser de faire les courses, les repas, les jeux, la surveillance, les bains et tout le reste. Elle montre avec une grande lucidité la façon dont les femmes se mettent entre parenthèses, comment être mère relève du sacrifice, du dévouement complet, de l’abnégation totale et ce, pour longtemps. C’est un don de soi, un renoncement à soi. Emma Becker pose un refus, j’allais dire un refus catégorique. Non, ce n’est pas cela, car évidemment, elle a mauvaise conscience, comme on a toutes mauvaise conscience mais elle veut sa part. Et sa part consiste à passer du temps avec celui qu’elle aime. Vivre ce qui s’offre à elle. Vivre tout court.

C’est magnifique !  


 

mercredi 19 mars 2025

Blackouts de Justin Torres



Éditions de L'Olivier
★★☆☆☆

 Je n’ai rien compris à ce livre. J’aurais dû me méfier : généralement, je déteste ce qu’on nomme des « OVNI littéraires », ça ne présage rien de bon. Mais j’ai fini par craquer, à force de le voir vanter un peu partout. Quel est le projet de l’auteur ? Franchement, c’est très confus, archi nébuleux. Lançons-nous quand même… Un homme jeune rend visite à un vieil homme sur le point de mourir. Visiblement, ils ont été amants. Le vieil homme confie au plus jeune des archives d’une certaine Jan Gay, jeune journaliste qui, dans les années 30, s’est courageusement lancée dans une étude sur la question de l’homosexualité, à une époque donc où l’homosexualité était considérée comme une maladie. Elle a donc, pour son étude, interrogé plus de 300 femmes homosexuelles. Mais pour valider ses recherches, elle a dû demander l’aide de différents scientifiques qui non seulement se sont emparés de son travail (son nom ne figurait que très vaguement dans l’introduction) mais en plus, l’ont utilisé pour en tirer des conclusions contraires à ce que Jan Gay voulait démontrer. Vous imaginez lesquelles. Cette Jan Gay, j’aurais adoré lire des choses sur elle, sur sa vie. Elle a écrit des livres pour enfants, illustrés par sa compagne. Son père avait été l’amant de l’anarchiste Emma Goldman. Elle était une adepte du naturisme à une époque où ce n’était pas franchement la mode. Une femme hors du commun ! Finalement, le dispositif narratif mis en place dans ce roman ne met pas du tout en valeur cette femme et la vie hors norme qu’elle a menée. On apprend par bribes deux trois trucs sur elle mais c’est constamment entrecoupé par les discussions poético-vaseuses des deux hommes dont on n’a que faire et c’est vraiment très ennuyeux. Dommage !


 

mercredi 26 février 2025

Ta promesse de Camille Laurens

Éditions Gallimard
★★★★★
(coup de coeur)

 Celles et ceux qui me connaissent savent que lorsque j’ouvre un roman je ne veux rien savoir à l’avance, ab-so-lu-ment rien, je ne lis jamais les 4es de couv et généralement, je me débrouille pour ne rien dévoiler dans mes chroniques mais là, je n’arrive pas à parler de ce livre sans en dire, me semble-t-il, un peu trop. Donc si vous ne l’avez pas encore lu, sachez que j’ai trouvé ce texte exceptionnel tant par l’écriture que par la construction. Voilà n’allez pas plus loin.

Pour les autres, je continue.

Claire Lancel (double de l’autrice?) est écrivaine. Elle vient de divorcer et n’est pas prête à se remettre en couple après les années de souffrance qu’elle a vécues avec son ex-mari. Elle veut respirer, être tranquille et enfin profiter de la vie. Mais elle va rencontrer Gilles, un spécialiste international de la marionnette. Il est beau, gentil, amoureux, aux petits soins. Comment résister ? Oui, comment résister à l’amour fou, à la passion (surtout à cinquante ans!) ?

Seulement, les premières pages du roman nous indiquent que Claire parle à son avocate. Visiblement, il y a eu un problème. Mais lequel ? (et là je peux vous dire que la révélation finale est assez incroyable et complètement inattendue!) C’est vraiment un intense thriller psychologique que l’on ne peut pas lâcher parce qu’on veut savoir ce qui s’est passé, comment cette femme inoffensive et sensible a pu se retrouver dans une telle situation.

En fait, c’est l’histoire d’une emprise amoureuse suivie d’un travail forcé et violent de désillusion, de déconstruction. En effet, Claire est victime d’un pervers narcissique pur jus, d’un homme qu’elle trouvait au début « complètement débile » et assez « con ». Et ce que je trouve extraordinaire dans ce roman, c’est la façon dont l’autrice décrit la mise en place de l’emprise insidieuse et l’étau qui se resserre progressivement sur la victime qui n’y voit que du feu. « Plus elle s’étiole, mieux tu te portes, moins elle vit, plus tu respires. » Camille Laurens dépeint avec une finesse incroyable les sentiments contradictoires de Claire et l’on voit très bien comment cette femme intelligente, lucide, très cultivée va devenir prisonnière de cet homme dominateur, un glaçant prédateur sous ses airs de playboy, au point de vouloir en mourir. Le sentiment amoureux est vraiment disséqué, analysé dans ses moindres aspects. L’écrivaine met en évidence les mécanismes pervers de la manipulation et du mensonge résumés en trois mots : « Séduire, réduire, détruire. ». Et c’est effrayant de noirceur et de violence. L’écriture de Camille Laurens est vraiment remarquable. Et s’il y a peu de livres récents que je relirai, je sais que je me replongerai rapidement dans ce roman magistral.


 

mercredi 5 février 2025

cinéma: Je suis toujours là de Walter Salles

★★★★★

 Les premières images sont d’une beauté absolue : elles montrent une famille heureuse vivant à Rio de Janeiro dans une grande maison bourgeoise face à la plage. Les gamins vont et viennent, jouent au volley, trouvent un chien sur la plage. On organise des goûters, on danse, on discute, on s’aime. Il y a des amis, des rires, du soleil… Et tout ça est filmé remarquablement, de façon très dynamique. Le réalisateur, Walter Salles, a eu l’idée géniale d’introduire des images prises par la petite caméra Super 8 de Veroca, la fille aînée du couple, ce qui crée un effet de réel saisissant. Et ça tombe bien parce que cette histoire est vraie ! Nous sommes en 1971, chez les Paiva. Le père, Ruben, ex-député du parti travailliste brésilien, a quitté ses fonctions et a repris son travail d’ingénieur. Il adore ses gamins et aime les taquiner… C’est une famille moderne et ouverte : on s’intéresse à la politique, à la littérature, à l’art. Mais cela ne plaît pas à tout le monde... En effet, la dictature militaire est au pouvoir et les convois militaires longent la plage. Ce qui se passe dans le pays est terrible : arrestations arbitraires, enlèvements, tortures etc. Et le pire est à craindre...

Les acteurs sont vraiment exceptionnels. « Je suis toujours là » est une fresque familiale forte et émouvante qui montre les combats de toute une famille contre l’oppression et la terreur.

C’est magnifique !



 






 

dimanche 2 février 2025

Après de Raphaël Meltz

★★★☆☆
Éditions Le Tripode

 Peut-être est-ce parce que j’en avais entendu des critiques très élogieuses… J’ai aimé ce texte mais honnêtement, je ne lui ai rien trouvé d’exceptionnel non plus.

Un père de famille trouve la mort et revient auprès des siens, sa femme et ses enfants, plus ou moins comme fantôme et les regarde évoluer dans une vie quotidienne faite de tristesse et de douleur puisqu’ils doivent dorénavant vivre sans lui. L’écriture est très simple pour dire ce temps du deuil, ce temps de l’après. Un texte sensible et délicat.  


 

mardi 28 janvier 2025

Cinéma: La substance de Coralie Fargeat

★☆☆☆☆

 Ça y est, on tient le navet du siècle ! Et c’est du lourd ! Un vrai foutage de gueule ! Complètement grotesque, ridicule, creux, vide, sans aucun intérêt, vulgaire, une espèce de film d’horreur de seconde zone... THE DAUBE ABSOLUE ! Pourquoi suis-je allée voir une bouffonnerie aussi débile que ce truc qui finit par faire marrer la salle tellement c’est absurde ? Et pourtant, je ne peux pas nier le fait que les prises de vues, la photo, les décors, les maquillages sont d’un excellent niveau, de même que le scénario, mais pourquoi avoir sombré à ce point dans l’outrance au risque de foutre en l’air le film ? Trop de moyens ? C’est fort possible. En fait, ils n’ont pas su s’arrêter à temps. Même le scénario - pas follement original mais disons que ça passe - finit par faire un gros flop ! En tout cas, on regarde toute cette mascarade de très loin sans jamais avoir la moindre émotion ni empathie pour les personnages qui finissent par être complètement ridicules eux aussi. Je suis rarement sortie aussi accablée après une séance de cinéma. Pas du tout mon truc ces guignoleries… Consternant.

En plus, c’est censé, paraît-il, être un film féministe ! Mais il ne l’est en rien, bien au contraire ! Car les images que ce film propose louent continuellement la beauté de la jeunesse tandis que la vieillesse apparaît comme monstrueuse. Ah, c’était du second degré ??!! Oui mais 2h30 de culs de jeunes femmes filmés plans serrés font oublier à bon nombre de spectateurs le second degré ma bonne dame !!! Rien n’est maîtrisé dans ce film, même pas le propos, c’est dire !

Deuxième long métrage de Coralie Fargeat