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mercredi 13 juillet 2022

Le Mage du Kremlin de Giuliano Da Empoli

Éditions Gallimard
★★★★★

 Vadim Baranov, le mage du Kremlin dont on écoute les confidences tout au long de ce récit, ressemble fort à Vladislav Sourkov, conseiller de Poutine pendant une vingtaine d’années avant de disparaître on ne sait où… Un homme très intéressant : issu d’une vieille famille aristocratique russe, il s’inscrit à l’école d’art dramatique de Moscou, écrit des chansons pour un groupe de rock gothique (c’est un fan de rap!), publie des romans, devient producteur de télévision grâce à l’oligarque Boris Berezovsky (lui-même patron des télévisions nationales.) Cherchant un remplaçant pour Eltsine, Berezovsky dégote une petite frappe du FSB (ex KGB) : un certain Poutine : « un blond pâle aux traits décolorés, portant un costume en acrylique beige... » Il lui présentera Baranov-Sourkov qui deviendra immédiatement son conseiller, son éminence grise et les deux hommes ne se quitteront plus.

Il est donc question dans ce roman de la montée au pouvoir de Poutine dont on a un portrait saisissant. Mais ce qui fait aussi l’intérêt de ce roman particulièrement clairvoyant, c’est que l’auteur a très bien compris ce qu’est l’âme russe et la culture slave …

Lire ce roman ne laisse aucun espoir : Poutine apparaît comme intraitable, prêt à tout et surtout à aller jusqu’au bout. Il déteste l’Occident qu’il trouve bassement matérialiste, dépravé et nul. Une espèce de supermarché géant dans lequel erre une bande d’écervelés (nous!) pervertis par le fric, abrutis par les réseaux sociaux et dont le seul idéal est de réunir suffisamment d’argent pour s’acheter un lave-vaisselle. Le mépris de Poutine est incommensurable. La culture américaine ? « une dé-civilisation qui a rendu impossible la véritable grandeur pour garantir un Happy Meal à tout le monde. » Lui, il veut un État fort, vertical (seule façon de garantir l’ordre), il souhaite tout commander, tout contrôler, d’où la nécessité d’éloigner (ou de faire disparaître) les oligarques qui auraient pu lui faire de l’ombre. Il veut aussi faire oublier la parenthèse libérale et mafieuse des années 90 dominées par les banquiers et les top models ; faire oublier que Boris Eltsine était sur le point de « transformer la Russie en une succursale low cost de l’hospice américain.» La richesse du pays, c’est l’Etat qui doit la détenir. Il fait preuve de toute la mauvaise foi possible et imaginable, est prêt à tous les mensonges, à tous les crimes. Sentant que la grande Russie part en lambeaux, qu’elle se décompose petit à petit en s’occidentalisant (le cauchemar), il veut réagir vite. Selon lui, la terre russe est vouée à un agrandissement permanent. C’est quasi existentiel… Il ne reste plus qu’à agir.

Lire ce roman, c’est se dire à chaque page : là, on est dans la fiction, hein ? Ce n’est pas possible autrement. Eh bien, si, c’est possible. Ce que l’on croit impensable a eu lieu : en 99, cinq attentats contre des immeubles, 290 morts attribués selon les autorités russes à des indépendantistes tchétchènes, puis l’annexion de la Crimée, l’intervention militaire dans le Donbass, une guerre contre les « nazis ukrainiens », des enlèvements, des empoisonnements, des emprisonnements, des tonnes de mensonges, une manipulation constante grâce notamment aux réseaux sociaux… Dans les coulisses du pouvoir, tous les coups sont permis… Et dire qu’on a appelé cet Etat une « démocrature »… À hurler de rire, vraiment ! Poutine est prêt à s’entourer de n’importe quels gros bras nostalgiques. Les personnages réels qui traversent ce roman ressemblent à des héros de fiction façon Limonov : pêle-mêle artistes, skinheads, motards, religieux, anarchistes, hooligans… Prenez par exemple les « Loups de la nuit », le club de motards avec à sa tête Aleksandr Zaldostanov dit « le chirurgien »… On n’y croit pas… Eh bien si, ils existent et ont même des responsabilités politiques. On rêve. Une bande de nationalistes homophobes et sexistes avec lesquels Poutine aime poser ... On est dans Mad Max, vraiment… Ce sont des proches de Poutine, actifs dans le Donbass et en Crimée et rois de la propagande pro-Poutine... Glaçant !

Allez, je vous conseille cette lecture vraiment passionnante, un texte superbement écrit… Et je termine en vous renvoyant aux pages 255, 256 où il est question de l’opposition entre l’éclairage russe « les lumières d’en haut » et l’éclairage suédois « les lumières d’en bas » : génialissime !

                                        



 

vendredi 10 juin 2022

Du côté de chez Swann de Marcel Proust

Éditions Folio
★★★★★

 Je ne sais pas pour Marcel (on se tutoie maintenant, on vient de passer une semaine ensemble!), mais moi, je n’ai pas perdu mon temps ! Assignée à résidence à cause d’une sale labyrinthite qui me donnait l’impression d’être plutôt un personnage kafkaïen que proustien, je me suis replongée dans « La Recherche ». Ben voui ! J’ai même pris la décision de tout relire et d’essayer d’y comprendre quelque chose ! (Je n’ai peur de rien !) Alors voilà, j’ai noté deux trois réflexions que je vous livre (vous avez hâte, je sais), dont on pourrait discuter (n’hésitez pas à partager votre point de vue!) et surtout, je me suis dit qu’elles pouvaient (éventuellement) me permettre une entrée dans l’oeuvre, histoire de ne pas m’y aventurer sans lampe frontale… Ici, je parle surtout de la partie intitulée « Combray ». Allez, on se lance ? Promis, après la lecture de cet article, si entre la poire et le fromage, la discussion tourne sur « La Recherche », vous aurez de quoi tenir jusqu’au café !


Alors, pour commencer, il me semble qu’il y a dans le motif du vitrail (essentiel à mon avis), présent à la fois dans l’église d’Illiers-Combray et le Salon des Dames de Tante Léonie, un éclatement et une opacité qui préfigurent le regard du narrateur sur le monde. « La Recherche » est en effet une tentative de déchiffrement, de dévoilement, d’accès à une vérité toujours en fuite. «… La chose vue par moi, de mon côté du verre, qui n’était nullement transparent, et sans que je puisse savoir ce qu’il y avait de vrai de l’autre côté... » Si on regarde bien, le Narrateur passe son temps à lire le monde, à tenter de l’interpréter, d’accéder à l’essence des choses c’est-à-dire à leur beauté, leur vérité. Il formule constamment des hypothèses, des postulats sur les gens, les lieux, les temporalités, les soumettant à une grille de lecture qu’il fait évoluer au fil du temps et qui s’apparente à différents points de vue successifs sur le monde. Le Narrateur s’efforce donc d’interpréter les signes : il tâtonne, commet beaucoup d’erreurs d’ailleurs, nous entraîne avec lui dans des analyses souvent erronées ou partiales. Il croit percevoir la lumière derrière le verre opaque mais c’est un leurre. Tout est à reprendre, toujours, sans cesse, et il faut attendre que d’autres expériences sensorielles se présentent pour tenter comme le dit M. Raimond de « passer de l’impression à l’expression » (que c’est bien dit!) car évidemment bien sûr, vous vous en doutez, le but de l’entreprise est (roulements de tambour) de parvenir au Graal, c’est-à-dire à l’Art et notamment à l’écriture.

Donc « La Recherche » se présente comme un roman d’initiation, d’apprentissage. Mais l’accès à une éventuelle vérité semble un chemin semé d’embûches et on va voir pourquoi…


Tout d’abord, l’emploi du temps très strict du Narrateur (pauvre Marcel… si j’imposais ce genre de rythme à la maison, ça serait la révolution!) ne lui permet pas de créer véritablement de perméabilité entre les heures de la journée, chacune d’elles enfermant sa propre vérité dans l’espace qui lui est imparti. Cela fonctionne exactement de la même façon pour les lieux : les espaces sont étanches, hermétiques, clos : comment envisager que la promenade du côté de Méséglise (courte et donc souvent effectuée les jours de mauvais temps) puisse croiser celle de Guermantes - plus longue et occupant donc les jours les plus clairs ? On voit bien d’ailleurs ici l’étroite imbrication lieux /temporalités qui accentue encore davantage l’effet de quadrillage. En effet, les lieux comme les temporalités sont morcelés, divisés comme des pièces de puzzle impossibles à assembler et en même temps, chose surprenante, ils peuvent à certains moments se superposer voire se confondre. (Je vois aussi dans les « paperoles » rattachées les unes aux autres, parfois de manière hasardeuse, par Céleste et comme repliées en accordéon, cette même tentative d’accéder à la vérité par ajouts successifs, par petites touches, collages de fragments.) Il suffirait pourtant de réunir les pièces pour qu’un sens apparaisse, pour qu’une unité première (un paradis perdu peut-être?) soit retrouvée. Mais comment ? C’est bien là le problème ! Le morcellement de toute chose provoque chez le Narrateur inquiétude, tourment, souffrance. Prenons l’exemple de l’expérience du train : « je passais mon temps à courir d’une fenêtre à l’autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et composites de mon beau matin écarlate et versatile et en avoir une vue totale et un tableau continu. » Cette course est le reflet d’une quête, elle est action, volonté, recherche. C’est une expérience difficile, épuisante et souvent stérile : elle ne permet pas d’accéder au mystère des choses. Elle le laisse seulement pressentir : le Narrateur entrevoit une lumière et des signes mais il ne parvient pas à les déchiffrer. C’est l’échec. Il a besoin d’une vue synthétique, globale, totale pour qu’une lecture du monde soit possible et, bien sûr, qu’une écriture puisse advenir. En effet, tant qu’il ne parviendra pas à effectuer cette agrégation/fédération, l’écriture n’aura pas lieu. CQFD.


En effet, comme on vient de le voir, le narrateur a une lecture particulière du monde, une vision fractionnée qui l’empêche de prendre en compte un ensemble, une totalité. Et c’est bien ça le problème ! La synthèse lui est rarement possible, et pourtant, elle est nécessaire à l’écriture, à la captation de l’essence des choses, de leur vérité. Il décrit d’ailleurs cela comme une sorte de handicap qui lui est propre. En effet, à cette vision morcelée de l’univers s’ajoute un moi fragmenté, les deux étant certainement liés d’ailleurs : « ...c’est du té de Guermantes que j’ai appris à distinguer ces états qui se succèdent en moi, pendant certaines périodes, et vont jusqu’à se partager chaque journée, l’un revenant chasser l’autre, avec la ponctualité de la fièvre : contigus, mais si extérieurs l’un à l’autre, si dépourvus de moyens de communication entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me représenter dans l’un, ce que j’ai désiré ou redouté, ou accompli dans l’autre. » On observe ici un éclatement du moi qui empêche une compréhension du réel. Face à cet aveu d’incapacité, le Narrateur en vient à formuler l’hypothèse que finalement « la réalité ne se forme que dans la mémoire… les fleurs qu’on me montre aujourd’hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies fleurs. » Autrement dit, pour lui, le réel possible n’appartient qu’au passé, il est recomposition, ce qui signifie qu’il est étroitement lié au monde de l’Art et que seul l’Art peut en proposer une représentation possible.


Alors, à quoi ressemblent les lieux réels dans la tête de Marcel? Souvent disjoints, il arrive qu’ils se superposent et donc d’une certaine façon se confondent : lorsque devenu adulte, le soir, le Narrateur entend des aboiements de chien, il se croit sous les tilleuls près de la gare de Combray. Le lieu présent s’efface et laisse place au lieu passé dans une espèce de procédé de surimpression qui n’est pas sans rappeler les formes projetées par la lanterne magique sur le mur de la chambre. Cette superposition crée un autre lieu, composite, irréel, j’allais dire romanesque. En tout cas, apparaît un espace qui n’existe pas, une création liée à une impression, à une expérience particulière. Ici l’unité engendre l’Art, elle permet d’atteindre une forme de Vérité supérieure à celle du réel, trop souvent décevante.

Voici un autre exemple : il est très étonnant de constater qu’il suffise que le père du Narrateur emprunte un chemin différent pour que toute la famille soit perdue, sans repères dans un espace pourtant extrêmement familier et très limité. Le père apparaît dans ces moments-là comme le magicien qui d’un coup de baguette magique retrouve la petite porte de la rue du Saint-Esprit. Cela me semble lié aux représentations que le Narrateur et sa mère ont de l’espace qui dans leur esprit n’est pas segmenté par des routes, des chemins, des directions… Pas de carte, pas de GPS dans leur esprit. Non, ce sont plutôt des lieux-instants, des lieux-paysages, des lieux-sensations, des lieux qui finalement ont plus à voir avec des caractéristiques esthétiques que géographiques. Ainsi, pourrait-on penser que ce point de vue sur le monde favoriserait l’accès à l’Art. Ce n’est pas le cas : les lieux ainsi vécus ne permettent pas d’accéder à la vérité. On verra plus tard que Swann, qui a une vision artistique du monde, (c’est certainement l’homme le plus cultivé de La Recherche) ne fera rien de tout cela. Certainement, parce que cela ne suffit pas.


De même l’onomastique crée dans l’esprit du Narrateur des images, des visions souvent bien éloignées du réel. Prenons l’exemple de Balbec : Legrandin explique que Balbec est un lieu de « tempête en fin de terre ». Swann précise que son église s’apparente au gothique normand. Bref Balbec restera à jamais dans l’esprit du Narrateur un assemblage étonnant et superbe d’architecture gothique et de tempête sur la mer et, comme le fait remarquer R. Barthes dans « Le degré zéro de l’écriture », « Proust et les noms » : Balbec « a deux sens simultanés.» - sans même parler des sonorités (harmonies imitatives) qui pourraient encore conduire le narrateur vers d’autres visions. Avant même de connaître les lieux, le Narrateur va tenter de déchiffrer les noms, de déceler les mystères du monde à travers eux. Il dispose librement de ces noms, personne ne lui en barre l’accès, il va donc y déverser toute la puissance de son imagination. Là, va s’opérer une reconstruction du lieu qui va engendrer une espèce d’entité nouvelle, poétique, artistique.

N’oublions pas que lorsque le Narrateur était enfant, à la demande de sa grand-mère, on ne lui offrait pas des photos des lieux qu’il aurait aimé visiter car elles étaient jugées vulgaires. A la place, Swann lui rapporte des photographies de chefs-d’oeuvre (peintures ou gravures anciennes) afin de placer entre le réel et la représentation du réel le maximum d’« épaisseurs » possibles. Ainsi, la représentation que l’enfant se fait des lieux n’a strictement rien à voir avec les lieux eux-mêmes. Le réel est jugé vulgaire, laid. Il vaut mieux s’en tenir éloigné… L’enfant est élevé dans une forme de rejet, de condamnation du réel. Peut-il faire autre chose que chercher une issue pour accéder au monde ?


Et pourtant, tout se passe comme si certains moments privilégiés avaient le don d’unir, de rassembler le temps et l’espace et ce sont précisément ces expériences-là qui donnent accès à l’Art et donc l’écriture. Prenons l’exemple des clochers de Martinville : tandis que le Narrateur est sur le point de renoncer à être « un écrivain célèbre » parce qu’il ne parvient pas à découvrir ce qui se cache derrière les choses et qu’il perd la volonté de s’adonner à cette recherche nécessitant un effort important, il est invité, lors d’une promenade, à monter à côté du cocher dans la voiture du docteur Percepied. Il aperçoit au loin les clochers de Martinville sous le soleil couchant et une impression l’étreint. « Je sentais que je n’allais pas au bout de mon impression, que quelque chose était derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu’ils semblaient contenir et dérober à la fois. » C’est peut-être un détail mais à ce moment précis, soudain, l’espace s’annule : alors qu’il croyait les clochers éloignés, la voiture arrive de façon très soudaine devant l’église. Le Narrateur demande immédiatement de quoi écrire. En fait, le mystère de ces clochers, c’est qu’ils offrent au narrateur la possibilité d’accéder à l’écriture. Là, le jeune homme le comprend et il agit immédiatement, en demandant de quoi écrire et en écrivant. En fait, ce ne sont pas les clochers qui détiennent l’essence des choses, c’est l’expérience que le Narrateur fait avec ces clochers, quelque chose qui a lieu dans son esprit, en lui-même. Or, comme je le précisais tout à l’heure, on a l’impression que ces moments privilégiés ne peuvent exister que s’il n’y plus de fragmentation spatiale ou temporelle. Il faut un lieu unique (une abolition de l’espace), un temps unique (une absence de fragmentation temporelle qui a lieu précisément dans les expériences de mémoire involontaire où le présent s’efface au profit du passé .) En effet, l’analogie entre la sensation présente et la sensation passée annule la distance temporelle et permet de « s’affranchir de l’ordre du temps » et d’atteindre l’essence des choses. Et peut-être que ce lieu unique, privilégié, est la chambre, espace clos, lieu de l’écriture, lieu de l’immobilité où toutes les distances sont annulées. Devenu adulte, le Narrateur, lorsqu’il se réveille le matin, ne sait plus ni dans quelle pièce il se trouve ni quelle heure il est. Il est dans un lieu qui pourrait être tous les lieux et hors du temps. Genette précise dans « Figures I », « Proust palimpseste », que « le temps perdu n’est pas chez Proust … le passé, mais le temps à l’état pur, c’est-à-dire en fait, par la fusion d’un instant présent et d’un instant passé, le contraire du temps qui passe : l’extra-temporel, l’éternité. »


Cela fonctionne de la même façon pour les gens : l’imagination du Narrateur s’empare d’eux, les idéalise parfois, les invente, les crée : le cas de Gilberte est particulièrement intéressant. Voici les paroles pour le moins étonnantes du Narrateur : « Si elle n’avait pas eu des yeux aussi noirs… je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus. » Quel paradoxe incroyable ! Le Narrateur s’avoue incapable de « réduire en des éléments objectifs une impression forte », autrement dit, sous le poids d’une quelconque émotion, il lui est impossible d’accéder à une vérité qui aurait quelque chose à voir avec une approche objective du réel.

Le Narrateur n’est d’ailleurs pas le seul ne pas comprendre le monde : que connaît-on de Swann ? Chacun en a une vision très partielle donc fausse. Comme le fait remarquer Genette, « tous les personnages de la Recherche sont protéiformes », donc insaisissables. Et ce qui est frappant, c’est que dans la mesure où ils ne sont pas perçus dans une continuité, on est toujours surpris de découvrir soudain ce qu’ils sont devenus. Swann ne supporte plus Odette ? On les retrouve mariés. Ils peuvent même simultanément associer des caractères contraires : être à la fois médiocres et fascinants, doux et violents.

Comme pour les lieux, le Narrateur passe par l’Art pour imaginer les gens : « Mme de Guermantes, que je me représentais avec les couleurs d’une tapisserie ou d’un vitrail » déçoit lorsqu’il la découvre : l’image qu’il s’est faite d’elle ne « coïncide » pas avec le réel, ce qui donne lieu évidemment à une forte déception « c’est cela, ce n’est que cela, Mme de Guermantes! » Dans le réel, elle n’est pas « colorable à volonté » (j’adore cette expression!), elle est réduite à une image fixe, elle est assujettie « aux lois de la vie ». Dans le monde de l’Art, elle acquiert un prestige, une aura qui disparaît complètement dans le réel.

Le Narrateur pense que l’Art doit lui permettre d’accéder à la vérité. Il est d’ailleurs interloqué lorsqu’il entend dire par son camarade Bloch que « les beaux vers étaient (à moi qui n’attendais d’eux que la révélation de la vérité) d’autant plus beaux qu’ils ne signifiaient rien. » Il attend de l’Art qu’il lui offre non seulement l’accès aux mystères du monde mais aussi qu’il compense une réalité toujours assez décevante.


Je voudrais pour finir (oui oui, ça se termine!) aborder une figure de style essentielle dans l’écriture proustienne à savoir, la métaphore : en effet, elle met en évidence les points communs entre les choses, elle réunit au lieu de séparer, établit des liens, des ponts entre des univers que l’on croyait hermétiques, elle dit que chaque chose participe du grand tout, elle exprime l’unité d’un monde, vision nécessaire, comme on l’a vu, pour accéder à sa beauté, à sa vérité, elle permet de dépasser les apparences :« Si on cherche ce qui fait la beauté absolue de certaines choses…. on voit que ce n’est pas la profondeur, ou telle ou telle vertu autre qui semble éminente. Non, c’est une espèce de fondu, d’unité transparente, où toutes les choses, perdant leur premier aspect de choses, sont venues se ranger les unes à côté des autres dans une espèce d’ordre, pénétrées de la même lumière, vues les unes dans les autres, sans un seul mot qui reste en dehors, qui soit resté réfractaire à cette assimilation… » (A l’ombre) La métaphore pour reprendre l’expression de C.E Magny « opère sur les choses une délivrance », elle les rassemble dans l’espace et dans le temps. Elle permet à l’artiste de révéler ainsi l’essence réelle des choses et « d’atteindre ce qu’il y a d’éternel dans le monde. » Et c’est précisément la phrase proustienne, à travers l’usage de la métaphore et de la comparaison, qui détient la clé permettant d’accéder à cette éternité. Comme le précise Gérard Genette dans son article « Proust palimpseste », « Figure I » : « la métaphore n’est pas un ornement, mais l’instrument nécessaire à une restitution, par le style, de la vision des essences parce qu’elle est l’équivalent stylistique de l’expérience psychologique de la mémoire involontaire » Ainsi la métaphore concrétise-t-elle dans l’écriture elle-même cette nécessaire fusion, cette indispensable convergence entre deux entités permettant d’accéder à une vision totale, absolue, apaisée du monde nécessaire à l’acte d’écriture.


Nous le savons, contrairement au Narrateur, Swann a échoué, il s’est perdu, a perdu son temps, n’est pas allé à la recherche de la vérité. Il n’a pas choisi entre l’Art et la vie. Il a fréquenté les salons, les mondains. Il a bien senti qu’il n’était pas loin parfois d’une révélation. D’ailleurs, il est le seul personnage de La Recherche à vivre une expérience de mémoire involontaire similaire à celle du Narrateur à travers la petite musique de Vinteuil. Mais il n’a pas approfondi, n’a pas pris le temps, n’a pas répondu à l’appel. Il serait intéressant de se demander en quoi Swann apparaît comme le double négatif du Narrateur. Pourtant, tout laisse penser qu’il faisait partie des élus, qu’il aurait pu, qu’il n’a peut-être pas été loin « de faire une œuvre d’art ». Pourquoi s’est-il arrêté « en deçà de l’art » ? Qu’est-ce qui a empêché Swann d’accéder à la création ? (suspense atroce ...)


Allez, je vous laisse là-dessus. Dites-moi où vous en êtes avec Proust : lecture, relecture, abandon? Quel rapport avez-vous avec cette œuvre ? Dites-moi tout !


 

dimanche 15 mai 2022

Journal de nage de Chantal Thomas

Éditions du Seuil
★★★★★

 Vous n’aimez pas nager ? Passez votre chemin ! Vous n’aimez la nage qu’en piscine, allez plutôt voir du côté de Constance Debré ou de Colombe Schneck.

Vous attendez de la vie qu’elle vous invite à nager le long d’une côte magnifique qu’il vous est possible d’admirer entre deux brasses ? Vous êtes à la bonne adresse !

Vous n’imaginez pas à quel point je me suis retrouvée dans cette évocation… Je suis de ceux qui ne savent pas résister à « l’appel de l’eau.» De quoi s’agit-il ? Eh bien, c’est très simple ! Vous êtes parti pour une rando ou une visite. Donc vous n’avez pas de maillot de bain. Il fait chaud, un peu trop. Et soudain, vous vous trouvez face à une étendue d’eau (mer ou lac), vous ne savez pas y résister, vous vous mettez à moitié à poil et vous plongez. C’est ce que je nomme « l’appel de l’eau.»

Deux exemples me viennent à l’esprit : une fin d’après-midi à Genève avec ma sœur, mes nièces et des amies. On a marché toute la journée. Je n’en peux plus. Nous passons devant la Baby-plage en plein centre-ville. Le groupe continue sa progression. Je m’arrête. Je sens qu’il faut que j’y aille. Si je n’y vais pas, je le regretterai toute ma vie. Je me déshabille et me jette à l’eau, je retarde le groupe, j’ai honte, les voitures passent pas loin, les promeneurs traînent. Il n’y a plus grand monde sur cette petite plage. Je nage. C’est un délice. Je sais que ce bain restera peut-être le meilleur souvenir de mes vacances. Ce moment volé au temps, un pur plaisir, le corps qui flotte, se rafraîchit, s’étend, revit. Je vois de loin le petit groupe qui s’impatiente. Je sors, me rhabille.

Je porte en moi le bonheur de ce moment heureux.

Un autre exemple (ne vous impatientez pas, la chronique va venir…!) (enfin, peut-être)

On est à la montagne, avec ma sœur, mes nièces, mes enfants, des amies. On marche. Un lac. Pas de maillot. Des pêcheurs. On se regarde. Tous en slip et hop, dans l’eau…sous l’oeil éberlué des pêcheurs plus surpris que fâchés. J’ai entendu dire par ma sœur que c’était peut-être son plus beau souvenir des vacances…

J’ai fait un peu le même coup à St Malo, en longeant la plage du Sillon. Pas de maillot. Pas de baignade prévue. Très chaud. Hop, en slip… (je précise quand même à mes élèves qui se seraient égarés dans la lecture de cette chronique que le 16 juin, sur l’île de Tatihou, je ferai en sorte de résister…) (la vache, pourvu qu’il pleuve!!!)

Bon, alors, le « Journal de nage » ? Moi, c’est simple, j’aimerais voir le monde à travers les yeux de Chantal Thomas. Et si je pouvais en plus avoir son écriture, ce serait parfait ! Tout est douceur, beauté, sensualité… Elle décrit les bains de façon merveilleuse : sensations, couleurs, parfums, lumières, harmonie des sons, des sens… Plaisir, splendeur, émerveillement. C’est complètement magique, il suffit de se laisser porter. Le journal commence au moment du confinement. Le corps est empêché, enfermé, coincé, contraint. Les rêves, eux, sont nombreux, comme pour compenser. L’arrivée de l’été ouvre l’espace : Nice, la mer, les bains. Le corps retrouve sa liberté, les membres leurs mouvements, la vie son sens. Chantal Thomas observe le monde : là, un nageur-chanteur, ici des demeures anciennes, un cormoran, une inscription sur un vêtement… Les souvenirs de lecture surgissent au gré des vagues… Kafka, Casanova… La littérature n’est jamais loin, elle accompagne, combine les sensations, les expériences … L’autrice peut même nager à la manière d’un personnage rencontré dans une œuvre, elle nomme cela « une citation nagée ». Et c’est magnifique.

Quand je serai à la retraite (encore quelques années quand même!) (quel drôle de nom pour moi qui vois ce moment plutôt comme une ouverture au monde, à l’espace, au temps, aux gens…), je ne sais pas quels pays je visiterai. En revanche, je sais précisément où j’irai nager, les plages de juin ou de septembre en Corse, en Grèce, près de chez moi, dans la Manche (le département) où l’eau est si bonne dès le mois de mai jusqu’au mois d’octobre…

Et là, j’aurai le maillot !


 

dimanche 8 mai 2022

Le jeune homme d'Annie Ernaux

Éditions Gallimard
★★★★★

 Quand « Lire au lit » lit debout… Ah, ah, approchez que je vous raconte ma petite mésaventure. Le ridicule ne tue pas paraît-il… Samedi matin, je vais faire mes courses (j’ai une vie passionnante...) Quatre (grands) gosses = caddie, panier, sacs… Bref. Avant d’entrer dans le supermarché (avais-je déjà une petite idée en tête ?), j’oblique vers l’Espace Culturel. Le bouquin d’Annie Ernaux est là. Je l’ouvre et commence à le lire. Debout. Le problème avec un bouquin aussi court, c’est que quand t’as commencé à le lire, tu l’as déjà fini. 27 pages de texte, c’est vite lu...

Je le repose, l’air détaché, reprends mon caddie et commence à arpenter les rayons. Alors, elle rencontre un gars de 30 ans de moins qu’elle. Bon, on en a vu d’autres. (Cela dit, l’essentiel du texte ayant été écrit il y a plus de vingt ans, le sujet était peut-être à l’époque un peu tabou...) La suite est classique : l’impression de revivre sa jeunesse, de se voir donc comme elle était avant, la différence de statut social… Et puis, le regard des autres, le temps qui passe, le corps qui vieillit, la mort etc etc... Bien analysé, écriture au couteau… Du Ernaux pur jus.

J’avais préféré « Passion simple » mais pourquoi pas... Tiens un poulet pour demain, c’est pas mal. Un poulet ou une pintade ? Un truc me turlupine quand même. Je ne sais pas quoi. J’ai l’impression que je suis passée à côté d’une chose importante… Merde, j’aurais dû acheter le bouquin… Céréales, baguette… Je retournerais bien dans l’Espace Culturel relire deux trois phrases mais bon, pas le temps… Des bananes. Qu’est-ce qu’il m’a demandé Antoine déjà ? Des cordons bleus ? Est-ce qu’elle ne dit pas, à un moment, que dans cette relation, elle est un personnage de fiction ? J’ai bien lu ça ou j’invente ? Je regarde les compotes et là, je comprends, je me dis, attends, en fait, c’est énorme ce qui se passe dans ce bouquin, énorme. L’essentiel, ce n’est pas du tout le jeune homme, évidemment, mais l’écriture. Oui, elle parle de la littérature là. Je ne me souviens plus… qu’est-ce qu’elle emploie comme termes exactement ?

Je rentre. Je raconte. Les gamins ricanent : tu pouvais pas te l’acheter ton bouquin, hein, pas plus cher qu’un paquet de clopes. Allez les mioches, il n’y a pas de petites économies et puis, je l’avais déjà lu… Je repense à ce truc qui me turlupine. Je rumine, tourne en rond. Je n’ai pas de librairie en bas de chez moi, faut que je reprenne la voiture, fasse vingt bornes... Je raconte à une amie, une vraie, qui me dit : bouge pas, j’y vais, non je l’ai lu, j’y vais je te dis, bah si tu veux...

Elle revient, je le lis, il est à moi, je le relis, crayonne, retourne en arrière, vérifie. C’est ça et c’est effectivement ÉNORME. Parce que ce qu’elle nous dit, c’est non seulement que sa vie est littérature mais là, on se demande si ça ne va pas plus loin et si cette relation n’a pas été entamée précisément POUR ÊTRE ÉCRITE. Ce qui signifie qu’au moment même où elle était vécue, elle devenait matière littéraire. En fait, chez Ernaux, la vie EST littérature et n’a de sens que si et seulement si elle devient littérature, se transforme en objet littéraire. Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la vie mérite d’être vécue : pour être écrite. Sinon, autant mourir. La vie ne doit servir qu’à être écrite. « C’est peut-être ce désir de déclencher l’écriture du livre… qui m’avait poussée à emmener A. chez moi. » Ici , tout se passe comme si Annie Ernaux « PROVOQUAIT » dans le réel un événement afin qu’il DONNE LIEU à une matière susceptible d’être à l’origine d’un texte.

Si j’osais, j’irais jusqu’à dire qu’elle vit cette relation PARCE QU’ELLE SAIT qu’elle va générer une matière littéraire.

Jusqu’à présent, elle se servait de son vécu pour écrire. Là, elle « amorce » (et prolongera aussi longtemps que nécessaire) ce qu’on appellera par commodité « l’action » dans le réel, d’où la présence simultanée des deux verbes dans cette citation : « … écrire/vivre un roman dont je construisais avec soin les épisodes.»

Et cette « construction » n’a pas lieu sur le papier, après les événements, mais AU MOMENT MÊME où l’autrice les vit. Annie Ernaux n’attend pas d’écrire pour lancer son récit, elle le fait naître avant, in real life, le déroule, s’observe, observe les autres EN TANT QUE PERSONNAGES LITTÉRAIRES (de fiction?) prêts à être embarqués pour un récit imminent. C’est pourquoi elle dit : «La principale raison que j’avais à vouloir continuer cette histoire, c’est… que j’en étais le personnage de fiction.» Ainsi, au moment même où elle vit les événements, elle agit en sachant qu’ils vont devenir objets d’écriture. D’ailleurs, la fin de l’écriture du livre coïncidera logiquement avec la fin de la relation.

(Je ne vous raconte même pas ce que ça doit impliquer comme regard distancié sur ce qu’on vit...)

Je suis stupéfaite. Je crois que chez aucun écrivain je n’ai senti une telle nécessité absolue d’écrire au point même de provoquer des événements parce qu’ils sont susceptibles de donner lieu à un texte.

C’est l’impression que j’avais eue en parcourant rapidement le livre, à savoir que, dans le fond, l’essentiel, ce n’était pas le jeune homme (ce qui explique d’ailleurs pourquoi le livre est court : c’est une histoire banale à notre époque… et finalement, il n’y a pas grand-chose à en dire.) Non, l’essentiel apparaît à mon avis dans cinq, six phrases et dans le sublime exergue : « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues. » Et ce qu’elle dit là est vertigineux. Et terrible : elle exprime l’espèce de fusion, de tissage, d’imbrication que sa vie entretient avec la littérature non seulement parce que ses textes se nourrissent de son existence mais aussi parce qu’ils influencent la trajectoire même de cette existence.

Et c’est précisément le cas ici parce qu’elle vit quelque chose qu’elle a déjà vécu lorsqu’elle était étudiante (fréquenter un jeune homme, aller au resto U, dormir sur un matelas par terre…) Interviewée pour le Magazine Littéraire, elle dit « Écrire ne se confond pas avec imaginer… Pour moi, écrire, c’est retrouver. » Or, finalement, ici, dans cette expérience précise, il ne lui est pas nécessaire de passer par l’écriture pour « retrouver », elle le fait déjà en le vivant. On comprend mieux alors son impression d’être une actrice et de « rejouer des scènes et des gestes qui avaient déjà eu lieu. » Ce que je veux dire, c’est qu’il me semble ici que « l’acte littéraire », le passage à « la création », « la fiction » a lieu avant même l’écriture. Je ne sais pas si l’on retrouvera cette posture particulière ailleurs, dans d’autres textes d’Annie Ernaux. (sauf peut-être dans l’épisode de la rencontre avec l’officier à Venise qui sera à l’origine du livre « Les Années » : « Parce que j’attends toujours de la vie qu’elle apporte une solution à mes problèmes d’écriture, il me semblait que cette rencontre sur le vaporetto m’avait d’un seul coup rapprochée du livre que je voulais entreprendre. »)

À la page p 23, l’autrice écrit : « Notre relation pouvait s’envisager sous l’angle du profit. » Il me semble que le principal profit que la romancière ait tiré de cette relation, ce n’est pas forcément le fait de revivre une seconde jeunesse mais celui de donner naissance à une matière fictionnelle. Elle dit d’ailleurs qu’elle a « conscience qu’envers ce jeune homme, cela impliquait une forme de cruauté. » Je veux bien la croire… Elle domine sur le plan matériel et culturel, tient les cordes, joue un rôle (celui de la fille qu’elle était autrefois), sait que tout ça ne débouchera sur rien sinon une séparation… et surtout… un texte.

Évidemment, on s’en remet d’être transformé à son insu en être de fiction mais j’aimerais mieux, moi, que ça ne m’arrive pas…

Allez, j’espère que leur histoire fut tout de même une belle histoire…

En tout cas, « Le jeune homme » me semble être un texte complètement essentiel sur le rapport d’Annie Ernaux à l’écriture.

Et je suis contente de l’avoir dans ma bib !




 

jeudi 5 mai 2022

Connemara de Nicolas Mathieu

★★★★★
Éditions Actes Sud

 Ils viennent tous les deux du même bled de l’Est, lui était bon joueur de hockey dans sa jeunesse, elle, une élève brillante n’aspirant qu’à quitter un quotidien trop terne… Il est devenu vendeur de croquettes pour chiens et elle, cadre dans une boîte de consulting… Ils ont la quarantaine… Ne sont pas franchement heureux ou du moins s’attendaient à autre chose de la vie... Alors, ils vont se retrouver, par hasard… C’est l’occas’ … Reste qu’ils n’ont pas grand-chose à se dire dans le fond… Heureusement, il y a les corps… C’est pas mal, les corps... Mais ça suffit pas.

Bon, on ne va pas y aller par quatre chemins, il y a du Flaubert chez Mathieu (waouh, l’immense compliment …) Ces grandes scènes, si justes, si vraies, si géniales, ces passages où l’on se dit : c’est exactement ça. Du petit lait...

Tiens, quatre scènes me reviennent en mémoire. Pourquoi celles-ci ? Je n’en sais rien. Sinon qu’elles sont d’une vérité absolue. C’est l’amant, Christophe, qui dit à sa maîtresse Hélène, après qu’ils ont fait l’amour dans une chambre d’hôtel, quelque chose comme : « tu ne vas pas fumer là, c’est interdit.» Juste ces mots. Ces mots-là. Et l’on sait que ça ne pourra pas durer entre eux. On sait que c’est fini. Ils peuvent toujours continuer, c’est mort, ça ne peut pas marcher. Rien n’y fera. Le truc à ne pas dire, les mots de trop, ceux qu’Hélène, la transfuge de classe, la bourgeoise, ne peut pas entendre. Et lui ne le sait pas, ça. Lui qui est resté où il est né, dans la même zone pavillonnaire ou pas très loin, avec les mêmes potes qui, comme des gosses, jouent le soir avec leur arme artisanale dans le jardin sous des parasols au gaz qui chauffent à plein pot et des enceintes en équilibre qui braillent. Ils picolent et se marrent. Quelle scène, celle-ci aussi ! Il y a une vérité ici rarement atteinte. Une peinture des classes sociales tellement juste et, en même temps, jamais méprisante. On y sent le regard bienveillant de l’auteur pour ce monde ouvrier où l’on donne sans compter, où l’on ne fait pas semblant, où l’on ne connaît pas les codes. On se fout de la façon dont on doit se tenir et l’on se bidonne vraiment.

Une autre scène, plus discrète, celle de la visite de Christophe au père Müller qui élève ses dogues du Tibet : une scène parfaite. Il ne s’y passe pas grand-chose et c’est précisément ce qui la rend incroyable. Les regards, les silences, les gestes...

Je repense aussi à la scène finale, l’extraordinaire scène finale du mariage où là, franchement, on touche au sublime, c’est le feu d’artifice, ça pète dans tous les sens, c’est l’explosion. Et c’est génial, absolument génial.

Et tous ces détails, ces petites choses de la vie qu’on voit sans voir, qu’on fait sans y penser. Tout est là, si juste, si vrai… Quelle perspicacité, quelle acuité dans le regard de l’auteur, quel don d’observation et de restitution incroyable.

Allez, peut-être qu’un peu resserré par-ci par-là (pas grand-chose hein...), le texte gagnerait encore davantage en force, en puissance. Mais peut-être, j’ai dit peut-être !

Bref, je ne vous ai pas dit grand-chose sur Hélène ou Christophe. Ils ont de vous, de moi, des autres…

Vous lirez et vous me direz...

Ce bouquin, c’est de la vie en barre. Allez-y...   


 

mercredi 6 avril 2022

L'instant précis où Monet entre dans l'atelier de Jean-Philippe Toussaint

Éditions de Minuit
★★★★★

 Ce qui frappe chez Toussaint, c’est toujours la clarté du style, la transparence du propos, la précision du détail. Il tente ici de nommer, de décrire, de dire une traversée, une transition : le passage de la vie à l’art, du commun au sacré, un moment de basculement, hors du temps, de l’espace, de l’Histoire où le créateur s’apprête à créer. L’instant est fugace, éphémère. Il faut être vif « je veux saisir ce moment-là », précis « où il pousse la porte de l’atelier », nuancé « dans le jour naissant encore gris ». Saisir ce moment relève du miracle. Parce qu’il faut dire ce que personne ne voit. Capturer l’instant magique, le passage à l’acte créatif, c’est révéler le sublime, réitérer le miracle. L’auteur « veut ». Rien ne dit qu’il pourra. C’est un pari. Et ce « je veux » a quelque chose de performatif. À ce moment-là, l’écrivain écrivant se situe lui-même à une frontière, à un seuil, à l’aube même de son texte. Rien n’a commencé, rien n’est arrivé. Pour lui aussi. Rien n’est écrit. Il « veut » follement. Fabuleux désir. Énergie en fusion. Et pour saisir l’essence de Monet, il va passer par son « je » de créateur -l’homme à l’aube, dans le silence- à un « nous ». Sans que l’on s’en rende compte, il aura suffi d’une page à l’auteur pour nous entraîner, nous lecteurs, dans l’atelier « de l’autre côté de la porte » et nous faire témoins du miracle de l’art, initiés. Toussaint s’est fait passeur. Il nous porte, nous ouvre les yeux devant « les nuances de bleus », « la lumière déclinante », « l’apaisement du monde ». Nous observons alors quelque chose de sacré. Le prodige se réalise : la vie déposée sur la toile dans une fabuleuse « opération de transsubstantiation », une « conversion de la substance éphémère et palpitante de la vie en une matière purement picturale. » Et du monde, déjà, nous avons glissé dans la toile, de l’autre côté, « paysages d’eau et de lumière, fragments de branches inclinées de saules pleureurs, reflets bleutés, ciels, transparences. » Matière à jamais inachevée, toujours vivante, mouvante, en déplacement.

Par les mots, le miracle a lieu. Et nous en sommes les témoins. Rien ne nous a été totalement dévoilé et pourtant, tout est clair.

Le mystère demeure.

Mais nous avons vu.


 

lundi 4 avril 2022

Seyvoz de Maylis de Kerangal et Joy Sorman

Éditions Inculte
★★★★☆

 Évidemment, on ne lit pas un livre à quatre mains comme on lirait un livre à deux mains. Autrement, à quoi ça servirait d’écrire un livre à quatre mains, hein ? En plus, marquer par un changement d’encre le passage d’un chapitre à l’autre donne encore plus envie de s’adonner au petit jeu du « devine qui écrit là » ! Impossible de résister à cela ! Alors moi j’ai mon avis et je suis prête à parier la moitié de ma bibliothèque (tu parles d’un cadeau!) que tel chapitre est l’oeuvre de Maylis de Kerangal et tel autre de Joy Sorman. Ça me paraît complètement évident. Même si j’ai lu je ne sais plus où qu’elles avaient chacune relissé le travail de l’autre. J’irai même plus loin, il me semble pouvoir dire à quel moment la première autrice est intervenue sur le travail de l’autre (là je parie l’autre moitié de ma bib !) Tout ça pour dire quoi ? En fait pas grand-chose. (Elle est intéressante mon analyse!) Allez, j’ose : il me semble qu’une écriture est plus forte que l’autre, plus marquée stylistiquement parlant. Cela dit, plus on avance dans le roman, moins c’est net. Comme le fond du lac, tiens. Ou alors, j’ai été prise par l’histoire et du coup, j’ai cessé de m’interroger sur qui a écrit quoi. En fait, je ne vois pas trop l’intérêt de ce type d’exercice. Pour les autrices, peut-être que c’est sympa d’aller pique-niquer au bord du barrage du Chevril tout en discutant du sujet entre deux sandwiches. J’imagine aussi les recherches ici et là, à la mairie, dans les journaux, les archives… Franchement, j’aurais bien aimé faire ça moi aussi. Mais dans le fond, pour le lecteur, ça n’apporte pas grand-chose.

Alors, le livre maintenant : ce barrage de Seyvoz, c’est celui de Tignes (Savoie). Le chantier s’est achevé en 1952 : d’après le Dauphiné, c’est le plus haut barrage hydroélectrique de France : 180 mètres de hauteur, 300 mètres de largeur, 235 millions de mètres cubes d’eau. Le lac du Chevril a donc recouvert l’ancien village de Tignes et ce malgré la très ferme opposition des habitants qui ont fait tout ce qu’ils pouvaient à l’époque pour résister. Cinq mille ouvriers sont venus prêter main-forte et plusieurs sont morts d’ailleurs pendant la construction. Quand on connaît un peu les deux autrices, on n’est pas franchement surpris par le choix de ce sujet. Il y a un petit côté technique qui a dû ravir Maylis de Kerangal. J’ai bien aimé ce texte, l’impression quasi fantastique qu’il dégage. Il faut dire que cette histoire est particulièrement fascinante. Et c’est peut-être là que le bât blesse. En effet, avec un tel sujet, je pense que l’on aurait pu créer une œuvre plus consistante et donc plus longue. Mais difficile de la réaliser à quatre mains. On touche ici aux limites du projet. L’exercice est original, tout à fait réussi mais demeure un peu frustrant pour le lecteur.


 

dimanche 27 mars 2022

Les événements, suite d'Isabel Ascencio

Éditions du Rouergue
★★★★★

 Attention, coup de coeur !

Il y a des livres dont on entend peu parler et pourtant, ils réunissent tout ce que l’on attend de la littérature : une écriture, une réflexion sur les hommes, les lieux qu’ils habitent et qui les habiteront pour toujours, l’Histoire qu’ils traversent et qui s’inscrira à jamais en eux... Tout cela est là, dans le dernier livre d’Isabel Ascencio : un livre fort, très fort, de ces romans qu’on n’oublie pas et dont les personnages nous accompagnent pour longtemps.

Joëlle Leblanc, la narratrice, a quitté le Jura où elle vit pour se rendre à l’enterrement de son père Serge Leblanc, dans le Nord. C’est l’histoire de ce père qu’elle va raconter, un pied-noir, un exilé, qui a quitté l’Algérie en 1962 pour se retrouver un peu perdu dans les rues de Marseille… S’en suivront une rencontre avec une femme, un mariage, deux enfants, une installation dans une commune du Var, avec, en prime, l’achat d’un petit terrain non constructible sur les hauteurs du village, « dix ares de vieilles souches en pentes raides » et un cabanon de douze mètres carrés avec une vue sur la baie de Bandol quand le ciel est dégagé…

Un lieu à soi, pour aller pique-niquer en famille.

Un bout de terre qui rappelle tant les pieds de vigne du trisaïeul, là-bas, en Algérie...

Serge Leblanc aurait pu mener une vie paisible assis sur son coin de terre aride, les yeux perdus dans la contemplation du ciel bleu méditerranéen lavé par le mistral.

Mais un homme n’est pas une ligne droite. Non, un homme est fait de nostalgie, de souvenirs, de paysages, d’images, de sensations, d’attachement à une terre, à une enfance. Et tout cela est là, en chacun, et chacun est la somme de cet ailleurs, de ces territoires, de ces espaces en dehors desquels être chez soi ne va pas de soi...

Ainsi, Serge Leblanc a beau mettre un pied devant l’autre chaque jour, son coeur est resté attaché à l’Algérie et ce qu’il porte en lui du passé va lui jouer des tours car l’on est sensible aux êtres qui ont les mêmes images dans les yeux...

Et pourtant, peut-être aurait-il pu (dû ?) détester immédiatement Michel Garrigou, le Marseillais, une grande gueule qui aime raconter ses « vingt-huit mois d’Algérie et dix de rab dans la foulée », les yeux brûlés par le soleil, les pieds en sang dans les rangers, la trouille qui tord le ventre de celui dont la mission était « le maintien de l’ordre » … Bel euphémisme… « J’ai tout fait pour te le sauver ton pays » dira Garrigou à son ami.

N’empêche, les Arabes, Garrigou en parlera toujours à Serge en disant « tes Arabes »… Et dans ce petit village du Castoul, sur ce même territoire bien circonscrit, il y en a des Arabes : la famille Taïeb par exemple. Tout le monde les connaît bien les Taïeb… Ils ont perdu une fille, une petite Najet, qui n’est jamais rentrée d’un voyage en Algérie.

Bientôt, ils perdront un fils… Les accidents sont si vite arrivés… Le fils Taïeb renversé par une voiture… conduite par Serge Leblanc.

C’est lui, il a avoué...

Ça lui ressemble tellement peu à Serge Leblanc de s’alcooliser, de conduire vite au risque de renverser un jeune garçon sur son scooter.

Un jeune Arabe…

Un portrait sensible et tout en nuances d’un père introverti, silencieux, hanté par les lieux d’avant, ceux de l’enfance, du passé, de la mémoire, un homme « tout résigné au sort qui l’accable, déterminé à survivre encore une fois avec ce qu’on lui laisse », un homme « profondément habitué à perdre.»

Et autour de lui, une femme, deux enfants, des amis qui vont s’inscrire dans son destin, tenter d’y trouver leur place, de l’aimer, de profiter aussi de sa générosité et de sa fragilité... 

Des êtres qui ont chacun leurs raisons d'être ce qu'ils sont...

Un récit très fort et tout en tension… 

 Magnifique !


 

mercredi 9 mars 2022

Un couple et sept couffins de Michel Simonet

Éditions Conférence
★★★★☆

 On l’avait connu balayeur de rues à Fribourg dans « Une Rose et un Balai » (quand on parle suisse, on dit cantonnier, comme sur la route de Louviers...), il nous revient père de famille et comme il ne fait rien à moitié, il a signé pour sept gamins... Rien que ça ! Bon, il a tout connu... Faut-il que je vous fasse la liste ? Il a même renoncé (temporairement) à la littérature : « Devoir parcourir pour la vingtième fois de suite les textes illustrés de Monsieur Propre ou de Madame Chipie alors que prennent la poussière sur l’étagère Marguerite Yourcenar et Fiodor Dostoïevski... » et je passe sur les visites aux musées « qualifiées de chiantes » (ah, ah, je connais!!!), les trajets en voiture à écouter des « sons » (comme disent les ados) dégoulinants plutôt que des choeurs byzantins … (souvenirs souvenirs) (j’en ai eu quatre moi qui vous cause!) Ah, les renoncements…

Et pourtant quel peps dans ce livre ! D’où tirent-ils toute cette énergie, les Simonet, cette sagesse, hein, d’où ? Quelle est leur recette ?

Sept gamins, tous différents évidemment : entre la petite dernière « qui n’attend pas l’âge des paliers du langage pour lancer à peine levée un réactif Ta gueule, gros con ! », le solitaire qui « demande l’impossible le plus vite possible », la « pitchoune dont on remarque très vite qu’elle n’a pas été bercée trop près du mur »… Quelle vie dans ce deux pièces qui très vite se transforme en maison avec chacun sa chambre (même si au début personne ne veut se séparer des frangins pour la nuit….) Et puis, le père Simonet, c’est un vrai père qui emmène ses gamins au bac à sable, les change, s’occupe des leçons, les conduit au sport, à la musique etc etc … Bon, c’est vrai, il lui arrive d’en oublier sur place mais, pas de panique, on les retrouve généralement (et puis, on a le droit à un pourcentage de perte, non?)…

Des cathos les Simonet ? Oui ! (mauvaise langue que je suis, j’allais dire « évidemment »…) et des cathos suisses en plus!!! Waouh ! Des cathos qui font des retraites de catho, des cathos qui marchent dans la montagne suisse parce que quand on est Suisse, faut avoir une « géographie pratique et patriotique.» Ouh là là, ne partez pas, restez là parce qu’un Simonet comme Simonet, un catho comme Simonet, un Suisse comme Simonet, bon père de famille et tout et tout, ce n’est qu’ouverture d’esprit, générosité, non conformisme et drôlerie ! Eh oui ! Faut pas toujours se fier aux apparences...

(Ok, je suis sortie très très loin de ma zone de confort et alors, faut être un peu ouvert, non?)

Encore une chose : il écrit très bien, Simonet, il joue avec les mots, les sonorités…

Simonet, il aime sa femme, ses gosses, la vie.

Oui, je sais, ça peut rendre un peu jaloux ...

Moi, Simonet, je l’aime bien.

D’ailleurs, comme preuve d’amour, je lui enverrais bien mes gosses...






 

jeudi 3 mars 2022

Virgile s'en fout d'Emmanuel Vernet

Éditions Verdier
★★★☆☆

 C’est l’histoire « d’un médecin qui voudrait écrire... mais qui ne sait pas au juste où l’écriture le mène », un homme qui souffre « d’une forme d’écartèlement interne » entre la littérature et la médecine...

Est-ce que « ça intéressera les lecteurs ? Peut-être, on verra bien. »

Qu’il se rassure Emmanuel Venet, la vie banale d’un jeune interne (un double de l’auteur certainement) passionné de littérature et qui se voudrait écrivain sans avoir rien à dire ni vision particulière du monde, ça nous intéresse, nous, les lecteurs !

On s’amuse de ses démêlés amoureux avec la belle et irrésistible Alexia Maurer ou avec une certaine Chantal Magnard à la « croupe un peu large et aux idées indéniablement étroites » qui voudrait bien devenir son épouse et faire de lui un gentil cardiologue de province... On se régale de cette bande d’amis qui ont entrepris de bâtir l’impossible liste des cent meilleurs livres de la littérature française… Que de discussions, de disputes à ce sujet !

Oui, on retrouve avec grand plaisir l’auteur du génial « Marcher droit, tourner en rond », son humour piquant et sa vision désenchantée du monde…

En revanche, les lecteurs iront-ils jusqu’à lui pardonner ces très nombreuses pages barbantes sur les histoires de Thésée, Phèdre et autres personnages mythologiques dont on n’a que faire, pages que l’on finit par ne plus lire tellement l’on a hâte de retrouver notre antihéros et le mal-être existentiel qu’il traîne avec lui.

On a bien compris que notre petite vie que l’on s’invente comme on peut ne fait que reproduire des schémas vieux de plus de mille ans, que notre petite histoire n’est que le reflet d’autres histoires, toujours les mêmes, qu’on ne se sortira jamais des « je t’aime moi non plus », des « fictions conjugales » auxquelles on croit très fort mais qui ne durent qu’un temps… Était-il vraiment nécessaire de mêler à la vie de notre interne celle de personnages mythologiques (dont on se fout royalement) qui viennent rompre le plaisir de la lecture pour comprendre que  nous sommes « partie prenante d’un enchevêtrement d’histoires dont [on] ne sait rien, banalement ignorants de [nous-mêmes] et du monde, faits de pièces et de morceaux éparpillés dans une mémoire sans sujet et réunis dans un corps sans mémoire » ?

Éventuellement (et encore!), un traitement particulier de ces petits récits aurait pu retenir l’attention mais ce n’est hélas pas le cas et l’on se retrouve à lire des extraits de dictionnaire de la mythologie... Dommage. Vraiment dommage.

Parce que franchement, on l’aime beaucoup Emmanuel Venet, et on est même prêt à lui pardonner parce que « Virgile s’en fout » renferme des pages merveilleuses sur la vie et la littérature, de celles qu’on aime à relire régulièrement à haute voix tellement elles nous enchantent...

« Comme chacun, j’avance à tâtons dans l’inintelligible, aidé par ces paroles qui me confirment que la marche la plus incertaine peut au moins trouver à se dire ; que les mots peuvent accueillir des réalités qui les excèdent; et que parfois, un lambeau de réel se laisse piéger dans la langue, enchantement qui relance mon envie d’écrire le monde- ou tout au moins l’infime part que je crois en connaître. »

Rien que pour ça, il faut lire « Virgile s’en fout »…

Et aussi, bien sûr, pour découvrir la liste des 100 meilleurs titres de la littérature française !  


 

mercredi 23 février 2022

Regardez-nous danser de Leïla Slimani

Éditions Gallimard
★★★★☆

 Après « Le pays des autres » qui nous avait conduits de 1946 à 1956, d’un Maroc colonial à un pays indépendant, ce 2e volet, « Regardez-nous danser » situe les événements d’avril 1968 à août 1972 et décrit un Maroc divisé et plein de contradictions entre un désir de plus en plus vif d’émancipation chez les jeunes et le régime très autoritaire d’Hassan II. En effet, les tensions sont vives, et l’écart entre les riches et les pauvres de plus en plus marqué. On sent que le Maroc de ces « années de plomb » peine à trouver sa voie après la période de protectorat : le pouvoir réprime violemment les manifestations étudiantes, le roi subit deux attentats fomentés par l’armée dont il réchappe miraculeusement et l’État va jusqu’à retransmettre à la télé les terribles exécutions de militaires.

Cependant, l’on sent que Mai 68 est passé par là : Barthes enseigne à Rabat et les hippies s’installent à Essaouira : la jeunesse rêve d’émancipation et se passionne pour l’Amérique.

Mais les mœurs évoluent bien lentement : les femmes sont toujours victimes de préjugés, la sexualité demeure un tabou. Le patriarcat et les coutumes ancestrales les empêchent d’être libres.

Quant aux Belhaj, à force de travail, ils sont devenus de très riches propriétaires terriens : leur exploitation agricole s’est modernisée et elle se porte à merveille. A la demande de Mathilde, ils ont fait creuser une piscine, symbole un peu ostentatoire de leur réussite sociale. Leur fille Aïcha poursuit ses études de médecine en Alsace et leur fils Selim a toujours une scolarité un peu chaotique. Dans ce second tome, c’est vers cette jeunesse que la caméra se déplace...

Les Belhaj, devenus des notables, sont dorénavant parfaitement intégrés à la bourgeoisie locale constituée de riches Marocains et de Français qui cachent tout leur mépris pour ceux qu’ils continuent entre eux à nommer « les bicots ».  Amine s’inquiète malgré tout pour l’avenir de son entreprise à laquelle il s’est dévoué et craint des révoltes paysannes qui risqueraient bien de teinter de rouge l’eau turquoise de sa nouvelle piscine…

Si l’on retrouve avec plaisir les personnages du « pays des autres », il m’a semblé que ce second volet manquait un peu de relief, de « grandes scènes » qui frappent l’imagination et pour lesquelles l’autrice est particulièrement douée.

Leïla Slimani parvient cependant à dresser des portraits très nuancés des personnages qui se trouvent décrits dans toutes leurs contradictions.

L’ensemble demanderait quand même à être un peu « relevé » soit par davantage d’action (c’est pourtant pas vraiment mon genre de réclamer de l’action!) ou de relief dans l’écriture. Bref, j’ai ressenti parfois un certain ennui à la lecture, qui reste très agréable mais qui manque un peu de peps.



 

jeudi 3 février 2022

Le Pain perdu d'Edith Bruck

Éditions du sous-sol
★★★★★

 Vous allez certainement trouver le rapprochement que je vais faire un peu bizarre, incongru voire totalement déplacé, mais tant pis, j’ose, parce que dans les deux cas, c’est la vie qui parle, qui palpite, l’énergie qui est là, la détermination, l’ardeur qui dominent. Est-ce parce que je venais de finir le tome 2 du journal de Deborah Levy publié aux Éditions du sous-sol ? En tout cas, j’ai eu l’impression d’un lien, étrange certes car les deux textes n’ont rien à voir, mais d’une parenté tout de même, dans le ton notamment mais aussi dans le dynamisme du récit, le recours à la puissance du détail qui en dit beaucoup, l’insatiable recherche de la liberté, la dimension féministe omniprésente… J’avais parfois l’impression étrange que c’était Deborah Levy qui témoignait de la déportation. Il y a chez ces deux femmes, au-delà de vies et d’expériences complètement différentes, des points communs dans la personnalité qui se traduisent par un style parfois assez proche: des mots directs, crus, sans métaphore et une vitalité, une volonté, une force que l’on sent dans chaque phrase. J’imagine que cet étrange rapprochement n’a pour origine qu’une forme de collision temporelle de lecture entre deux oeuvres mais en moi, ces deux femmes resteront étonnamment liées à jamais. Revenons, après cette étrange expérience, au terrible destin d’Edith Bruck. Elle naît le 3 mai 1931 dans le petit village hongrois de Tiszabercel : elle est l’aînée d’une famille pauvre de six enfants et c’est à l’âge de 13 ans, en 44, qu’elle est déportée, enfermée tout d’abord dans le ghetto de Sátoraljaújhely puis à Auschwitz où elle devient le numéro 11152.

Ce qu’elle se rappelle du jour où tous les juifs du village ont été rassemblés autour de la synagogue, ce sont les cris de sa mère qui hurlait parce que le pain allait être perdu. Ce pain qui avait gonflé et qui était prêt à cuire dès l’aube. Ces cris… (ils me rappellent ceux du boulanger d’Oradour qui se lamentait pour les mêmes raisons…) Ils me feraient pleurer ces cris d’hommes et de femmes qui n’imaginent pas une seconde ce qui va leur arriver. Terribles...

Puis le train, les wagons à bestiaux, avec un seau pour les besoins. La violence quotidienne des nazis, l’absence de nourriture et toujours les paroles tragiques de la mère : « Rappelez-vous, nous dit maman, le bien existe, les saints existent, Dieu existe... » Le discours direct, très présent dans l’oeuvre, restitue pleinement la voix des morts et il y a une sorte de décalage étrange entre ces voix vivantes qui apportent beaucoup d’énergie et de vivacité au récit et l’omniprésence de la mort. Oui, « Le Pain perdu » est un texte vivant sur la mort, un texte qui combat la mort par son énergie, sa vigueur, toute la vie dont il témoigne. Le contraste est saisissant d’autant que l’on a le sentiment au début que tout est perçu du point de vue de l’enfant qui s’attache aux plus petits détails pour tenter de comprendre ce qui a lieu. Il y a par exemple l’épisode de la Polonaise qui dit à l’enfant : «  - Viens, je vais te montrer où est ta mère ! … Tu vois cette fumée ? … Tu sens cette puanteur de chair humaine ? Ta mère était grosse ? Alors elle est devenue du savon comme la mienne. » Les camps de travail et d’extermination se succèdent : Auschwitz (où elle sera séparée de ses parents), Dachau, Kaufering, Landsberg, Bergen-Belsen, les marches forcées… La faim, les poux, le froid, les maladies, les suicides contre le fil barbelé et électrifié. Elle se retrouve seule avec une sœur aînée. Il faut tenir, lutter contre l’épuisement. « Est-ce que c’était trois mois ou trois années qui étaient passés ? Chaque jour, à chaque heure, à chaque minute on mourait. » « Nous n’avions plus grand-chose d’humain. » Des hommes qu’on laisse mourir, nus, sur le sol, c’est ce que l’enfant voit. L’un deux lui souffle ces mots : « Raconte-le, on ne nous croira pas, raconte-le, si tu survis, fais-le pour nous aussi. » Jusqu’au matin où personne ne vient faire l’appel, d’autres soldats arrivent, avec d’autres uniformes. « Away, away » crient-ils effrayés par ce qu’ils découvrent. Puis, il faut tenter de retrouver les siens. Et aller quelque part. Mais où ? Comment vivre « égarées dans le monde des vivants » ? S’ensuivent une errance, une recherche de lieu où se poser pour écrire… Des tensions naissent entre les membres de la famille. L’Allemagne, la France, Israël... Edith Bruck a du caractère, elle sait ce qu’elle veut et surtout ce qu’elle ne veut pas : la collectivité, la discipline militaire par exemple. C’est l’Italie qui sera la terre d’accueil et la langue du témoignage. « Il faudrait trouver des mots nouveaux, y compris pour raconter Auschwitz, une langue nouvelle, une langue qui blesse moins que la mienne, maternelle. » Ce sera l’italien.

« Le pain perdu » s’achève sur une « Lettre à Dieu » extrêmement touchante : « Je T’écris à Toi qui ne liras jamais mes gribouillis, ne répondras jamais à mes questions, à mes pensées ruminées pendant toute une vie. » Insupportable silence. Immense solitude.

C’est à la fin de sa vie qu’Edith Bruck écrit ce texte : la mémoire commence à lui faire défaut et sa vue est touchée par une dégénérescence maculaire. Elle doit témoigner de « l’invraisemblable », dire ce « conte dans la forêt obscure du XXe siècle », raconter au plus vite parce qu’il y a cette « ombre » qui plane encore et toujours sur le troisième millénaire.

Un texte bouleversant.




 

lundi 31 janvier 2022

Le coût de la vie de Deborah Levy

Éditions du Sous-sol
★★★★★


 Tome 2 : « Le coût de la vie » : la cinquantaine, le mariage qui capote et le divorce qui s’ensuit... Puis, la vente de la maison dans laquelle les enfants ont grandi… Il faut trouver un appartement pas cher et donc petit, pas très confortable… Alors, aux grands maux les grands moyens : un vélo électrique pour se déplacer fera l’affaire. Et pour travailler, quelle solution trouver, quel lieu habiter ? C’est là que la prise de conscience arrive : le foyer pour tout le monde que l’on s’est efforcée de créer du mieux possible a fini par être un lieu où l’on ne s’est plus sentie chez soi. Il fallait remédier à cela, il fallait un lieu à soi, où être et où créer : un cabanon dans le jardin d’une copine serait l’espace où recouvrer sa liberté …

Une autre vie, un retour vers soi parce que soudain l’on se rend compte que dans le foyer que l’on voulait parfait, finalement, on s’est mise un peu entre parenthèses, on a voulu tellement bien faire pour les autres, tellement être parfaite qu’on s’est perdue au fil du temps…

Mais où aller? Que faire de soi ? S’il suffisait de peindre tous les murs en jaune pour y voir plus clair, ça se saurait ! Mais non, il faut trouver d’autres solutions !

Le cabanon en est une malgré les températures arctiques. Il suffit juste d’emporter l’essentiel : Apollinaire, Éluard, Plath et Dickinson, un ordi, quelques carnets… Le vélo électrique en est une autre : une forme de liberté, de risque, de cheveux dans le vent. Ce n’est pas à négliger, les cheveux dans le vent, quand les idées virent au noir. Un moyen d’évacuer la rage « en roue libre ». Vingt-cinq kilomètres/heure grâce à un moteur de deux cents watts, voilà comment le vélo devient « le personnage principal de ma vie. »

Dans ce tome 2, j’ai retrouvé ma copine vacillant dangereusement au bord du gouffre et qui, dans un sursaut de vie, un élan complètement fou, s’est aventurée dans le vaste monde, « traversant la frontière seule, … en sentant l’obscurité noire et bleutée, le hurlement des coyotes, le bruit des plantes », préférant tâtonner dans le noir plutôt que de suivre sagement une route bien tracée et trop éclairée. Il faut savoir prendre des risques, écouter ses désirs, arriver en retard avec des toiles d’araignée dans les oreilles et des insectes morts pendus aux sourcils (eh oui, c’est ça de travailler dans un cabanon!) Savoir ne pas être présentable.

C’est ça, savoir ne pas être présentable.

Et en faire une règle de vie !  

 

samedi 29 janvier 2022

Mausolée de Louise Chennevière

Éditions P.O.L
★☆☆☆☆

 Voici l’article le plus court de ma vie de chroniqueuse littéraire : 5 minutes de rédaction, 48 secondes de lecture pour un roman sur la passion amoureuse et la séparation. Un texte plat dans le fond et la forme qui peine à produire une quelconque émotion, avec des jeux de ponctuation prétentieux et faussement profonds du genre : « sans oser le moindre geste, de peur que tu ne te réveilles, et qu’alors tu. »,« … j’ai presque cru que tu ne te réveillerais pas, que tu allais passer la nuit près de moi, rester encore le matin, et. », allez, deux autres pour la route : « Alors, je. », « Toujours, tu. Arrivais par la droite...»

Mais personne n’a osé lui avouer, chez P.O.L, que c’était vraiment ridicule ces trucs-là, et complètement dépassé? Non, franchement, là, il faut le dire : quel est l’intérêt de publier un texte comme celui-ci ?

Autrement, il y a « Passion simple » d’Annie Ernaux.


 

Madame Hayat d'Ahmet Altan

Éditions Actes Sud
★★★★★

 Un bien beau roman d’apprentissage, très classique dans sa forme, que ce « Madame Hayat » ! Nous sommes dans un pays qui n’est pas nommé mais que l’on devine être la Turquie et qui sombre peu à peu dans la dictature : terreur, arrestations arbitraires, violence, confiscation des biens…

Fazil, jeune étudiant en lettres, socialement déclassé après la mort de son père et donc sans le sou, trouve un petit travail de figurant pour une émission de télé. Il y rencontre une femme plus âgée que lui et qui pourrait être sa mère : Madame Hayat, une femme plantureuse aux cheveux d’or, à la robe de miel et au parfum de lys… Il tombe fou amoureux d’elle, de cette femme dont il ne sait rien et qui le fascine... Si elle n’est pas une intellectuelle, elle a l’intelligence de la vie : elle n’a pas lu les grands auteurs mais connaît parfaitement bien les moeurs des fourmis, des mantes religieuses, d’Hannibal, des dauphins, des araignées, des lions, des cicindèles, de Shakespeare et des termites. En effet, Mme Hayat aime les documentaires. Elle aime aussi manger et faire l’amour. Tout est grâce chez elle : sa façon de marcher, de danser, d’être. Tout est volupté, sensualité. Elle est une femme libre, insaisissable, dont le narrateur ne parviendra finalement jamais à percer totalement le mystère. « Tout ce qu’elle désirait, elle le désirait avec passion : une lampe, danser, moi, une pêche, faire l’amour, un succulent repas... » Et finalement, auprès de cette femme, le narrateur échappe momentanément à la chape de plomb qui écrase son pays… « Mme Hayat était libre. Sans compromis ni révolte, libre seulement par désintérêt, par quiétude, et à chacun de nos frôlements, sa liberté devenait mienne. » Mme Hayat est une femme qui a vécu. Mais quoi exactement ? Rien que pour elle, ce roman vaut la peine d’être lu : c’est un personnage magique, plein de sagesse, de fantaisie, qu’on a beaucoup de peine à quitter !

Quand on sait que ce roman a été écrit en prison - en effet, alors qu’il était rédacteur en chef du quotidien Tarf, Ahmet Altan fut enfermé plusieurs années car soupçonné d’avoir soutenu le coup d’État militaire de juillet 2016 contre Erdogǎn (il fut libéré en avril 2021)- on comprend que cette femme est la lumière qui a permis à l’auteur de tenir contre l’adversité, la preuve que la littérature se moque des cellules, des barreaux, des chaînes et les fait voler en éclat. Vous pouvez m’emprisonner, mais vous ne pouvez pas me garder ici. Comme tous les écrivains, je suis magicien. Je peux traverser vos murs sans mal.” écrira l’auteur en prison.

Une ode magnifique à la littérature et à l’amour…

Un bel hommage aux pouvoirs qui sont les leurs...