Éditions P.O.L
★★★★☆
C'est
en 2010 que l'on découvre La Centrale d'Elisabeth
Filhol : le texte est court, la phrase aussi, et le propos
engagé. Le roman décrit le travail quotidien d'ouvriers
intérimaires exposés aux radiations dans différentes centrales
nucléaires. J'en ai gardé finalement assez peu de souvenirs.
J'avais aimé, sans plus.
Je
retrouve cette fois-ci l'auteure avec Doggerland (je
n'ai pas lu son 2e roman : Bois II) et beaucoup de
choses ont changé : elle semble s'être vraiment affirmée,
avoir pris son envol. Le livre est épais, 345 pages, et la phrase
belle, ample. Le propos reste engagé.
Nous
sommes début décembre 2013, le roman s'ouvre sur l'arrivée
imminente d'une tempête exceptionnelle sur les côtes d'Europe du
Nord : comme dans un film-catastrophe, on suit son parcours et
on imagine à l'avance les dégâts humains et matériels qu'elle
s'apprête à causer.
Cette
tempête s'appelle Xaver. Ted Hamilton, météorologue au siège du
Met Office à Exeter, semble inquiet et avant de s'engager dans la
salle de presse, il est tenté d'avertir sa sœur, Margaret Ross,
directrice de recherche au département de Géographie et Géosciences
de l'Université de St Andrews et son beau-frère Stephen. Ils
doivent en effet prendre l'avion à Aberdeen pour le Danemark afin de
se rendre à un colloque. Cela dit, Ted sait que son beau-frère,
salarié de l'entreprise Forewind qui gère un parc éolien offshore,
ne renoncera jamais au déplacement : depuis longtemps il est du
côté de ceux qui pensent que le vent est un élément positif,
maîtrisable et maîtrisé par l'homme. Rien ne l'empêchera de
prendre l'avion.
De
son côté, depuis maintenant 25 ans, Margaret travaille sur des
terres englouties au large des côtes anglaises. Elle consacre sa vie
à sa passion, ce vers quoi l'avait poussée son frère Ted. Elle a
un fils David qui s'intéresse aux mêmes sujets, mais a-t-il eu le
choix ? Margaret, femme secrète et introvertie, semble plutôt
hanter sa maison que d'y vivre vraiment, un peu étrangère à
elle-même et à sa famille proche.
Si
cette tempête l'inquiète à cause du déplacement qu'elle doit
effectuer, elle sait que la mer déchaînée va aussi retourner les
fonds marins et permettre aux archéologues de travailler plus
facilement. « Des millions de tonnes de roches, de galets,
de sable sont déplacés. Les falaises reculent, des plages
s'affaissent, les hauts-fonds sont remaniés, l'estran
est décapé... » Les terres englouties sur lesquelles
travaille Margaret s'appellent le Doggerland, elles permettaient il y
a huit mille ans d'aller à pied de l'Angleterre au Danemark.
De
cet espace les marins remontent régulièrement des os d'animaux
fossilisés attestant d'une vie très ancienne. Cette terre « gît
par quinze à trente mètres de fond, à cheval sur le 54e
parallèle », elle est « une sorte de gué au milieu de
la mer du Nord », « une enclave
mésolithique à l'époque moderne ». « C'est un
pêcheur hollandais, rapportant au paléontologue Dick Mol en 1985
une mâchoire d'homme vieille de neuf mille ans, qui signe l'acte de
naissance du Doggerland. »
Cette
terre a-t-elle été engloutie en une nuit par un raz de marée géant
ou bien très progressivement ? Personne ne le sait.
Toutes
ces recherches ont toujours fasciné les archéologues et les
paléontologues comme Margaret et bien d'autres étudiants, mais
elles intéressent aussi l'industrie pétrolière qui investit
énormément en mer du Nord.
Autrefois, Margaret
a connu et aimé un étudiant français, Marc Berthelot, qui est
devenu ingénieur pétrolier en terrain offshore. Passionné par la
prospection, les méthodes d'exploration et d'exploitation, Marc,
soudain, comme sur un coup de tête, est parti, est devenu nomade, a
parcouru le monde, les mers, cherché à s'étourdir peut-être, un
peu.
La
vie les a donc séparés. L'un pensant peut-être trouver le bonheur
dans le profit et une course folle autour du monde, l'autre préférant
s'enrichir de la connaissance, de la recherche. Deux logiques, deux
visions du monde radicalement différentes. Pourtant, ces passions
opposées n'ont pas empêché Margaret et son mari de s'aimer. Alors
que s'est-il passé avec Marc, autrefois ? Comment expliquer
cette rupture soudaine ?
Margaret
apprend que Marc sera présent au congrès. Qu'adviendra-t-il ?
La tempête va-t-elle empêcher la rencontre ?
Qu'est
devenu cet homme ? A-t-il vendu son âme au diable, renoncé à
tout pour le profit, au risque de laisser les forages fragiliser les
fonds marins et le pire arriver ?
Quelles
sont les responsabilités de l'homme dans les catastrophes
climatiques ?
Il
faut le dire, on ressort de la lecture de Doggerland
secoué. Oui, sonné par la description des éléments en furie, par
ce ciel démonté, ces terres soufflées, ces fonds marins balayés,
retournés, émiettés. Doggerland touche à l'épopée,
au mythe. Les dates affolent, les époques évoquées stupéfient et
donnent le tournis. Ce livre égare, désoriente, déstabilise :
on est sans cesse comme au bord de l'abîme, comme pris d'un vertige
terrible devant cette nature déchaînée et ces époques reculées
qui ébahissent et décontenancent. Espace et temps font vaciller.
On
reste glacé par une menace imminente qui plane sur les lieux et les
êtres. De même que des strates de sédiments remontent à la
surface, le passé de Margaret resurgit alors qu'elle ne l'attendait
pas.
Comme
je le disais, la phrase d'Élisabeth Filhol a pris ici une belle
ampleur et l'auteure parvient à nous plonger dans un univers
impétueux, démesuré, fou. On est comme happé, fauché, emporté
par cette phrase longue, ample, rythmée, poétique qui nous jette,
telle une vague, d'une page à l'autre du roman. À peine a-t-on le
temps de reprendre notre respiration que l'on se voit de nouveau
projeté dans des temps très anciens ou des profondeurs insensées,
ballotté par une tempête qui fait rage. Et c'est une expérience
fabuleuse, fruit d'une écriture de virtuose.
Mais,
car il y a un mais, pour autant, l'accumulation de ces pages
descriptives, toujours assez techniques et scientifiques tout de
même, lasse parfois. Le lecteur a besoin de reprendre son souffle,
de se poser. Or, le risque serait de perdre pied, et j'avoue que
malgré mon enthousiasme, car je continue à penser que c'est un
grand texte - puissant, marquant et fort- , eh bien malgré tout
cela, à plusieurs reprises, il a failli, pour filer la métaphore,
me laisser sur le rivage. Je pense qu'il aurait été possible de
trouver un équilibre entre l'effet que souhaitait produire l'auteure
et le plaisir du lecteur qui, pour moi en tout cas, s'est trouvé ici
ou là mis à mal.
L'aspect documentaire - passionnant au demeurant - ne doit pas, me semble-t-il, l'emporter sur le romanesque, or, parfois j'ai eu le sentiment que l'on franchissait la ligne rouge.
L'aspect documentaire - passionnant au demeurant - ne doit pas, me semble-t-il, l'emporter sur le romanesque, or, parfois j'ai eu le sentiment que l'on franchissait la ligne rouge.
Et
vraiment, ce serait tellement dommage d'abandonner un texte aussi
beau.
Alors
oui, je conseille ce roman : accrochez-vous, n'abandonnez pas.
Vous verrez alors émerger une œuvre singulière et magistrale qui
vous emportera par sa puissance et sa beauté.
Je l'ai trouvé formidable, ce roman ! L'aspect "technique" ne m'a pas lassée, mais pourrait effectivement rebuter certains lecteurs...
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