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mercredi 28 septembre 2016

Madeleine project de Clara Beaudoux


Éditions du Sous-sol

Je dois dire qu’au début, je n’ai pas forcément bien pris la chose : Quoi ! Elle fouille dans ses affaires, lit ses lettres, son courrier, ouvre les boîtes, les valises, observe ses photos….
Non, vraiment, au début, l’entreprise ne m’a pas plu…
Et puis, j’ai lu, je n’ai pas pu m’arrêter et j’ai aimé. Et je me suis dit qu’aimer les autres, s’attacher à eux, s’intéresser à ce qu’ils ont fait, à ce qu’ils ont été, ça ne pouvait pas leur faire de mal, au contraire, alors j’ai continué…
Bon, je vous raconte : Clara Beaudoux, jeune journaliste, s’installe à Paris dans un nouvel appartement. Nous sommes en juillet 2013. Elle apprend par un courrier publicitaire pour une mutuelle que l’ancienne locataire s’appelait Madeleine. Elle découvre aussi que Madeleine est morte un an avant son installation et aurait eu cent ans en 2015.
L’agence lui annonce qu’elle dispose d’une cave: pleine, fermée à clef et sans clef. Elle a pourtant deux trois bricoles à y déposer, alors, elle scie le cadenas et découvre… des caisses, des valises, des objets, un matelas en décomposition.
Elle ne sait pas trop quoi faire de tout ça. Elle jette quelques vieilles choses qui pourrissent tout en prenant le soin de les photographier avant de s’en débarrasser.
Pourquoi ? Elle ne sait pas encore.
Elle prend finalement contact avec le filleul de la dite Madeleine, seul lien familial de cette femme: que doit-elle faire de tout cela ? Le jeter à la benne, lui répond-il.
Deux ans plus tard, en 2015, elle décide d’explorer la cave, dans le détail, et de publier sur Internet, sous forme de tweets, des photos et des petits commentaires sur ce qu’elle trouve, ses sentiments, ses interrogations…
Ici un journal, des carnets, une liste de courses, là une lettre : tiens, qui était Loulou ? et Martial ?, ailleurs une photo : où est Madeleine ? Je me penche sur la photo et la cherche, comme l’a fait Clara.
Sur les réseaux sociaux, le public se passionne pour l’entreprise et des milliers d’internautes aident Clara à situer les lieux, donnent des précisions sur les dates, testent des recettes de cuisine, expliquent l’usage que l’on avait de tel ou tel objet devenu bien mystérieux. Beaucoup se souviennent, d’autres souhaitent témoigner ou émettre des hypothèses.
Les gens veulent intervenir, font des suppositions, ont des idées.
L’histoire de Madeleine devient l’histoire de tout le monde, « l’intime rejoint l’universel », l’Histoire et surtout… Madeleine… REVIT, oui, vraiment, une femme extraordinaire prend forme petit à petit.
Je sens, au fil de ma lecture, que je m’attache à elle, que je veux en savoir plus, que si j’arrête ma lecture, elle va me manquer.  J’apprends que la saison 3 est sur Internet. Je me précipite…
Madeleine Project est un très beau portrait de femme, d’une femme hors du commun (et je ne vous dirai pas pourquoi), que l’on a failli oublier, qui a failli disparaître et grâce à Clara… (je ne vous ai pas parlé de Clara mais j’ai tout de suite beaucoup aimé celle qui prenait les photos et postait ses tweets, toujours avec retenue, respect, générosité, quelqu’un d’une grande sensibilité…), grâce à Clara disais-je, Madeleine EXISTE, oui, vraiment, je vous assure ! Il suffit de voir la photo où elle sourit avec un petit air malicieux pour se dire que si Clara l’avait rencontrée, elles auraient été amies et elles se seraient certainement bien amusées toutes les deux…
Et, puis, il faut que je vous avoue encore une chose que Clara ne sait pas encore : Madeleine venait l’été se reposer… dans la ville où j’habite ! Alors, peut-être, vais-je proposer à Clara de rechercher… où Madeleine logeait, où elle aimait se promener, quels étaient ses divertissements, avec qui elle aimait bavarder, sur quel banc elle aimait s’asseoir…
L’ai-je rencontrée ? Parfois, cette idée me laisse rêveuse… Oui, c’est fort possible…

Si j’avais su !

                          
                             

samedi 24 septembre 2016

Continuer de Laurent Mauvignier


 Éditions de Minuit

Le livre s’ouvre sur Samuel et Sibylle se réveillant entourés d’hommes agressifs et menaçants. Ils sont au Kirghizistan, Asie centrale. Ces individus veulent peut-être leur voler leurs chevaux ou les tuer, ça aussi c’est possible. Le danger est là, c’est évident et ils ont peur. Pourtant Sibylle murmure à Samuel qu’il faut continuer. Elle se le dira souvent, très souvent…
Sibylle est la mère de Samuel. Ils vivent à Bordeaux depuis son divorce. Samuel ne va pas bien, il sombre peu à peu dans la délinquance. Ils ne communiquent plus, ne se regardent même plus. Elle perd son fils, elle le sent.
Alors, avant qu’il ne soit trop tard, elle prend une décision pour le sortir de là où il est en train de sombrer : ils vont partir au Kirghizistan, acheter des chevaux et parcourir le pays, traverser des paysages sublimes, vivre des expériences fortes, rencontrer des gens et laisser tout le reste derrière eux. Elle vend sa maison d’enfance, celle à laquelle elle tenait tant.
Le père de Samuel, averti du projet, rit au nez de Sibylle: quelle expérience stupide ! Elle qui a failli mourir en Corse lors d’une simple rando va traverser des espaces inconnus, sauvages, dangereux et tout va bien se passer ? C’est ridicule ! D’ailleurs, dit-il à Samuel, sa mère n’a jamais eu que des projets foireux de ce genre, tout ce qu’elle fait échoue. Encore une preuve de sa médiocrité ! Il demande à son fils de lui envoyer un SMS si quelque chose tournait mal, ce dont il ne doute pas.
Et ils partent.
Ce livre est mon coup de cœur de la rentrée littéraire : il m’a bouleversée. Et si j’en ai aimé d’autres, le livre de Karine Tuil par exemple, je place celui-ci au dessus. Pourquoi ?
Tout d’abord parce que j’en ai aimé l’écriture. Lorsque Mauvignier décrit des chevaux qui galopent, la phrase en fait autant, elle se fait mouvement, course, vitesse, elle traverse l’air, la poussière, se heurte aux cailloux, aux rochers, contourne les arbres, traverse les cours d’eau. La phrase devient chemin, épouse le parcours accidenté de la route, s’ouvre à la beauté absolue des paysages. C’est superbe, magnifique, splendide. Sueur et souffle des bêtes et des hommes se mêlent. Ils sont unis dans ce que l’on appelle la vie et que l’écriture rend si merveilleusement.
Lorsque l’auteur évoque les sentiments des personnages, leurs émotions, la phrase fouille leur âme, se faufile au plus profond d’eux-mêmes, dans l’intime de l’intime. Je repense à des scènes fabuleuses, impossibles à oublier, des moments forts et sensuels entre la mère et le fils, celui qu’elle veut ramener à la vie coûte que coûte, des scènes où l’on côtoie la mort dans une tension extrême, où l’on sent que la terrible prophétie du père va se réaliser. On a peur pour eux tandis que leurs pensées s’emballent, se cognent aux parois de la vie, se heurtent aux tranchants du monde, cherchant dans l’affolement et la terreur un sens à tout cela.  
J’ai aimé aussi la construction narrative qui va permettre de livrer bribe par bribe des éléments du passé de Sibylle, femme blessée, meurtrie, épuisée mais encore capable de faire don de sa personne, de s’offrir à l’autre, son fils, et aux autres, aux gens de passage dont elle refuse d’avoir peur. Car c’est aussi ce que dit ce livre : l’autre, l’étranger, celui que l’on ne connaît pas est une richesse. Des bons sentiments ? Non, du bon sens ! On ne peut pas vivre en se haïssant ou l’on finit par s’entre-tuer… 
Ainsi, cette femme va-t-elle pouvoir mener à bout ce projet et à quel prix ? Samuel est-il capable de changer ou va-t-il rester ce garçon mutique, les écouteurs vissés aux oreilles, enfermé dans sa haine de l’autre ? Vont-ils, l’un et l’autre, tels deux pauvres désarçonnés de la vie, parvenir à remonter en selle et poursuivre leur aventure sur le chemin de l’existence ? Et puis, qui est Sibylle au fond, que cache-t-elle de si douloureux qui l’empêche de vivre ?
Le roman se fait livre d’aventures, exploration de territoires physiques et psychologiques, découvertes de terres et d’âmes, plongée dans ce monde inconnu, celui du cœur des hommes, des bêtes et des espaces que l’on traverse.

Un hymne à la vie, à l’amour, une invitation à poursuivre malgré les épreuves individuelles et collectives… Comme ça fait du bien…

En cette période de prix littéraires, sachez-le, mesdames et messieurs, membres de jurys, s’il n’y en avait qu’un à prendre, je prendrais celui-là.


                   

jeudi 22 septembre 2016

L'insouciance de Karine Tuil


Éditions Gallimard

C’est la mère d’un soldat mort en Afghanistan qui, lors d’une cérémonie en l’honneur des victimes, prononce ce mot : « l’insouciance ». Elle raconte comment, la nuit où un officier est venu lui annoncer la mort de son fils, de son enfant, elle a compris que c’était fini, qu’il y avait eu une vie heureuse, tranquille, légère, une vie qui permettait de croire en l’avenir avec confiance, sérénité, paix et que d’un seul coup, plus rien. Le vide, la chute, la mort. Un avant et un après.
On retrouve ce terme à la fin de l’œuvre dans un chapitre intitulé « La fin de l’insouciance ». Des personnages se répètent inlassablement comme pour tenter de s’en convaincre : « Il faut vivre, il faut vivre, il faut vivre. »
 Que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé là ?
Karine Tuil a écrit ce roman pendant l’année 2015, année meurtrie par les attentats en France. Chacun d’entre nous a perdu cette année une forme d’innocence, de légèreté.
Ce livre est le reflet de cette perte.
Dans cette vaste fresque sociale et politique, terrible radiographie de notre société contemporaine, émergent quatre personnages dont les destins finiront par se croiser.
Le lieutenant Romain Roller revient d’Afghanistan, « l’enfer afghan » : aucun mot n’est susceptible de décrire son état d’anéantissement, son stress post-traumatique. Il a vu la mort en face. Il n’a pas su protéger ses hommes, ils ont été pris dans une embuscade sous le feu des talibans. L’horreur. « Je n’arrive pas à me faire à l’homme que je suis devenu. » souffle-t-il, effondré.
Bel homme charismatique, cultivé, richissime (dixième fortune de France), François Vély a 51 ans. Il est PDG d’un grand groupe de téléphonie mobile. Son père, ancien ministre français, a été déporté à Buchenwald. Son vrai nom est Lévy mais, il  a modifié l’ordre des lettres « par souci d’intégration à la société française, d’assimilation- de réinvention, peut-être ». François est entouré des meilleurs conseillers en communication. Certains disent de lui qu’il « aime trop la lumière »…
Sa nouvelle femme, Marion Decker, journaliste-écrivain, semble avoir du mal à trouver sa place : ses origines sociales, bien éloignées du monde dans lequel elle vit maintenant, ne cessent de la tourmenter : trahit-elle ses origines et ses convictions au nom de son attachement à « sa zone de confort » ?
Osman Diboula, fils d’immigrés ivoiriens, est conseiller auprès du Président. Il n’a pas fait l’ENA ou Sciences-Po contrairement à ses condisciples. Il est un homme de terrain, issu des quartiers. Animateur social à Clichy-sous-Bois, il va être repéré au moment des émeutes de 2005. Il devient, à ce moment-là « l’interlocuteur privilégié », le lien entre les sommets de l’Etat et la banlieue, le « médiateur social » qui tombe à pic. Certains disent que sa couleur de peau l’a aidé à se hisser au plus haut « au nom de la diversité », « une diversité complaisante, de façade, un marché de dupes ». Il n’y croit pas. Il a des compétences, c’est tout.
Le point commun entre ces personnages ? Ils vivent ce début du XXIe, une période violente, tendue, chaotique : c’est la guerre là-bas mais d’une certaine façon, ici aussi. Les crispations identitaires sont nombreuses. On sent un monde près d’exploser. Même l’amour ne semble plus être un refuge. Chacun est démuni, perdu face à la complexité et à la violence du monde qui l’entoure.
Karine Tuil le dit, sa matière romanesque est le réel, elle pose les questions que le monde actuel se pose, des questions politiques, sociétales, des questions qui divisent, qui heurtent, qui fâchent : pourquoi les minorités sont-elles absentes des sphères du pouvoir et notamment de la sphère politique ?, pourquoi ne peut-on finalement pas échapper à ses origines ?, pourquoi reste-t-on, quoi qu’on fasse, prisonnier de son clan, de sa classe, dans l’impossibilité de se « réinventer » ? Est-on libre de devenir quelqu’un d’autre, d’échapper à sa naissance ou est-ce simplement impossible dans notre France républicaine ? « Dans notre société, tout est vu à travers le prisme identitaire. On est assigné à ses origines quoi qu’on fasse. Essaye de sortir de ce schéma-là et on dira de toi que tu renies ce que tu es ; assume-le et on te reprochera ta grégarité. » constate amèrement Osman.
Difficile ainsi pour chacun des protagonistes de se positionner, de savoir qui ils sont sans tomber dans une forme de schizophrénie : « Il avait l’impression de découvrir un monde binaire dominé par la question raciale où chaque être humain oscillait entre un désir d’appartenance et un refus d’assignation identitaire. » dira Osman Diboula.
Comment se situer ? Comment devenir autre sans trahir les siens, sans les renier ou les oublier ?
Les individus, telles des marionnettes, semblent ballottés dans un monde complexe, impitoyable, dominé, manipulé par l’image, la communication, un monde qui vous colle une étiquette identitaire sur le dos, là où la main ne peut l’atteindre pour l’arracher, un monde dans lequel les apparences prennent le pas sur l’être, la forme sur le fond.
Même l’amour n’est plus un refuge, un espace de reconstruction possible : les rapports amoureux sont violents, les individus se déchirent, leur mal-être noie leur couple. C’est l’asphyxie. « L’amour n’est rien d’autre qu’une des compensations que la vie offre parfois en dédommagement de sa brutalité. » déclare un personnage. Peut-être… et encore, l’amour ressemble à une pauvre bouée de sauvetage percée : tout d’abord, on n’en voit pas les trous, on n’entend pas le léger sifflement d’air et pourtant, doucement, la bouée se dégonfle….
On ne sort pas indemne de cette lecture, c’est le moins que l’on puisse dire : je ne me suis pas remise du texte de Karine Tuil.
Emportée par une écriture fluide, le rythme effréné de la narration, des portraits très fouillés et un sens remarquable de la construction narrative, je me suis plongée dans cette œuvre sans pouvoir la lâcher. Je l’ai achevée dans un état second, sonnée, comme si l’on m’avait donné à voir, à comprendre le monde dans lequel je vis. C’est violent et pourtant nécessaire.
Marion dit dans l’œuvre : « Pour comprendre, j’ai besoin d’écrire. » Eh bien moi, pour comprendre, j’ai besoin de lire. C’est fait. Mon insouciance en a pris un coup, c’est vrai. Ma lucidité est sortie victorieuse de cette histoire, et moi… un peu désespérée quand même, un peu comme Osman sortant de l’Élysée : « Il avait du mal à respirer, une masse appuyait sur sa poitrine et, dans le même temps, il percevait chez lui une mutation nouvelle : la lucidité. Il voyait désormais le monde sans filtre, compressé par sa propre douleur. »
Pas sûr que ça rende heureux tout ça…

Il n’empêche, L’insouciance est un texte prodigieux, un roman social d’une force incroyable, une oeuvre essentielle sur une époque complexe et meurtrie : la nôtre.

mardi 20 septembre 2016

L'anaconda de M.G.Lewis


Éditions Finitude

C’est après la mort de son père en 1815 que l’auteur du Moine part découvrir les terres qui lui reviennent dans les Indes Occidentales. Le voyage dure quatre mois. Il écrit lors de ce périple le Journal d’un propriétaire des Indes Occidentales. Est-ce à cette même période qu’il rédige l’Anaconda ? Certainement.
L’histoire commence dans un salon bourgeois anglais. Mrs Jane Milman accuse Everard Brooke, un homme à la tête d’une fortune colossale, de s’être enrichi de façon crapuleuse lors de son voyage aux Indes. Le frère de Jane, le vieil Elmwood, refuse de partager ce point de vue. Il considère que sa sœur ne profère que des calomnies et que ses propos ne sont aucunement fondés. Mais lorsqu’elle lui apprend que Mirza, le petit serviteur ceylanais d’Everard, certifie que son maître est un dangereux criminel et qu’il a effectivement assassiné une femme, une certaine Nancy O’Connor, en lui fracassant la tête avec une massue, le pauvre Elmwood est particulièrement secoué, anéanti même. On le serait à moins : il  a promis à ce « criminel » sa fille en mariage. Alors, évidemment, une pure angoisse le saisit.
Elmwood est désormais convaincu : le mariage d’Everard avec sa fille Jessy doit être annulé. Informée de l’accusation qui pèse sur son fiancé, la jeune fille refuse de croire un seul mot de ce que dit sa tante.
Lorsque Everard Brooke franchit le seuil de la maison ce soir-là, un lourd silence tombe sur toute l’assemblée réunie: famille et amis sont prêts à écouter son récit. Il doit se justifier.  Everard Brooke va donc prendre la parole dans un silence religieux pour expliquer ce qui s’est réellement passé lors de son voyage. Et l’aventure commence… sur l’île de Ceylan.
Inutile de vous dire que, comme les invités, vous serez pendus aux lèvres d’Everard Brooke. Vous goûterez chaque mot de son récit. La langue est absolument délicieuse, le travail de la traductrice, Pauline Tardieu-Collinet, remarquable. J’ai eu l’impression de me retrouver dans un de ces récits de Maupassant où, par une froide soirée d’hiver, alors que le feu rougeoie dans la cheminée, un homme prend soudain la parole pour raconter ce qu’il a vécu quelques années auparavant. Le suspense est intense, rendu plus dense encore par le silence des convives et le clair-obscur de la pièce. Quel délice… Bien sûr, je ne vous dirai rien de l’intrigue qui va vous plonger dans le décor exotique de la jungle indienne !
Quant à l’objet livre, il est d’une grande beauté, c’est une œuvre d’art pour bibliophiles !

Une excellente idée que de nous proposer cette somptueuse traduction et de nous faire redécouvrir un texte rare !

                              

dimanche 18 septembre 2016

Histoire du lion Personne de Stéphane Audeguy


Éditions du Seuil

Stéphane Audeguy s’est dit : on ne peut raconter l’histoire d’un lion. Il nous est en effet impossible d’adopter le point de vue d’un animal. Il s’est dit aussi : que signifie être un lion contemporain de la Révolution française ? Un animal vit en dehors de l’Histoire.
Face à cette double impossibilité,  il a eu envie d’essayer…
Raconter l’histoire du lion Personne, c’est évoquer l’Histoire de France de 1786 à 1796, période somme toute plutôt mouvementée, à travers le destin d’un animal né dans la savane sénégalaise et recueilli par un jeune garçon orphelin qui, parce qu’il est particulièrement doué pour les mathématiques, sera envoyé par le père Jean à Saint-Louis, première ville fondée par les Européens en Afrique occidentale, pour suivre l’enseignement réservé aux Blancs.
On fait alors la connaissance d’un homme fascinant : Jean-Gabriel Pelletan, philosophe éclairé amateur des Confessions et de l’Encyclopédie, directeur de la Compagnie Royale du Sénégal, farouchement opposé à l’esclavage, fervent défenseur de l’émancipation des fermiers noirs et très attiré par la peau sombre et douce des hommes du pays…
C’est lui qui accueillera Yacine et son lionceau Personne… Et, tandis que l’on s’était attaché au personnage du petit Yacine et que l’on avait momentanément oublié un titre qui place bien au centre de l’histoire le lion Personne, on est surpris, au détour d’une page, par la mort brutale du jeune garçon en décembre 1787 d’une épidémie de variole.
Ce n’est pas lui le personnage principal, c’est un lion, qui est désormais seul.
Jean-Gabriel Pelletan sentant l’hostilité de la population vis-à-vis de cet animal totalement inoffensif (si, si !) décide, après avoir tenté de le relâcher avec son compagnon canin dans une savane où il n’a jamais vécu, de l’envoyer à un certain Buffon, directeur du Jardin royal et plus ou moins responsable aussi de la Ménagerie royale de Versailles.
Hélas, il ne fait pas bon être un lion, surtout  à Versailles dans ces années 1788,1789…
L’Histoire du lion Personne, de façon  très originale, nous fait découvrir l’Histoire de France à travers ce couple étrange d’un lion et d’un chien qui « n’appartiennent plus à aucune société » : la nature les rejette, les hommes en ont peur. En cela, ce roman apparaît comme un conte magnifique que l’on dévore (sans mauvais jeu de mots) en se demandant sans cesse ce qui va advenir de ces deux êtres solitaires dans une France en pleine mutation. La dimension historique de l’ouvrage est évidemment passionnante : comment sont perçus, à ce moment de l’Histoire, des animaux en cage ? Un divertissement pour les riches, une dépense inutile dans une France qui a faim, une nourriture disponible et dont il serait dommage de se priver. En même temps, la symbolique d’un lion-roi sous les verrous n’est pas inintéressante… C’est avec beaucoup d’humour que l’auteur présente cette nouvelle vision des choses à l’aube du XIXe siècle…
Ce roman nous permet aussi de rencontrer des personnages extraordinaires : Jean-Gabriel Pelletan, humaniste sensible et généreux et Jean Dubois, naturaliste amateur et homme fasciné par le Progrès, chargé, au nom des autorités de la Ménagerie de Versailles, d’accueillir les deux bêtes à leur arrivée en France et qui saura, à force de ruse et d’intelligence, les défendre contre une population affamée et ivre de liberté. Certains de ses discours pour défendre ses deux amis sont d’une habileté étonnante et l’on goûte l’humour des propos. Des portraits d’hommes tout simplement inoubliables.
Et puis, on traverse  toute une époque : il est question de l’Encyclopédie, de Bernardin de Saint Pierre, de Geoffroy de Saint-Hilaire et des Parisiens… La Grande Histoire vue de la petite…
Enfin, et surtout, on se laisse porter par une écriture vraiment magnifique, rare à notre époque, à la fois poétique, sensible, puissante, pleine d’humour et de sous-entendus. J’avais parfois l’impression de lire un texte ancien, quelques pages du dix-huitième siècle…

Un gros coup de cœur pour ce texte vraiment superbe que je conserve à portée de main pour le relire rapidement…

vendredi 16 septembre 2016

Une bouche sans personne de Gilles Marchand


Éditions aux Forges de Vulcain

Je ne peux pas dire, les premières pages ne m’ont pas déplu. J’ai aimé l’atmosphère assez tristounette de ce début de roman qui met en scène un narrateur avouant dès la première ligne : « J’ai un poème et une cicatrice. »
Cet homme, un comptable solitaire, se rend chaque soir dans un café pour discuter avec les rares clients qui sont devenus, au fil du temps, des amis : Lisa, la serveuse, Sam et Thomas. Se dessine alors le portrait d’un homme meurtri qui n’attend plus grand-chose de la vie et cache une mystérieuse cicatrice et certainement un passé bien lourd.
Un jour, empêtré dans son écharpe, il renverse du café sur ses vêtements. Thomas se lance : « Pourquoi n’enlèves-tu pas cette foutue écharpe ? »
L’autre accuse le coup. Parler de son passé n’est pas son fort, parler tout court d’ailleurs n’est pas dans ses habitudes. Mais, le lendemain, il revient au café avec la photo de son grand-père, Pierre-Jean, et commence à raconter. Une délivrance commence pour lui…
Est-ce parce que je connaissais le poème dont est tiré le titre du roman et du coup, très vite, j’ai deviné la fin ? Non, je crois surtout que, si j’ai trouvé assez amusant le glissement progressif dans un univers étrange et absurde, au début en tout cas, hélas, je pense que trop, c’est trop. Cela m’a semblé souvent forcé et, il faut bien le dire, artificiel, comme relevant du procédé. On perd de vue l’intrigue principale pour prendre un chemin de traverse qui nous mène à une digression, puis à une autre sans que tout cela soit vraiment justifié, fondamental ou porteur de sens, comme si ces longs passages se voulant très farfelus ne servaient finalement qu’à retarder la révélation finale, sans apporter grand-chose à l’histoire.
Non, vraiment, j’ai eu du mal à traverser ce livre malgré des pages amusantes sur l’univers de l’entreprise notamment.  

Un avis donc mitigé pour cette œuvre qui aurait certainement gagné en force en s’allégeant de quelques pages et en limitant, je pense, cette tendance actuelle à placer dans un même lieu des gens ou des choses disparates ou « improbables » comme disent les quatrièmes de couverture pour faire « coup de folie », « original à tout prix ». Si l’auteur s’amuse à jongler avec les mots et les situations, le lecteur, lui, s’épuise, s’enlise et finit par se lasser. Enfin, quand je dis le lecteur, je parle pour moi car c’est un livre qui a trouvé son public et c’est bien là l’essentiel…

mardi 13 septembre 2016

L'incandescente de Claudie Hunzinger


Éditions Grasset

De toute façon, c’est vrai, je suis une inconditionnelle de Claudie Hunzinger : je guette son nom sur les présentoirs des librairies et lorsqu’un livre d’elle sort, je me jette littéralement dessus. Je ne le lis pas tout de suite, oh non… je fais durer le plaisir. Je le tourne et le retourne, scrute dans les moindres détails la couverture, lis quelques pages, par ci, par là, pour me mettre l’eau à la bouche, et puis j’y vais, je fonce.
Je ne suis jamais déçue. Jamais. Je reconnaîtrais son écriture entre mille, pleine de sensualité, de poésie, de couleurs, d’odeurs, de sensations. Parfois je m’arrête dans ma lecture, comme frappée de beauté : une phrase toute simple, là, inattendue, légère, pleine de poésie, me transporte. C’est magnifique. Je fais une pause et la relis.
Et je crois que pour L’incandescente, Claudie Hunzinger s’est surpassée (mais je dis peut-être ça à chaque fois que je termine un de ses livres !) 
Le sujet ?
La narratrice (Claudie ?) a quinze ans lorsqu'elle trouve, au fond d’une vieille armoire de famille, dans les affaires de sa mère disparue, un carton de lettres de jeunes femmes, des « enfants terribles », condisciples de l’École normale d’institutrices. Celles qui retiennent particulièrement son attention sont signées : Marcelle.
La narratrice, en parcourant cette correspondance, se rend compte que la jeune femme « habitait un recoin » de sa famille, qu’elle était là, sans être là.
Parce que sa mère l’avait aimée.
Marcelle écrit beaucoup, plusieurs fois par jour. «Voulant vous cacher que vous me plaisiez, je ne vous cachais pas que vous me déplaisiez ». Elle est une séductrice, Emma ne résiste pas.
Les deux femmes sont très différentes : « Si dès le début, Emma écrivait avec un projet littéraire derrière la tête, Marcelle, elle, écrivait pour envoûter Emma. »
Marcelle ne compte pas, elle donne, elle s’offre, écrit des « lettres sauvages, exquises, vénéneuses ». Elle aime les fleurs, en dispose dans toute sa maison, en envoie par la poste, en parle dans ses lettres : « Je voudrais voir des roses, je voudrais voir du lilas, du lilas lourd, du lilas chaud, du lilas qui s’écroule ». Elle a « des crises d’adoration pour les fleurs ».
Tandis que l’une veut devenir adulte, l’autre court dans l’autre sens, appelle les adultes « les barbares », grimpe aux arbres, court pieds nus dans la neige, se disperse, jaillit, rayonne, fille de feu insoumise. Elle « dit que le monde la possède et qu’elle veut le posséder en retour. » Emma, la sérieuse, la puissante, apprend, travaille, se concentre, aime aussi mais supporte mal que Marcelle lui fasse « connaître l’insoutenable expérience de la dépossession d’elle-même. » Elle a besoin de « garder le contrôle », de se maîtriser.
La fille d’Emma va donc écrire le roman de Marcelle. Peut-être est-ce ce qu’Emma aurait voulu. Qu’elle « prenne en charge ce ballot de lettres ».
Deux ans mythiques, de folies amoureuses, de danses dans les herbes. Puis, la séparation : Marcelle prend un poste en maternelle à Châtillon-sur-Seine, Emma poursuit en troisième année à Dijon et écoute attentivement les cours de Mademoiselle Aymé.
Marcelle écrit : « J’aime ton sommeil mieux que ta vie. Tu m’appartiens mieux quand tu dors. », « Je déteste Mademoiselle Aymé et son règne qui vous intellectualise. Vous allez disséquer même mes lettres. », « J’exige votre affection », « Emma, vous avez l’amour de l’équilibre ; moi, celui de l’excès. Vous, plus de puissance de compréhension ; moi, plus de puissance de sensation. »
1928, Marcelle tombe malade : la tuberculose. Elle doit se rendre au sanatorium des Instituteurs de Sainte-Feyre, dans la Creuse, « genre de paquebot immobilisé au milieu du murmure des eaux… On y meurt atrocement. On meurt sans en avoir l’air. Lentement. »
« Emma, si je meurs, m’écrirez-vous ? » lui demande-t-elle…
On y vit aussi, comptez sur Marcelle pour faire du bruit, rire aux éclats, lire des poèmes… un vrai gang de jeunes filles tenant à peine debout et qui courent à perdre haleine dans les couloirs et les jardins… au risque de se faire renvoyer.
Chaque jour, la narratrice, fille d’Emma, se plaît à lire les lettres de Marcelle, à retrouver Marcelle. Elle lui ressemble, songe-t-elle…
 Il y aura aussi les autres filles : Hélène, Thérèse, Marguerite dont les portraits et les mots nourrissent les lettres : « Des êtres un peu fantastiques, hybrides, moitié chevelure de fée et sabre, moitié dragon et pieds nus. »
Des femmes qui resurgissent, qui renaissent à travers les lettres : elles ont étudié, se sont aimées, ont souffert. Certaines sont mortes bien prématurément, d’autres ont été torturées, anéanties par l’Histoire. Mais, elles ont vécu. De chacune d’elles, il eût été possible d’écrire un livre, la tentation est grande parfois de s’aventurer du côté de Thérèse, petite Antigone, ou d’Hélène.
Et puis, il y a un autre paquet de lettres dans l’armoire : celles de Marcel avec un seul l, écrites en allemand… C’est l’Histoire qui s’invite, « avec sa grande hache », comme disait Perec. Le mari d’Emma s’appelait Marcel : « les deux grandes passions d’Emma portaient le même prénom ». Il est des hasards dans la vie… En 1940, suite à l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne, il faisait partie de ceux qui avaient dû se reconvertir par la force « de Français en nazi ».
Parler du père aussi, peut-être, un jour…

Des portraits flamboyants, généreux et sauvages de femmes vivantes et aimantes, sans retenue. Un hymne à la vie et à l’amour à l’état pur comme un diamant. Un texte de toute beauté qui brûle de sensualité et de folie, la folie de celles qui aiment, malgré tout.

             
               

dimanche 11 septembre 2016

Sur une majeure partie de la France de Franck Courtès


Éditions JC Lattès

Le narrateur, Franck, aime la campagne.
Lorsqu’il était enfant, ses parents avaient acheté une maison à Mortcerf (Seine et Marne) et gamin, il y passait tous ses week-ends et ses vacances. Et il préférait cela aux Caraïbes ou aux montagnes tyroliennes. Il  partageait cet amour de la campagne avec Quentin, un gars du cru et qui comptait le rester. Leur rapport à la nature, puissant, intime, sensuel, nourrissait leur vie : « Je ne connaissais pas les plantes et les arbres par leur nom, dit le narrateur, et ne cherchais pas à le connaître. Je les reconnaissais tous de loin, l’un pour l’ombre sur laquelle je savais pouvoir compter les jours de chaleur, les autres pour leurs repousses longues et droites, aptes aux meilleurs lances, d’autres encore car on trouvait à leur pied quantité de fougères, de cachettes. » La nature le fascinait: il s’extasiait volontiers devant un héron mort, un « poisson vert et or échoué sur une rive boueuse ». Heureux de la contemplation du monde… « Du commun, j’avais imaginé l’extraordinaire ». Une nature presque sacrée, source d’un éternel bonheur…
Enfin, pas si éternel que ça : le mode d’agriculture change, lentement mais sûrement : « Les agriculteurs en comptables angoissés, la calculatrice sur la tempe, arrachaient les haies, saccageaient les paysages de leurs ancêtres. », les lieux se transforment. Une ferme d’élevage intensif de volailles s’implante près de la maison des parents, les terres deviennent petit à petit « de mornes chaînes de production de betteraves ou de maïs ». Les outils agricoles se transforment en objets de décoration. La banlieue s’étend, grignote l’espace, « ronge la majeure partie de la France ».
Les pavillons se multiplient, les chemins se couvrent de bitume. On bétonne, on goudronne. « On avait arraché les haies, éliminé les broussailles inutiles, dans un même souci d’efficacité. ». On balise les sentiers pour que les vététistes et les coureurs en jogging fluo puissent en profiter par tous les temps. De « petits lions en plâtre » ornent désormais l’entrée des pavillons entourés de hautes haies de thuyas et de grillages. « N’y va pas, Franck » conseille la mère du narrateur peu avant la vente de la maison.
 A cela s’ajoutent les vols, la drogue, la violence. Autant dire que Mortcerf n’est plus Mortcerf et le narrateur est anéanti. Adulte, il ressent toujours cette peine immense, le sentiment d’avoir perdu quelque chose : « J’étais inconsolable, je le suis toujours. »
« La campagne, dans sa hâte d’avancer et de rattraper le monde en marche, avait fait un grand pas, mais un pas de côté plus qu’en avant ; un écart hasardeux. »
 C’est de cet écart, de cette perte qu’il est question dans le livre de Franck Courtès à travers l’histoire de Quentin, un camarade du narrateur qui, pour s’être battu contre tous les fléaux qui s’abattaient sur les terres qu’il aimait, s’est retrouvé en prison.
 On sent dans l’écriture très sensible de l’auteur une véritable amertume, une profonde tristesse, la nostalgie d’un temps qui ne sera plus, parce que les campagnes qui bordaient les villes ne sont plus des campagnes mais des villes-dortoirs d’où l’on part tôt et où l’on rentre tard, des espaces où l’on ne va plus en vacances, préférant « les glaces à la vanille, les slips de bain, le sable entre les orteils, les pizzas surgelées et la télévision ». Quelle belle image du bonheur, non ? Bref, ce sont désormais des espaces qui ont perdu leur identité, leur âme, qui ne sont ni campagne, ni ville, ni banlieue.
Le narrateur a fait partie des derniers à profiter de cette campagne, peut-être est-ce une chance, je ne sais pas : « Dans mes forêts oubliées, mes bois de deuil à l’avenir condamné, je goûtais la chance d’être le dernier amoureux, le seul amant de mes richesses. »
 Il y retourne encore, en secret, parce qu’il connaît des coins, des terres, des bois rescapés, parce qu’il se sent appartenir à cette nature : « Quand on fait partie de la nature, comme moi, on ne se pose plus la question de l’aimer ou pas. La nature, j’en suis. »

Finalement, plus que l’histoire de Quentin, j’ai aimé l’évocation de ce que le narrateur a vécu comme une trahison, une dépossession, un viol, quelque chose dont on ne se remet jamais vraiment, parce que ça a à voir avec l’enfance et avec le bonheur… On peut toujours courir après, y retourner le week-end en famille, ça ne sera plus jamais pareil, de toute façon…

                     

jeudi 8 septembre 2016

Au commencement du septième jour de Luc Lang


Éditions Stock

Thomas Texier est réveillé en pleine nuit : sa femme Camille vient d’avoir un accident de voiture, elle est dans le coma aux urgences de Bolbec et va être transférée au CHU de Rouen. Juste le temps d’appeler Daba, la dame qui s’occupe des enfants quand il rentre tard de son entreprise, il s’installe en voiture, pianote sur son GPS et c’est parti…
Thomas qui avait vécu jusque là bien sereinement : deux gamins adorables, un bon boulot, une belle maison, des tas de projets… bref Thomas est comme déséquilibré, placé sur une pente en roue libre, sans freins, sans casque, sans rien pour se protéger… Lui qui croit tout maîtriser, les lieux (ah, le GPS !), les hommes (ingénieur, il vient de trouver un système pour contrôler le temps de travail des salariés), les événements, le voilà désormais ballotté, manipulé comme une marionnette bien naïve dont il percevra petit à petit les fils.
 Il roule, roule sans arrêt et ce paysage qui défile autour de lui devient hautement symbolique. Souvent, il est perdu : les lieux qu’il interroge ne lui répondent pas, ne lui donnent pas d’explication : que faisait Camille à Saint-Eustache-la-Forêt ? Ce n’était pas sa route pour rentrer à Paris. Avait-elle un amant ? Il va sur les lieux de l’accident. Thomas a besoin de visualiser les choses pour comprendre. « Vous êtes arrivé » répète le GPS. Il descend et regarde cette ligne droite au milieu de nulle part. Il ne comprend pas. Non, il n’est pas arrivé, il est à peine parti en réalité et la route ne sera pas toute droite, loin de là !
Cet accident est pour Thomas un point de départ, le début d’une quête qui va le conduire sur les chemins de son enfance, sur les routes de son passé, dans un effort pour saisir ce qu’il n’a pas vu jusque là, les choses à côté desquelles il est passé, comme un aveugle, comme un homme totalement absorbé par sa réussite sociale et professionnelle, persuadé d’être le meilleur, celui qui a réussi.
Soudain, il va faire ce qu’il n’a pas fait jusque là : échanger avec ceux qui fréquentaient Camille, sa femme, parler avec Jean son frère qui vit dans les Pyrénées et porte en lui un lourd secret que Thomas n’a jamais soupçonné et enfin reprendre contact avec sa sœur Pauline, médecin, partie au Cameroun pour aider les plus déshérités à survivre et pour fuir, elle aussi.
Thomas parcourt de longues distances, risquant à tout moment l’accident, comme Camille. Il traverse des espaces et progresse dans sa recherche sur son passé comme s’il avait besoin d’avancer physiquement pour comprendre, progresser dans son désir d’y voir plus clair, même si c’est douloureux et très risqué. « La montagne est trop verticale, dira Jean, il faut préférer l’océan. » Peut-être parce que l’on y voit plus loin, rien ne fait écran, rien ne dissimule l’horizon.
Au commencement du septième jour est un livre sans repos, sans halte, un livre dans lequel on ne reprend pas son souffle. On court, on marche sans répit, on reprend sa course effrénée dans un rythme qui s’accélère, qui s’affole. Le texte est saturé. Plus la place pour une virgule. Pas de blancs. Même les rêves de Thomas sont sans respiration, saturés de signes, de sens. Une forêt à déchiffrer et dans laquelle se perdre est un risque. Et il faut aller vite parce que le temps presse maintenant…
Thomas comme chevalier errant à la recherche d’un Graal et qui, tel Perceval, ne pose pas les bonnes questions au bon moment, découvrant la vérité quand c’est trop tard. Il est celui qui n’a rien vu, qui est passé à côté de tout, qui a traversé les gens comme il traverse les paysages, sans les comprendre vraiment, la tête dans son GPS qui lui indique où il doit tourner et quand il est arrivé. Thomas n’a rien vu. Rien. Et là, on a comme l’impression qu’il fait le chemin inverse, il retraverse les lieux en tentant de les comprendre, de les analyser. « Il songe qu’un nouvel ordre mathématique étalonne sa vie, que les mesures sont à reprendre, qu’il a vécu dans une obscurité insouciante … La clairvoyance. Qui vient trop tard. »
Un texte superbe, l’histoire d’un homme qui va tenter de rattraper le temps perdu, si c’est possible… pour enfin trouver un peu de paix, peut-être celle de Dieu qui au septième jour peut se reposer, enfin…
Une écriture incroyable notamment dans sa capacité à traduire les émotions des personnages, leur souffrance, leur peur, à travers les silences, les phrases inachevées ou des discours qui  masquent l’essentiel.
Et enfin, lire ce livre, c’est voyager, oui, vraiment, voyager : la topographie très précise crée un effet de réel saisissant. La dernière partie qui a lieu en Afrique est fascinante : vos sens en alerte, vous y êtes, aux côtés de Thomas, dans la chaleur étouffante, le chaos des routes et la terreur omniprésente d’y rester, de mourir, là, à chaque détour du chemin, dans la poussière et les cadavres des bêtes crevées. C’est un « roman géographique », comme le livre que Jean prêtera à Thomas, pour le mettre sur la piste…

Superbe ! Vraiment !

                          

mardi 6 septembre 2016

Monsieur Origami de Jean-Marc Ceci


 Éditions Gallimard

Lire Monsieur Origami, c’est entrer dans un autre monde fait de silence et de contemplation, c’est se retirer de la vaine agitation du monde et faire une pause, prendre son temps. Ralentir le rythme pour méditer, profiter de ce que nous sommes ici et maintenant. Une invitation à « être »… « À quoi sert-il d’avoir si être nous manque… »
Ce roman, j’allais dire ce poème, d’une grande perfection formelle, raconte la vie d’un homme : Maître Kurogiku. Son métier consiste à fabriquer du papier : le washi. Les branches du kōso, un mûrier, permettent de fabriquer ce papier qui est à la fois souple et très résistant. On peut s’en servir pour créer des lampes, des sacs, des parois japonaises…
Fabriquer du washi est un art au Japon et Maître Kurogiku a hérité de son père ce savoir-faire. Mais, s’il vend les moins belles feuilles, il garde celles qui lui plaisent pour se livrer à sa passion : l’origami.
Il aime en effet plier le papier. Et surtout, le déplier. Il médite en observant les plis. C’est un art, une philosophie, une façon de concevoir la vie, d’échapper au temps.
Un jour, alors qu’il avait vingt ans, Maître Kurogiku quitta son pays avec trois pousses de kōso. Il alla en Italie.
Bien plus tard, il rencontre un homme : Casparo, un jeune horloger qui a un projet.
Parfois les deux hommes parlent, souvent ils se taisent.
Evidemment, Casparo aimerait savoir pourquoi ce maître en origami a tout quitté du jour au lendemain pour aller en Italie. Mais, il sait que « toute beauté a sa part d’ombre », alors il attend le bon moment pour poser sa question…
Ce premier roman de Jean-Marc Ceci est un conte poétique d’une grande beauté : chaque mot, chaque virgule, chaque silence est à sa place. La description quasi documentaire de la fabrication du washi est un véritable enchantement : les gestes sont minutieusement décrits et l’on a l’impression de se trouver dans la pièce où l’artisan fabrique le papier. De même, toute la philosophie zen liée au pliage du papier est fascinante. On sort de cette lecture comme apaisé par la beauté du monde et des choses que l’auteur déploie devant nous. L’humour de l’auteur, présent ici et là, achève de nous enchanter…
Connaissez-vous la légende des « mille grues » ? Savez-vous ce qu’est « le pli vallée » et « le pli montagne » ?

Ouvrez le livre de Jean-Marc Ceci, dépliez-vous et laissez-vous aller…

                             

vendredi 2 septembre 2016

Les Nouvelles Métropoles du désir d' Éric Chauvier


Éditions Allia

Télérama n° 3135. Février 2010. Titre de la couverture : Halte à la France moche !
On y voit des hangars, un rond-point, des panneaux. Chacun de nous a ça pas loin de chez lui, me direz-vous. Oui, peut-être, n’empêche, j’imagine la stupeur des gens qui ont reconnu LEUR ville. Parce que, dans une ville, il y a des gens qui vivent et moi, ça ne me plairait pas que l’on dise que ma ville est moche. Alors, les journalistes ont répondu qu’ils avaient choisi une photo, pas une ville. Bien naïfs ! Une image, pas des gens… Oui, mais les gens, eux, ont reconnu l’image qui représentait LEUR ville, ils ont reconnu Villebon dans l’Essonne et un élu dit dans le Parisien qu’il se sent stigmatisé, que ça ne lui plaît pas du tout, cette histoire et que chez lui aussi, il y a des quartiers historiques et que ces quartiers historiques, si les journalistes s’étaient donné la peine de les montrer, la France entière les aurait trouvés beaux et aurait peut-être eu envie d’aller faire un tour à Villebon (ça, c’est moi qui ajoute) mais là, non, c’est sûr, personne ne viendra passer ses vacances à Villebon, non, PERSONNE…
J’imagine aussi la tête de l’élu lorsqu’il a découvert l’article de messieurs Xavier de Sarcy et Vincent Rémy intitulé « Comment la France est devenue moche », article dans lequel les deux journalistes se proposaient de faire «  l’historique illustré de ces métastases périurbaines ». Je ne sais pas quel effet la lecture du terme « métastases » a eu sur lui, s’il s’est senti devenir « de trop », une espèce de tumeur maligne qu’il faut se presser d’enlever sous peine de mort, s’il a eu le sentiment qu’on devait tout raser (et lui avec), bref s’il s’est dit qu’il vivait sur un « non-lieu » et qu’il était personne. En tout cas, il était en colère et je le comprends bien.
Un autre non plus n’était pas content : c’est Eric Chauvier, anthropologue, et il l’a dit dans le livre qu’il a publié en 2011 Contre Télérama. Qualifier ainsi ces lieux, c’est exclure les gens qui y vivent, ce qui est un motif de colère. Et, dépassant les critères d’ordre esthétique (c’est beau, ça n’est pas beau), il a voulu comprendre ce qui se passait dans ces zones périurbaines car finalement, on ne le sait pas.
On retrouve cette problématique dans son dernier livre Les Nouvelles Métropoles du désir. Eric Chauvier souhaite passer par la littérature pour parler d’anthropologie et c’est ce qu’il fait.
Un homme branché, type hypster, belle barbe, chemise bûcheron, lunettes grosses montures, passe. Trois gamines de banlieue, jogging baggy, veste à capuche, baskets montantes, le voient. Lui ne les voit pas, lui les ignore : elles n’appartiennent pas à son monde, elles sont en dehors de SON monde, elles viennent de nulle part, d’un lieu qui n’existe pas, elles n’ont rien et ne sont rien, malgré leurs efforts pour ressembler à quelque chose. Elles essaient mais savent qu’elles ne feront qu’imiter, qu’elles resteront des espèces de contrefaçons ridicules et qu’elles retourneront « dans l’obscurité » de leur périurbanité, dans leur « terra incognita », dans leur néant. « Ce jeune homme leur montre qu’il ne sait rien d’elles mais, plus encore, qu’il est en train de les transformer en motif éternel d’indifférence. »
Et c’est violent, peut-être encore plus violent que les coups de pied et de poing qu’elles vont lui asséner. Elles frappent pour montrer qu’elles existent parce qu’elles n’ont pas les mots pour le dire et que personne n’est là pour les écouter.
Elles n’ont ni raison ni tort, le problème n’est pas là. Il est dans le fait que la métropole lumineuse crée des envies terribles : c’est là qu’est la vie, la beauté, la richesse. Ça brille et « les occupants des limbes » étouffent de désir et de rage.
Le narrateur observant la scène suit l’homme dans un bar branché du coin et observe les mimiques des clients qu’il ressent comme des étrangers. Il essaie d’interpréter leurs codes, leur langage, émet des hypothèses pour décrypter le fonctionnement de ceux qui mènent la danse, au milieu de la piste, sous les projecteurs, au cœur de la ville, de la métropole du désir.
Et surtout il tente désespérément de commander une bière mais comment commande-t-on une bière dans un lieu super branché ? Mystère !
Un petit livre passionnant : merci à Eric Chauvier de nous avoir, par la littérature, ouverts à l’anthropologie et permis de comprendre les rapports de force qui se jouent et dont nous sommes chaque jour témoins.
Si cela pouvait permettre d’éviter parfois certains jugements hâtifs…