Quel livre époustouflant ! Comment chroniquer un roman aussi
dément, aussi protéiforme, aussi profond ? Par quoi
commencer ? L’histoire peut-être ? Ou bien LES histoires
car le dispositif narratif est tel que l’auteur trompe sans cesse
le lecteur, s’amuse à le perdre, le balade constamment, le sort de
sa zone de confort, l’amène à se poser mille questions sur les
personnages et leur trajectoire de vie, la frontière entre le réel
et la fiction, ce qu’est la littérature et de quoi elle se
nourrit…
En
effet, la construction surprend par son originalité : mises en
abyme (nous lisons un roman dans lequel se trouvent d’autres
romans), trompe-l’oeil, jeux de miroirs, imbrications d’éléments
qui se recoupent, s’enchâssent, se font écho, se complètent, se
contredisent comme pour signifier toutes les possibilités qui
s’offrent aux personnages de suivre un chemin ou l’autre,
d’infléchir leur histoire, de vivre ou de mourir… Tout est
possible car l’invention d’un écrivain est sans limites. Il fait
ce qu’il veut de ses personnages. À l’infini ... Il lui suffit
régulièrement de rebattre les cartes et de les redistribuer… Et
une nouvelle partie est lancée …
Et
pour nous, lecteurs, la question est la suivante: dans tel ou tel
chapitre, à quel degré de fiction sommes-nous ? Je veux dire :
dans la fiction que nous lisons, où est le « réel
fictionnel » ? Nulle part, nous répondrait Roth. Et il
aurait raison !
Le
sujet : Nathan et Henry Zuckerman, deux frères juifs
originaires de Newark, ont suivi des voies très différentes :
l’un, double de l’auteur, écrivain, célibataire, passe sa vie à
observer le monde pour nourrir sa prose. En effet, il puise sa
matière romanesque dans sa vie familiale, son enfance : « Tu
pourrais pas, du moins en dehors de tes livres, te trouver un cadre
de référence un tout petit peu plus vaste que la table de cuisine à
Newark ? » lui reproche son frère, Henry, dentiste et
père de famille, qui supporte mal l’ironie cruelle avec laquelle
Nathan le défigure constamment. « Les gens sont le
plus souvent parfaitement dénués d’originalité; le travail du
romancier consiste donc à les faire paraître autres. Ce n’est pas
une mince affaire. Pour rendre Henry intéressant, il faudrait que
j’y mette du mien. » explique Nathan de façon cinglante,
et il ajoute : « malgré sa détermination à devenir
un homme nouveau, je trouvais Henry aussi naïf et inintéressant
qu’il l’avait toujours été. »
Sa
famille juive lui a reproché de l’avoir ridiculisée (fait
autobiographique en lien avec l’écriture de « Portnoy et son
complexe ») : « les Juifs n’étaient pas venus au
monde pour distraire mes lecteurs, ni pour mon bon plaisir, et encore
moins pour le leur. Il fallait donc mesurer la gravité de la
situation avant de lâcher la bride à ma veine comique et d’attirer
l’attention sur les Juifs de manière négative. » Henry a
toujours eu le sentiment d’être dominé par son frère qu’il
accuse d’être un odieux personnage prêt à tout pour alimenter sa
fiction : « Dans sa tête, elle n’a jamais compté,
la vérité des faits, la vérité des êtres : au contraire,
tout ce qui est important se retrouvait déformé, travesti, poussé
à la caricature, déterminé par ces tours de passe-passe sans fin,
calculés, mijotés sournoisement dans sa terrible solitude ;
tout n’était que calculs avantageux pour lui, manipulation
délibérée ; en permanence et sans relâche cette effroyable
dénaturation des faits. » Lui, le dentiste, est au
contraire du côté de la précision, de « la justesse et de
l’exactitude mécanique. »
Pour
l’écrivain, les événements de la vie apparaissent comme des
« textes à venir » Un autre personnage dira à
Nathan : « La vérité, c’est que tu aimes que les
choses t’affectent. Tu n’arrives pas à tisser tes histoires
autrement… La quiétude t’inquiète, elle nuit à la
littérature. »
Deux
frères qui s’opposent en tous points.
Que
va-t-il leur arriver ? Je ne peux vous donner plus
d’informations sur ce sujet sans dévoiler ce qui fait à mon avis
l’intérêt du livre.
Sachez
quand même que « La Contrevie » est un livre bavard (et
ce n’est pas un défaut, hein...) : tout le monde prend la parole
dans ce roman, sous des formes différentes : éloge funèbre,
lettre, coup de fil, dialogue théâtral ou long monologue. Les
« je » sont nombreux, complexes, multiples, torturés,
prolixes… La parole, omniprésente, envahissante, fouille,
questionne, cherche à comprendre, se justifie, interroge. Le lecteur
peut complètement adhérer à la pensée d’un personnage et à la
page suivante se laisser convaincre par le discours adverse. Roth est
partout, dans chacun des personnages. Insaisissable parce que les
êtres sont ainsi, composites, doubles, mouvants, ambigus.
Qu’est-ce
que le « Moi » d’ailleurs ? Qu’est-ce que
l’identité ? C’est une question centrale du roman :
« La seule chose que je puisse avancer sans hésiter, c’est
que moi je n’ai pas de « moi » et que je refuse de
faire les frais de cette farce - car pour moi ce serait une vaste
blague. M’en tient lieu tout un éventail de rôles
que je peux jouer, et pas seulement le mien; j’ai intériorisé
toute une troupe, une compagnie permanente … un stock
de scènes et de rôles qui forment mon répertoire. Mais je n’ai
certes aucun « moi » indépendant de mes efforts - autant
de postures artistiques - pour en avoir un. Du reste je n’en veux
pas . Je suis un théâtre et rien d’autre qu’un théâtre. »
dira Nathan, le double de Roth.
Évidemment,
au coeur des problématiques posées, se trouve la question de la
judéité. Qu’est ce qu’être juif ? C’est l’obsession
de Roth par excellence, sa névrose. Est-ce la même chose que
d’être un Juif à Newark, à Londres ou à Jérusalem ? Les
pages génialissimes sur ce thème et notamment l’extraordinaire
chapitre 2 intitulé « La Judée » sont à la fois
extrêmement drôles, satiriques, pleines d’autodérision :
« Si on abattait toutes les églises et toutes les
synagogues pour les remplacer par des parcours de golf, tout le monde
irait beaucoup mieux! », et en même temps, pour l’homme
agnostique qu’était Roth, cette judéité n’est pas simple à
assumer. On naît en effet avec le poids d’une histoire. Et l’on
vit avec, qu’on le veuille ou non. Personne n’y échappe. Chacun
supporte.
On
retrouve aussi d’autres thèmes chers à l’auteur et très
importants dans l’oeuvre: la sexualité, la déchéance du corps,
la mort. Le tout traité avec une immense humanité...
« La
Contrevie » est un chef d’oeuvre.