Éditions Grasset
Pour
tout vous dire, il m'a semblé avec Idiotie mener un
combat au corps à corps. Ah, il m'a résisté l'animal, j'en ai lu
et relu de ces phrases tarabiscotées, déchirées, heurtées,
saturées de points-virgules, où grouillent verbes et substantifs au
pluriel, où le présent nous jette à la figure une réalité
souvent glauque, violente, où les verbes vomir et déféquer
reviennent, toujours et toujours, jusqu'à la nausée,
obsessionnellement. Il m'en a fallu de la volonté pour ne pas
lâcher, lire (et relire!), me plonger dans un univers peuplé de
désirs, de sensations, de sexualité refoulée, de souffrance, de
haine, d'amour recherché, de quête de l'autre, d'errances, de peur,
de conflit avec soi et les autres, de révoltes, de doutes, de
tension vers l'art et la mort. Un monde d'odeurs, de souffles, de
corps, de fluides où tout se sent, où tout se touche dans une
sensualité parfois écoeurante mais nécessaire pour accéder à
l'autre.
Pourquoi
poursuivre une telle lecture ? Pour des phrases comme
celle-ci : « Presque tout, je le vis comme au bord
de la raison. Dans cet intervalle entre la raison et son
explosion » ou comme celle-là : « Je
rêve debout de pouvoir connaître tous les humains, un par un ou
famille après famille, entrer dans leur vie le temps au moins d'une
après-midi de petit enfant » et tant d'autres qui
m'apparaissent de plus en plus nombreuses à chacune de mes lectures.
J'en
ai chié avec toi - allez, c'est dit, et je reprends tes mots, sale
bouquin, tu m'auras pourri des jours déjà bien sombres, tandis que
la pluie triste de novembre tapait sur mes vitres ternes. Et
pourtant, à chaque relecture, l'étincelle, la petite lumière, la
tournure qui te saisit, le détail qui t'avais échappé et qui te
touche, au coeur. La scène floue, hallucinée, rêvée ?, prend
forme soudain, je trouve mes repères, j'y vois plus clair, je
distingue enfin les contours, j'entre, je pénètre dans un espace
empli de signes. Mais j'y entre quand même… enfin !
Parfois,
je mets de côté l'animal-livre qui me résiste encore. J'essaie
alors de trouver une autre porte, une autre clef. Je cherche
ailleurs, écoute l'auteur causer ici et là, raconter, dire,
expliquer. Je m'y fais. Je lis sa vie. Le réécoute.
Et
j'y retourne, à l'assaut, mieux armée, prête à en découdre, à
résister à l'écoeurement : pisse, vomi, sang, sperme, vers me
révulsent, ce monde violent qui gicle, éclabousse, ne retient rien
me dégoûte. Néanmoins, il est, je le sais. Ce monde dont l'auteur
veut faire une œuvre d'art, ce réel qui n'a de sens que s'il
devient art est là. L'auteur me le montre. Je n'y échapperai pas.
« Depuis l'enfance je vis si intensément chaque vision, que
de l'enraciner immédiatement dans une origine historique et de la
prolonger presque simultanément dans une résolution ou une
métamorphose future, je lui fais exploser son centre actuel, ainsi
disparaît la vision à l'intérieur de moi, pour s'y transformer en
objets de création et s'efface-t-elle de la réalité extérieure. »
Dans
Idiotie, Pierre Guyotat relate, à travers des scènes qui
l'ont marqué, son entrée dans l'âge adulte, entre sa dix-huitième
et sa vingt-deuxième année (1958/1962) : après la mort de sa
mère adorée, fuyant la figure du père, il quitte le domicile
familial, erre dans Paris, dort sous les ponts (lui qui est né
bourgeois et dont le père est médecin… mais, il veut « se
déclasser »), mange peu ou mal, se réfugie dans quelques
logements de passage, auprès d'êtres fantomatiques dont il ne
semble percevoir que des fragments de corps, trouve des petits
boulots pour survivre. C'est la misère. Il raconte un vol qu'il a
commis chez lui et l'immense sentiment de culpabilité qui s'en est
suivi (je pense soudain à Rousseau…) Puis, c'est son engagement,
tête la première, dans la guerre d'Algérie - alors que son père
lui avait obtenu un sursis, qu'il rejettera pour « affronter
ce qu'il y a de pire » - : l'horreur de ce qu'il
découvre, lui, l'anticolonialiste. Il subira une peine de trois mois
de cachot au secret pour « atteinte au moral de l'armée »
après que des chefs sont tombés sur certains de ses
écrits - qui sont d'ailleurs lus à haute voix… j'imagine la
scène !!! Il est soupçonné par l'armée de « répandre
des informations vers la métropole ». « Le
lieutenant récite une note où je fais état de la misère
matérielle, treillis en lambeaux, saletés des corps, vermine,
nourriture avariée, de camarades dans tel poste où l'un d'eux perd
la raison, mitraille du haut du mirador des rebelles
imaginaires... » On l'accuse d'être pornographe, lui qui
est encore un pauvre puceau ayant refusé toute sorte d'amour pour
garder intacte la puissance créatrice de son écriture (mais allez
leur expliquer cela...) Il est interrogé, jeté au cachot et
transféré dans une unité disciplinaire ... Insupportable
soumission à de soi-disant « supérieurs » :
« sensation de mon idiotie ici à me ressentir inférieur à
qui porte galons. »
« Rumeurs,
troubles, autour du camp, passages agités d'isolés noirs de soleil,
d'errance, de faim de cuit, c'est de leur rumination que je ferai ma
poésie future. »
Idiotie,
dans sa langue brute et poétique, une langue pour laquelle il a
depuis son enfance « des ambitions de renouvellement »,
restitue ces expériences terribles, violentes, puissantes,
expériences de l'humiliation certainement à l'origine de sa
création, de son écriture, seule revanche possible.
Intensif,
paroxystique, d'une force rare, ce texte, de bruit et de fureur,
remue aux tripes. C'est un cri puissant que je vais entendre
certainement longtemps. Un grand texte, évidemment !
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