Bon, alors, pourquoi ce titre ?
Commençons par le
commencement : nous sommes dans un café. Un Titus, non, non, pas
l’Empereur de Rome, un Titus X , moderne, quitte une Bérénice qui est
peut-être prof de français dans un petit collège mais certainement pas Reine de
Palestine, au premier siècle après JC. « Ça s’fait pas » diraient
certains. Oui, mais, notre Titus est marié à Roma, il a des enfants et le sens
des responsabilités : il préfère sauver son couple plutôt que de vivre sa
passion. Rare par les temps qui courent. Bon, voilà notre Bérénice détruite,
anéantie par un chagrin qui la ronge un peu plus profondément chaque jour. Et
ce ne sont pas les paroles plates comme des trottoirs de rue qui vont la
rétablir : « Tu en sortiras plus forte » -Ah, oui et en
attendant je fais comment pour vivre ?- « Un jour, tu ne te
souviendras que des bons moments » - lesquels déjà ?
Donc, notre Bérénice décide de
« quitter son temps, son époque, construire un objet alternatif à son
chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes. » Hum, c’est
bien dit…. Et concrètement ? , vous entends-je murmurer… En se
perdant dans Racine, en cherchant à l’approcher au plus près. Elle « veut
y toucher, y mettre les mains ». Elle pense que si elle est capable de
comprendre comment un homme « a pu écrire des vers aussi poignants sur
l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée ».
Ah. Je ne suis pas forcément très logique mais je ne vois pas comment ceci va
expliquer cela, mais bon, allons-y.
Et effectivement, le grand voyage
a lieu et c’est précisément là qu’opère la magie du livre : on pénètre
dans le vallon, Port-Royal des Champs. Le petit Jean travaille auprès de ses
maîtres jansénistes: « Pallida morte futura » : « Pâle à cause
de la mort qui s’approche, dit-un élève. Non, dit le maître. Pâle d’une mort
prochaine, propose Jean. Mais cela ne veut rien dire ! On n’est pas pâle
de quelque chose » s’insurge son condisciple. Et pourtant, on y est,
on touche à la beauté. Racine fouille les Anciens, les décortique, les imite,
les apprend par cœur, les traduit, inlassablement. « Ibant obscuri sola
sub nocte per umbram » : « Ils avançaient à travers l’ombre, obscurs
dans la nuit solitaire » propose le maître. « Ils allaient obscurs dans
la nuit seule » corrige Racine. Il vit d’hypotypose, de grammaire (c’était
vraiment une autre époque !) se passionne pour la concision du latin, la
mélodie des mots, la structure des phrases. On le sent tâtonner, chercher. Les
mots sont chair, il s’en nourrit. Le lecteur est plongé dans le clair-obscur et
le silence de Port Royal. Seul le chant
des moniales traverse parfois les murs épais.
Puis, c’est le départ pour Paris
et l’envolée : sa vie de courtisan, sa carrière de dramaturge, ses
rencontres : les frères Corneille qu’il faut surpasser, un Molière déjà
bien fatigué, un La Fontaine qui aime deviser le temps d’une promenade. « De
cette nation, il sera la langue » a-t-il décidé ! Il travaille, passe
d’un genre à l’autre. « Alors c’est donc vrai que vous avez choisi la
poésie contre Dieu ? » lui reproche amèrement sa tante, de Port
Royal. Il est écartelé, déchiré par ces deux lieux qui se haïssent : le
rigueur, l’austérité, le dénuement contre l’éclat, le faste, les passions. Sa
fascination pour Louis XIV le porte. La Thébaïde, Andromaque, Britannicus,
Bérénice… les représentations se succèdent, il connaît l’amour de la Du Parc, son
actrice…. Et l’on suit ce parcours fulgurant dont je tais bien des tourments….
Les mots de Nathalie Azoulai nous
entraînent : « J’ai subi une immersion malgré moi et ma langue s’est
imprégnée de son tempo. Il y a une élégie qui traverse mon roman, que j’ai
sentie sans la contrôler. » Il y a aussi certainement une intimité entre
l’écrivain et son sujet, et le monument de la littérature française que l’on
imaginait telle une statue de marbre devient chair, souffle, prend vie.
Louis XIV disait à Racine :
« Quand on sort d’une de vos pièces, immanquablement, on est sous
alexandrins ». On pourrait dire la même chose du livre de Nathalie Azoulai
et finalement, ce sont bien des mots dont on a besoin pour oublier nos chagrins
d’amour….
Merci à Claude pour cette plongée dans le silence studieux
de Port- Royal et les divertissements lumineux de Versailles.
Une pensée pour Lionel, distingué professeur de latin et de
grec, pour qui les Anciens n’ont plus aucun secret.
J'ai vraiment beaucoup apprécié ce roman, qui nous montre Racine sous un jour nouveau... et totalement inattendu. Une belle réussite !
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