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mercredi 22 décembre 2021

Oedipe n'est pas coupable de Pierre Bayard

Éditions de Minuit
★★★★★


 Je conseille à la Police Judiciaire d’embaucher illico Pierre Bayard parce qu’avec lui, on peut dire adieu aux enquêtes qui piétinent et aux meurtres non élucidés. Rien ne résiste en effet à la logique implacable de ce prof de littérature. Et quand il s’empare du mythe d’Oedipe, il dépoussière Freud, la psychanalyse et remet en question tous les fondements de la mythologie grecque voire de la Grèce elle-même. C’est dire !

Bon, c’est d’abord l’histoire d’un beau-frère, celui de Bayard, qui achète une maison à Methoni, village dans le sud du Péloponnèse. Il invite Bayard qui se promène ici et là, visite le palais de Nestor, héros de l’épopée homérique et prend soudain conscience d’une chose incroyable : il visite le palais d’UN ÊTRE DE FICTION et ceci n’a l’air de poser de problème à personne. En effet, la Grèce semble être un pays où l’on efface volontiers la frontière entre réalité et fiction. C’est bizarre mais c’est comme ça. Et ça convient parfaitement bien à notre auteur !

Alors, prenons pour des êtres réels les Laïos, Jocaste, Oedipe, Créon et tutti quanti et allons-y !

Le mythe, vous le connaissez. En revanche, ce que vous ne savez peut-être pas ( il faut remonter un peu dans le temps pour le découvrir), c’est qu’après la mort de son père, Laïos est recueilli à la cour du Roi Pélops qui lui confie l’éducation de son fils Chrysippe. Or, Laïos l’enlève, le viole et Chrysippe se suicide. Pélops en appelle donc à la vengeance d’Apollon : si un jour il a un fils, ce dernier le tuera et il fera l’amour avec sa mère. Cette faute originelle a toute son importance : en effet, la future victime (Laïos) a fauté, la victime est AUSSI coupable.

Et notre Oedipe dans tout ça ? Comme vous le savez, cherchant à fuir Polybe et Mérope, ses parents adoptifs qu’il pense être ses parents biologiques, il quitte Corinthe après que la Pythie lui a annoncé ce que vous savez. C’est sur la route entre Delphes et Thèbes qu’il croise Laïos. Le chemin est étroit (Bayard le constate en allant sur la scène du crime), on peut imaginer que Laïos se trouve sur un char, qu’il est entouré d’une escorte (il est roi hein) et précédé par un héraut qui souhaite que la place soit libre. La bagarre a lieu puis le meurtre. Arrivé à Thèbes, il répond aux questions de la Sphinge, épouse sa mère et devient le souverain de Thèbes. Il est heureux, a quatre enfants et certainement repense souvent à ses parents restés à Corinthe. Un fléau s’abat sur la ville, peut-être la peste. L’oracle est sans appel : tant que le meurtre de Laïos n’aura pas été élucidé, rien ne s’arrangera. L’assassin lance une enquête sans même savoir qu’il est LE coupable. (C’est assez génial!)

Or, un tas de choses ne « collent » pas dans cette histoire : comment est-il possible qu’Oedipe SEUL, à pied, ait pu tuer son père, un Roi, protégé par des gardes ? (sans compter qu’il est fort possible qu’Oedipe garde des séquelles (cicatrices, claudication) de la blessure qui lui a été infligée à sa naissance… Et avec ça, il se serait battu vaillamment contre un roi ?

Et parlons un peu de la mère, Jocaste : comment n’a-t-elle pas reconnu son fils aux chevilles percées ? N’avait-il pas une cicatrice bien particulière ?

Pourquoi, alors que Jocaste est morte et Oedipe aveugle, la malédiction semble-t-elle se poursuivre ? Car trois des enfants de Jocaste et d’Oedipe meurent, de même que le fiancé d’Antigone et la femme de Créon. Pourquoi le massacre continue-t-il alors même que la vengeance d’Apollon a eu lieu a priori ? Par ailleurs, pourquoi Oedipe ne meurt-il pas alors ? Pourquoi Apollon, à l’origine de la malédiction proférée contre Laïos, ordonne-t-il, après que sa première prophétie a été réalisée, qu’une épidémie se répande sur Thèbes si l’assassin n’est pas démasqué ? Pourquoi se met-il en colère alors que sa malédiction a eu lieu ?

Bref, dans le fond, a-t-on eu jusqu’à présent une lecture correcte de la pièce ? Ne nous sommes-nous pas fourvoyés dans une analyse erronée (aidés par notre ami Freud qui a vu dans ce texte ce qu’il a bien voulu voir - comme toujours avec Freud….) ?

Et finalement, si Oedipe n’est pas coupable, qui l’est ???

Comme toujours avec Bayard, on se régale. Non seulement, ce texte nous tient en haleine d’un bout à l’autre comme le ferait un roman policier, mais en plus quel air frais ! Franchement, comment avons-nous pu passer à côté d’invraisemblances qui auraient dû nous crever les yeux (ah ah). Les textes de Pierre Bayard sont vifs, intelligents, stimulants, parfaitement rigoureux et tellement drôles. Il a l’art et la manière de semer le doute dans nos esprits et de nous inviter à une relecture d’un texte que nous croyons posséder complètement.

Un vrai délice que je vous conseille très vivement !

 

mercredi 8 décembre 2021

Memorial Drive de Natasha Trethewey

 

Éditions de l'Olivier
★★★★★

 Natasha Trethewey était une ado dans les années 80. Moi aussi. Et je me disais en lisant ce texte que pendant que je traînais avec mes copines, allais danser dans les sous-sols des pavillons de banlieue et fumais mes premières cigarettes, précisément à la même époque où pour tout et pour rien, légère et insouciante, je riais comme une folle, là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique, dans le Sud des États-Unis, elle, l’autrice, tremblait de peur.

Parce qu’il ne fallait pas regarder les Blancs, parce que les crimes raciaux étaient courants et les membres du Ku Klux Klan nombreux, parce qu’elle avait vu le visage en bouillie d’Emmett Till dans un magazine...

Elle avait compris, la gamine, qu’il valait mieux baisser les yeux, rentrer rapidement chez soi le soir et se faire oublier... Elle savait qu’être le fruit d’un mariage mixte, d’une travailleuse sociale afro- américaine et d’un professeur d’université d’origine canadienne, dans un pays où vingt-et-un Etats l’interdisaient, pouvait conduire au pire.

Alors, chaque jour, pendant que je flottais dans un monde où mon seul souci était d’avoir assez d’argent pour pouvoir m’offrir la dernière paire de Kickers, de l’autre côté de l’Atlantique, une fille de mon âge que l’on surnommait « le zèbre » entendait ces mots : « une si jolie petite, dommage qu’elle soit noire. »

À la même époque… Et c’était presque hier…

Le choc…

Et d’un.

Deuxième uppercut: les parents de l’autrice se séparent. La mère, Gwendolyn Ann Turnbough, part vivre à Atlanta, se remarie avec un homme violent qui a fait le Vietnam. Il cogne, cogne encore, cogne toujours. Rien ne l’arrête. Elle s’enfuit, se cache, avertit les services sociaux, la police. Il la tuera. Et ce qui m’a bouleversée, c’est d’entendre la voix de cette mère, ses propres mots : la lettre qu’elle écrit et dans laquelle elle raconte sa terreur quotidienne, une déposition qu’elle fait auprès de la police et les deux dernières conversations téléphoniques qu’elle a eues avec celui qui deviendra son assassin.

Et c’est précisément cette voix que l’autrice a voulu faire entendre, la voix d’une femme courageuse, volontaire, sensible, épuisée et terrifiée.

Et c’est effectivement terrifiant. Vraiment.

Un chemin de croix extrêmement douloureux que ce retour de Natasha Trethewey vers sa mère : une lente exploration de la mémoire à travers des photos, des rêves, des mots, des chansons pour bâtir un mémorial où se réfugier, la retrouver et être enfin en paix avec soi-même.

Magnifique.