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dimanche 24 janvier 2016

Titus n'aimait pas Bérénice de Nathalie Azoulai


 Ah ! Ce titre ! Comment peut-on se permettre d’affirmer cela ? Est-ce possible ? Quelques vers me reviennent soudain à l’esprit : « Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre, / Que mon cœur de moi-même est prêt à s’éloigner ; / Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner. » 
Bon, alors, pourquoi ce titre ?
Commençons par le commencement : nous sommes dans un café. Un Titus, non, non, pas l’Empereur de Rome, un Titus X , moderne, quitte une Bérénice qui est peut-être prof de français dans un petit collège mais certainement pas Reine de Palestine, au premier siècle après JC. « Ça s’fait pas » diraient certains. Oui, mais, notre Titus est marié à Roma, il a des enfants et le sens des responsabilités : il préfère sauver son couple plutôt que de vivre sa passion. Rare par les temps qui courent. Bon, voilà notre Bérénice détruite, anéantie par un chagrin qui la ronge un peu plus profondément chaque jour. Et ce ne sont pas les paroles plates comme des trottoirs de rue qui vont la rétablir : « Tu en sortiras plus forte » -Ah, oui et en attendant je fais comment pour vivre ?- « Un jour, tu ne te souviendras que des bons moments » - lesquels déjà ?
Donc, notre Bérénice décide de « quitter son temps, son époque, construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes. » Hum, c’est bien dit…. Et concrètement ? , vous entends-je murmurer… En se perdant dans Racine, en cherchant à l’approcher au plus près. Elle « veut y toucher, y mettre les mains ». Elle pense que si elle est capable de comprendre comment un homme « a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée ». Ah. Je ne suis pas forcément très logique mais je ne vois pas comment ceci va expliquer cela, mais bon, allons-y.
Et effectivement, le grand voyage a lieu et c’est précisément là qu’opère la magie du livre : on pénètre dans le vallon, Port-Royal des Champs. Le petit Jean travaille auprès de ses maîtres jansénistes: « Pallida morte futura » : « Pâle à cause de la mort qui s’approche, dit-un élève. Non, dit le maître. Pâle d’une mort prochaine, propose Jean. Mais cela ne veut rien dire ! On n’est pas pâle de quelque chose » s’insurge son condisciple.  Et pourtant, on y est, on touche à la beauté. Racine fouille les Anciens, les décortique, les imite, les apprend par cœur, les traduit, inlassablement. « Ibant obscuri sola sub nocte per umbram » : « Ils avançaient à travers l’ombre, obscurs dans la nuit solitaire » propose le maître. « Ils allaient obscurs dans la nuit seule » corrige Racine. Il vit d’hypotypose, de grammaire (c’était vraiment une autre époque !) se passionne pour la concision du latin, la mélodie des mots, la structure des phrases. On le sent tâtonner, chercher. Les mots sont chair, il s’en nourrit. Le lecteur est plongé dans le clair-obscur et le silence de Port Royal. Seul  le chant des moniales traverse parfois les murs épais.
Puis, c’est le départ pour Paris et l’envolée : sa vie de courtisan, sa carrière de dramaturge, ses rencontres : les frères Corneille qu’il faut surpasser, un Molière déjà bien fatigué, un La Fontaine qui aime deviser le temps d’une promenade. « De cette nation, il sera la langue » a-t-il décidé ! Il travaille, passe d’un genre à l’autre. « Alors c’est donc vrai que vous avez choisi la poésie contre Dieu ? » lui reproche amèrement sa tante, de Port Royal. Il est écartelé, déchiré par ces deux lieux qui se haïssent : le rigueur, l’austérité, le dénuement contre l’éclat, le faste, les passions. Sa fascination pour Louis XIV le porte. La Thébaïde, Andromaque, Britannicus, Bérénice… les représentations se succèdent, il connaît l’amour de la Du Parc, son actrice…. Et l’on suit ce parcours fulgurant dont je tais bien des tourments….
Les mots de Nathalie Azoulai nous entraînent : « J’ai subi une immersion malgré moi et ma langue s’est imprégnée de son tempo. Il y a une élégie qui traverse mon roman, que j’ai sentie sans la contrôler. » Il y a aussi certainement une intimité entre l’écrivain et son sujet, et le monument de la littérature française que l’on imaginait telle une statue de marbre devient chair, souffle, prend vie. 
Louis XIV disait à Racine : « Quand on sort d’une de vos pièces, immanquablement, on est sous alexandrins ». On pourrait dire la même chose du livre de Nathalie Azoulai et finalement, ce sont bien des mots dont on a besoin pour oublier nos chagrins d’amour….



Merci à Claude pour cette plongée dans le silence studieux de Port- Royal et les divertissements lumineux de Versailles.

Une pensée pour Lionel, distingué professeur de latin et de grec, pour qui les Anciens n’ont plus aucun secret.

1 commentaire:

  1. J'ai vraiment beaucoup apprécié ce roman, qui nous montre Racine sous un jour nouveau... et totalement inattendu. Une belle réussite !

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