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dimanche 28 février 2016

Le Caillou de Sigolène Vinson


« C’est l’histoire d’une femme qui voulait devenir un caillou. »
Intrigués, nous ouvrons ce très beau livre dont la couverture est l’œuvre d’Estelle Ribeyre et nous parcourons les premières lignes. « Hier, j’avais un caillou dans la chaussure. Je ne l’ai pas retiré de la journée. » Je ne sais pas vous, mais moi, ça y est, je suis séduite, peut-être parce que ça m’arrive souvent ce genre de chose, pas le temps d’enlever l’intrus minéral, pas le lieu, pas le moment, bref, je peux même le garder au chaud quelque temps…
La narratrice, professeur de français, a démissionné, persuadée de « son incapacité à faire progresser l’être humain. » Elle vit cloîtrée dans son dix-huit mètres carrés parisien, parle le moins possible « En me contentant de petits bruits, j’imagine que la vie passera sans m’apercevoir, qu’elle m’épargnera ce qu’elle n’épargne à personne. », écrase son nez contre sa vitre et regarde le ciel gris terne. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle n’est « pas très en accord avec le fait d’exister. »
Devenir caillou serait pour elle un moyen bien pratique de disparaître, de s’éclipser, de ne plus rien sentir. Mais… ne devient pas caillou qui veut !
 Son voisin, monsieur Bernard, vient de mourir : elle le connaissait un peu cet homme qui avant la retraite travaillait, lui avait-il dit, à l’Imprimerie nationale et se rendait tous les deux mois en Corse. Sa passion? La sculpture. Il dessinait le visage de la narratrice et tentait de le reproduire avec de la terre glaise, en vain. Après la mort de ce voisin, elle décide de partir en Corse pour le retrouver, mieux le connaître, comprendre qui il était, si c’est possible… « Le ciel est blanc. Monsieur Bernard va me manquer. Je vais redevenir seule. Ce ne sera plus assez de  m’aplatir contre une vitre. » Sur l’île, elle va devoir achever la tâche entreprise par cet étonnant voisin et tenter de devenir ce qu’elle souhaitait…
Ce livre tire sa force et sa beauté de cette atmosphère mélancolique qu’il dégage et qui nous touche par sa sincérité, son authenticité. Chaque phrase est l’expression d’une douleur existentielle, vive, omniprésente, d’une difficulté à être au monde. L’écriture est poétique, surréaliste parfois, pleine de surprises, de formules inattendues et souvent amusantes que l’on a envie de noter sur son carnet préféré. « Arroser les plantes sous la pluie ou se balader avec une serpillière dans une serviette en cuir, c’est un moyen de tenir. Parce qu’il faut quand même bien qu’on tente d’aller jusqu’au bout. » La construction de l’œuvre : les choses à peu près / les choses telles qu’elles sont m’est apparue comme une invitation à s’interroger sur la création littéraire, le travail de l’invention et de l’écriture.
Ainsi, Le Caillou est l’histoire d’une disparition volontaire, d’un effacement calculé, d’une lutte pour disparaître. « Parfois, je me sens un peu fatiguée. Il doit me rester plus de quarante ans à vivre. » Mais c’est aussi une tragique histoire d’amour ratée de gens qui se sont manqués, que la vie a séparés.

Finalement, le message qu’il faut peut-être retenir est que seuls, l’art et la création peuvent aider à patienter car ils détournent de l’ennui : c’est ce qu’avait compris monsieur Bernard qui, en disparaissant, a sauvé sa voisine de l’oubli. C’est tombé sur elle, et elle a vécu…

mercredi 24 février 2016

Comme neige de Colombe Boncenne


Qu’ai-je fait après avoir refermé le livre de Colombe Boncenne  Comme neige ? Je me suis levée (je lis au lit), ai dévalé l’escalier, suis entrée précipitamment dans mon bureau, ai ouvert le tiroir qui contenait le film plastique transparent, ai recouvert méticuleusement le petit livre à la couverture blanche. Une habitude, me direz-vous ? Non, non, pas du tout ou très rarement... début septembre, comme tout le monde. Alors pourquoi ? Un nouveau toc ? Non, non, vous n’y êtes pas ! Allez, je vous aide : j’ai tellement aimé ce petit livre que je vais fondre sur tout être vivant se trouvant sur mon chemin, famille, ami, collègue - les pauvres!-, et que je vais obligatoirement le prêter un nombre de fois incalculable (pour me faire pardonner) et la couverture claire papier buvard ne va pas tenir le choc !
 Eh, oui, c’est un vrai petit bijou que ce livre. Le sujet ? Le voici :
Constantin Caillaud part en week-end à Clamecy (sortie 34) département de la Nièvre avec sa femme Suzanne. Ils quittent Paris pour tenter de vivre un petit quelque chose de nouveau dans leur couple qui va cahin-caha. Bon, ils n’attendent  rien de folichon de tout cela, mais ce petit plus sera toujours bon à prendre. Or, le GPS qui fonctionne comme un GPS indique la sortie … après la sortie. Ils finissent donc, contraints et forcés,-quelle aventure !- par quitter l’autoroute pour se rendre à Crux-la-Ville, le téléphone portable ayant pris le relais du GPS et s’étant trompé lui aussi! Quand ça veut pas, ça veut pas ! Pause croque-monsieur pas terrible servi par un bonhomme pas aimable. Jusque là, rien que de banal, me direz-vous. Certes, mais, soudain, notre Constantin a l’idée de se rendre dans la maison de la presse de la rue principale, histoire d’acheter une carte de la région et de se repérer un peu sans la technologie moderne. Et là, il découvre un carton rempli de livres soldés. Il y jette un coup d’oeil rapide et tombe sur un livre d’Emilien Petit intitulé Neige noire. Or,  notre héros - j’ai hésité, le mot est un peu fort tout de même- apprécie beaucoup cet auteur notamment depuis qu’Hélène, jeune attachée de presse ravissante lui en a expliqué tous les charmes. Lui qui pensait avoir lu tout l’œuvre de cet auteur est ravi et il profite de la nuit auprès de Suzanne, qui respire fortement- pas très glamour tout ça, vous l’aurez compris- pour se plonger dans le roman, comme cela, il pourra très vite appeler sa belle attachée de presse parisienne pour lui annoncer sa fabuleuse découverte. Prétexte idéal pour la recontacter. Ce qu’il fait. Mais, la jeune femme lui annonce qu’Emilien Petit n’a jamais écrit de livre intitulé Neige noire, elle en est certaine. Le soufflé retombe. Qu’à cela ne tienne, Constantin va le lui montrer, ce livre. Bon sang, où l’a-t-il mis ? Impossible de remettre la main dessus. Il ne reste donc qu' à vérifier sur le sacro- saint Internet, il n’est quand même pas fou !  Mais rien, rien du tout.  Pas de Neige noire

Promis, vous ne poserez pas ce petit-chef d’œuvre plein d’humour, de suspense et si bien écrit avant de l’avoir terminé ! C’est drôle, bourré de références et de rencontres littéraires inattendues, de mises en abyme qui nous font presque vaciller dans de nouveaux romans.

 Franchement, bravo à Colombe Boncenne ! J’attends avec impatience une autre publication et  lui prédis un avenir certainement très prometteur !


Merci à Charlotte, l'insatiable, pour ce délicieux conseil...

dimanche 21 février 2016

La femme qui avait perdu son âme de Bob Shacochis


Ça y est, je viens de le terminer ! Quel roman ! Autant dire tout de suite que je n’en ai pas toujours trouvé la lecture facile mais je me suis accrochée et finalement en ai été bien récompensée.
La Femme qui avait perdu son âme est une grande fresque historique, politique et religieuse sur la seconde moitié du XXe siècle qui commence en Croatie en 1944 pour se poursuivre à Istanbul en 1986 et s’achever en Haïti à la fin des années 90. C’est au lecteur de reconstituer cette chronologie volontairement mise à mal par l’auteur. Ainsi, petit à petit, le puzzle prend forme, on comprend ce que sont les personnages au vu de ce qu’ils ont vécu dans leur enfance. Cette construction a aussi le mérite de maintenir un certain suspense jusqu’à la fin de l’œuvre.
Il s’agit donc d’une œuvre totale à la fois roman d’espionnage, d’amour, d’aventure, tragédie contemporaine qui met en scène un nombre incalculable de personnages aux identités multiples dans un nombre impressionnant de lieux, de situations politiques et de croyances religieuses variées et malheureusement souvent antagonistes.
Au début du roman, Jackie Scott -celle qui a perdu son âme- (alias Renee Gardner, Dottie Chambers ou Dorothy Kovacevic) est retrouvée morte sur une route d’Haïti. Qui est-elle vraiment ? Journaliste, photographe, agent spécial travaillant pour les fédéraux, âme perdue, ensorcelée vaudou, dealeuse, séductrice ? Elle-même, si c’est encore possible, et d’autres à la fois dans ce tourbillon d’identités, de rôles à jouer et de missions à accomplir. Elle est un « caméléon professionnel…actrice d’un théâtre sans murs, ni limites, ni public ».
Les hommes, tentés par sa beauté, s’interrogent sur cette femme mystérieuse, que ce soit Thomas Harrington, avocat, défenseur des droits de l’homme ou Eville Burnette, commando des forces spéciales.
Ce qui est sûr, c’est qu’elle est la fille de son père : Stjepan Kovacevic, d’origine croate, témoin dans son enfance de violences insoutenables commises par les partisans de Tito, ayant immigré aux Etats-Unis après la guerre, devenu diplomate et agent double au service du contre-terrorisme, abhorrant le communisme, élevant sa fille à la dure, de Hong Kong à Istanbul en passant par Rome au gré de ses missions, se servant d’elle si besoin est, l’aimant trop et mal.
Si ce livre est complexe, c’est parce qu’il reflète la réalité géopolitique du monde actuel. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les choses ne sont pas simples. Les intérêts des forces en présence sont multiples, parfois opaques et fluctuants.
Par ailleurs, les personnages du roman manipulent autant qu’ils sont manipulés. Comme le dit le narrateur au sujet d’Eville : « …il n’était lui-même pas sûr de savoir ce qu’il faisait, ni pourquoi ou pour qui. » De même, Harrington est persuadé que Burnette « était occupé à orchestrer un coup d’Etat, et non pas à en empêcher un. » Tout est leurre et l’on découvre l’impasse quand on ne peut plus faire demi- tour.
 Le lecteur doit donc tenter de s’orienter dans ce labyrinthe peuplé « d’agents et d’adjoints, officiels ou secrets… dans un monde souterrain peuplé de fantômes non identifiables, d’individus qui officient en pleine lumière, de travailleurs de l’ombre et d’hommes des cavernes. », ce monde du renseignement s’occupant « des affaires de l’humanité » pour lesquelles « il n’y a pas de coïncidences, chaque chose compte. »
C’est incontestablement un grand roman, touffu, ambitieux, dense, nourri par l’expérience de l’auteur, une véritable épopée moderne qui permet au lecteur d’y voir un peu plus clair sur l’origine de l’extrême complexité du monde actuel et les tensions politiques et religieuses qui sont les siennes.

On en sort un peu secoué, horrifié par la violence qui semble inhérente à notre monde, emporté par un style épique éblouissant et abandonnant finalement à regret des personnages auxquels on s’est attaché, et l’on sent que le passage à un autre livre va demander un effort d’adaptation. A moins que… l’on ne se replonge dans les premières pages avec l’œil averti de celui qui sait où il va !                            

vendredi 12 février 2016

La renverse d' Olivier Adam


Si certains aiment Adam lorsqu’il décrit la Bretagne, j’avoue que j’ai un faible pour l’évocation sinistre des zones pavillonnaires de banlieue, des lotissements sans âme, des villes-dortoirs aux maisons mitoyennes maison-garage-maison-garage, des périphéries en somme.
C’est là que vivait Antoine, le narrateur. Petite existence tranquille, « soirées télé après le boulot », pelouse à tondre le week-end à moins que l’on aille faire quelques courses chez IKEA… Un père peu communicatif ne souhaitant qu’une seule chose : « qu’on lui foute la paix » et donc un brin violent si l’on outrepassait les règles instituées et une mère bonne ménagère-bonnes manières, bien mise, propre sur elle, tenant ses fils à distance de la racaille des HLM d’en face.
Cette petite vie aurait pu (aurait dû ?) se poursuivre bien tranquillement si le maire de la ville n’avait pas proposé à Madame -mère d’Antoine- de devenir sa collaboratrice, son adjointe aux affaires scolaires. Pourquoi ? Pas besoin de vous faire un dessin ! « Le queutard insatiable », sénateur-maire, ministre délégué (eh oui, tout ça !), à l’ego surdimensionné va détruire tous les êtres qui de près ou de loin se trouvent sur son passage : ses collaboratrices, les familles de celles-ci évidemment, ses électeurs qui iront voter ailleurs, sa propre famille et ce, en toute impunité ou presque.
Antoine a dû fuir pour survivre, simplement tenter d’exister ; son frère Camille est parti avant lui. La violence de ce qu’il a subi, alors qu’il était adolescent, est innommable, impossible à gérer. Une tragédie. Il s’est retrouvé sali, humilié, traîné dans la boue, sans l’aide de ses parents, indifférents, englués dans leurs histoires, leurs tromperies, leurs perversités.
Qui étaient-ils, d’ailleurs, ces parents ? Antoine avec le recul dira de sa mère : «  Sans doute s’était-elle composé un masque, un costume, dont toutes les coutures ont fini par craquer. » Il avait donc vécu toutes ces années avec une étrangère ?
Le temps a passé mais, apprenant le décès accidentel du « dragueur impénitent », la douleur resurgit et le narrateur se livre à une introspection avec plus de maturité : il analyse les faits, son attitude d’alors, s’interroge sur cette famille, craint parfois de s’être trompé dans ses analyses : « …je déforme peut-être. La mémoire est la chose la moins fiable qui soit. Surtout la mienne. »
J’ai aimé ce texte qui dénonce le comportement dangereusement irresponsable d’adultes pères de famille et hommes politiques qui profitent de leur pouvoir et sont  prêts à écraser les autres, les souiller, les manipuler, transformer les femmes en objets sexuels parce que ça leur chante, pour leur petit plaisir et puis après, poubelle. Et l’on s’en tire en payant grassement des avocats renommés.

Adam a les mots qu’il faut pour dire cette violence, cette capacité de destruction qu’ont certains êtres monstrueux aveuglés d’eux-mêmes… Heureusement, les descriptions de la Bretagne sont là, pour apaiser, et elles font du bien !

jeudi 11 février 2016

Rencontre avec Gaëlle Josse, mercredi 10 février, librairie Doucet, Le Mans.


                   
Vivez-vous de vos livres ?
Non et à vrai dire, je n’y tiens pas. Je veux que l’écriture reste une liberté, je ne veux pas avoir à me dire : « Qu’est-ce que je pourrais bien écrire ? », je ne veux pas « fabriquer un bouquin » mais, écrire un livre, sans stress. J’ai besoin d’une vie professionnelle, je suis rédactrice sur un site internet.

Parlons tout d’abord de votre livre : Le dernier gardien d’Ellis Island, d’où vous est venue l’idée du livre ?
Elle m’est venue d’un choc provoqué par un lieu : Ellis Island. C’est un lieu que j’ai visité de façon innocente. Ce n’était pas un lieu que j’avais choisi de visiter en priorité d’ailleurs. J’ai été immédiatement frappée par l’empilement des bagages dans le hall et j’ai ressenti une très forte montée d’émotion. J’ai été littéralement saisie : l’exil n’était plus une chose abstraite, c’était des gens. Je visitais ce lieu très tôt le matin, il n’y avait presque personne et je me suis perdue dans les couloirs, j’ai regardé tous ces portraits en noir et blanc, tous ces regards qui interrogent. J’ai senti, physiquement, quelque chose de palpable. Je suis restée toute la journée dans un état second. Trois semaines après, j’ai commencé à écrire. J’ai imaginé le journal du dernier gardien de ce lieu vide chargé de toute cette mémoire. Comme je m’étais trouvée seule dans ces couloirs, entendant au loin le cri des mouettes, j’ai ressenti une forte impression de solitude.

On trouve souvent dans vos livres un écho entre le passé et le présent.
Oui, en effet, je trouve intéressante l’idée que le présent et le passé se parlent. Nous sommes des héritiers, nous appartenons à une chaîne humaine. Même si on n’a plus le même rapport au monde, le même rapport aux gens ou au temps qu’autrefois, il nous reste un socle d’humanité que nous continuons à partager.

Quel a été le point de départ de l’écriture de L’Ombre de nos nuits ?
J’écris de façon intuitive, émotionnelle. Comme je l’ai dit, ça peut être un lieu qui va venir me submerger et qui va ouvrir les portes de mon imaginaire et m’interroger de façon plus intime.
Pour mon dernier livre, je me trouvais à Rouen, j’avais un peu de temps avant de reprendre mon train et je suis donc allée au musée et j’ai vu ce tableau : Saint Sébastien soigné par Irène d’après de La Tour qui est donc une copie d’un original perdu. Cela a attiré mon attention, m’a touchée, a, d’une certaine façon, ouvert une brèche. Et puis, ce visage d’une extrême tendresse portée sur l’autre, sur celui que l’on aime. Ça m’a renvoyée à quelque chose de plus personnel. Je me suis dit : c’est comme cela moi aussi que je t’ai aimé… et l’écriture a eu lieu….

Dans ce roman, nous avons deux histoires et trois voix avec des effets de miroir entre ces histoires et ces voix
Oui, il y a tout d’abord la voix du peintre dans son processus de création, qui renvoie d’ailleurs à l’écrivain devant sa page blanche. Il y a une similitude dans le geste. Je trouve cela fascinant : le rien, la page blanche, la toile vide puis l’émergence de corps, d’un monde, de personnages.
De plus, j’ai essayé de mettre en tension l’homme et l’artiste, le riche propriétaire ambitieux et violent, voulant devenir le peintre du roi qu’était de La Tour alors que ce qu’il peint n’est que douceur, amour. Il y a une forte contradiction entre l’homme dans sa vie quotidienne et l’artiste qui va mettre le meilleur de lui-même dans ce qu’il peint.
Par ailleurs, de La Tour avait plusieurs filles dont une qui s’appelait Claude : j’ai pensé qu’elle avait pu poser pour ce tableau. Quant au sujet, il a beau être un sujet religieux, on ne remarque aucune référence religieuse appuyée : on voit plutôt un jeune homme nu devant une jeune fille. C’est le côté intime, charnel presque érotique qui domine.
La seconde voix est la voix du jeune apprenti, orphelin de la Guerre de Trente ans, recueilli par le peintre qui regrette certainement qu’il ne soit pas son propre fils, ce dernier n’ayant aucun don pour la peinture.
Il y a entre ces personnages un jeu de regards silencieux.
La troisième voix est celle d’une femme qui s’est enfermée dans une histoire qui ne lui était pas destinée. Elle s’est aveuglée.
Que ce soit cette femme ou ce jeune apprenti, ce sont des gens qui aiment, qui sont capables de tout donner. J’aime ces vers de René Char : «  Donne toujours plus que tu ne peux reprendre. Et oublie. Telle est la voix sacrée. » Cela renvoie à la question de l’effacement par rapport à l’autre. Aujourd’hui, on baigne dans le plaisir, la satisfaction immédiate de nos désirs. Ces notions de don, d’être capable d’attendre sont importantes, me semble-t-il.
C’est un livre plus apaisé que les précédents.

Comment avez-vous rédigé ces voix ?
J’ai écris ces trois voix séparément, j’avais besoin de me plonger dans chacune d’elles puis j’ai coupé, ajusté, ce qui a été la phase la plus délicate. Il fallait que je sois attentive aux enchaînements. Et puis, au départ, j’ai mis en place une quatrième voix, celle de Claude mais je l’ai supprimée, cela faisait trop.

Comment organisez-vous votre travail d’écrivain ?
J’écris en deux temps : tout d’abord, je raconte mon histoire, c’est la phase de création pure, la plus exaltante. J’écris comme ça vient. Puis la seconde phase : celle du travail. Je relis et relis. Je me penche sur la ponctuation qui est essentielle pour la musicalité de la phrase. L’écriture est liée au souffle comme le chant. Je m’interroge sur l’image, l’adjectif inutile. J’ai d’ailleurs compris que, lorsqu’on a un doute, il faut supprimer ! Comme le disait Duras, il faut « faire du mot le bel amant de la phrase. » Je me demande toujours quel est le mot juste qui va faire résonner la phrase. Je cherche aussi la bonne cadence. J’aime les ruptures de ton, de rythme. Mais attention, le but n’est pas de faire de jolies phrases. Je ne veux pas qu’elle sonne creux. Si la phrase est belle, c’est bien, mais si elle est juste, c’est beaucoup mieux !

Vous parlez de l’écriture comme de la musique, êtes-vous musicienne ?
Oui, je joue du piano. Mais je considère l’écriture comme une consolation : celle de n’être pas douée en musique. C’est vrai que j’ai l’impression d’écrire à l’oreille : parfois je sens qu’il manque une syllabe ou qu’il y en a une en trop…. Je pensais pour ce livre à des suites pour violoncelle de Bach.

Vos textes sont tous assez courts.
Oui, j’aime la tension du texte qui est plus difficile sur un texte long. J’aime que l’auteur soit tenu, maintenu par le texte.

Il vous faut combien de temps avant de vous mettre à écrire ?
Ecrire, c’est attendre la vague. Je n’écris pas tout de suite, j’attends que ce soit bien mûr !

Avez-vous des projets ?
Oui, pour la fin de l’année, chez un petit éditeur : « Le temps qu’il fait ». C’est un fragment de prose autour de la voix. Je trouve le monde actuel très visuel et certainement trop bruyant, or je suis attentive aux voix.


Merci à la librairie Doucet d’organiser de si belles rencontres et à Gaëlle Josse d’être venue à ce rendez-vous…

   

                                   

mercredi 10 février 2016

En attendant Bojangles d'Olivier Bourdeaut


Quel bonheur que ce livre qui pétille de joie, une vraie coupe de champagne, un moment magique !
Dès la première page, pop, le bouchon a sauté et c’est parti, ça fuse, ça swingue et ça tourbillonne dans tous les sens. C’est l’histoire d’un couple fou d’amour, extravagant, plein de charme : George qui dit descendre d’un prince hongrois ami de Dracula ou bien d’un riche industriel américain et sa femme : Marguerite ou Georgette ou Renée (finalement, on ne connaîtra jamais son vrai prénom !) : «  Je n’ai jamais bien compris pourquoi, mais mon père n’appelait jamais ma mère plus de deux jours de suite par le même prénom. »
Dans leur sillage, farandole de paillettes et de notes de musique, sont entraînés  un petit garçon, le narrateur, qui se demande : « Comment font les autres enfants pour vivre sans mes parents ? », et un animal de compagnie : une grue de Numidie surnommée « Mademoiselle Superfétatoire car elle ne servait à rien ». Ah ! j’oubliais l’ami : l’Ordure avec lequel ils jouent à la bavette, jeu qui consiste à envoyer dans la bouche de celui que l’on a en face des anchois et des amandes salées… Si on vise mal, ça pique !
On découvre une très belle histoire d’amour, un hymne à la vie et au bonheur quoi qu’il arrive : on danse sur « Mr Bojangles » de Nina Simone des slows voluptueux, on fait la fête tous les soirs en buvant des cocktails avec une foule de gens, on se raconte des histoires extraordinaires, on fuit à tout prix la raison, l’ennui, on réinvente ce qui déçoit quitte à mentir « à l’endroit, à l’envers », on oublie tout ce qui empêche de vivre heureux et surtout, on n’ouvre jamais le courrier pour être sûr de n’être pas rattrapé par la triste réalité !
Et l’on danse, on danse, on saute sur les lits et l’on fuit en Espagne, sur un coup de tête, voir les amandiers en fleurs.
 Hélas, danse rime parfois avec démence et comme le dit l’auteur dans une interview, « on passe alors de la folie douce à la folie pure. » Les carnets écrits par le père sont plus graves et l’on sent le vent tourner…
Un texte vraiment plein de charme, de poésie et d’invention : on rit et on est bouleversé par la tendresse qui émane de ce couple.

Jetez-vous sur ce livre, si ce n’est pas déjà fait, c’est le meilleur conseil que je puisse vous donner !

mardi 9 février 2016

La petite lumière d'Antonio Moresco


C’est une petite pépite que je viens de découvrir un peu par hasard car je n’avais lu aucune critique à son sujet. Ce court roman tient du conte ou de la fable métaphysique mais peut-être vaut-il mieux éviter de le classer…. Ce qui est sûr, c’est que sa lecture vous laissera pensif, dans un état second…
« Je suis venu ici pour disparaître, dans ce hameau abandonné et désert dont je suis le seul habitant. » nous apprend d’entrée le narrateur. L’homme semble s’être retiré du monde et l’on ne saura pas pourquoi. Il vit dans sa petite maison de pierre d’où il contemple le monde végétal et animal. Il observe avec étonnement et effroi, le travail incessant de la nature qui le fascine. Il s’interroge : pourquoi toute cette vie toujours en mouvement, cette prolifération végétale qui s’empare de chaque ruine pour l’envahir, l’étouffer, la dévorer, de chaque interstice entre deux pierres pour se répandre, se propager et pourrir ensuite. Tout naît, inlassablement et meurt pour laisser place à une nouvelle vie : une branche s’élève vers la lumière en livrant une lutte acharnée aux autres végétaux, les bêtes  se reproduisent infiniment et grouillent sans cesse, la terre tremble régulièrement. « Pourquoi tout ce grouillement de corps qui tentent d’épuiser les autres corps en aspirant leur sève de leurs mille et mille racines déchaînées et de leurs petites ventouses forcenées… Où je peux bien aller pour ne plus voir ce carnage, cette irréparable et aveugle torsion qu’on a appelée vie ? »
Ce spectacle fascinant et effrayant de l’intarissable foisonnement plonge le narrateur dans une méditation vertigineuse sur le sens de la vie.
Or, un soir, il remarque, de l’autre côté de la montagne, une petite lumière dans les bois. Qui peut bien habiter dans un lieu si désolé, si loin de toute vie ? Cette petite lumière qui s’allume tous les soirs à la même heure l’intrigue : il descend au village pour mener sa petite enquête et, finalement, décidera de s’y rendre lui-même… Et là, oh, surprise…
Ce texte poétique est vraiment magnifique, l’évocation de la nature, rendue de façon saisissante, est d’une force prodigieuse. Elle nous invite à penser : qui sommes-nous ici dans ce grand tout auquel nous participons? Et tout ceci a-t-il un sens, un sens que nous ne percevons pas tellement nous sommes impliqués ?
Que de questions…

C’est certain, je porterai longtemps en moi cette petite lumière…

dimanche 7 février 2016

L'Amie prodigieuse de Elena Ferrante


Lire ce roman, c’est plonger tête la première dans un quartier populaire de Naples à la fin des années cinquante : les uns crient, les autres s’insultent, les pères frappent leurs enfants, les frères cognent pour un simple regard qu’ils jugent déplacé, les menaces fusent, les couteaux sortent. Dans ces rues  sales et ces immeubles décatis où résonnent les coups de klaxon et les injures dans le dialecte local, les familles Cerullo, Grego, Carracci, Peluso et toutes les autres, celle du vendeur de fruits et de légumes ou celle de la veuve folle, se côtoient pour le meilleur et pour le pire. Ça grouille, ça parade, ça frime fort au volant de la Millecento.
 Dans ce vacarme et cette violence deux jeunes filles se lient d’amitié : Lila et Elena.
Lila, rebelle, emportée et incroyablement intelligente, fascine et inquiète parfois son ami Elena, la narratrice, plus calme, plus consensuelle. Elles lisent et rêvent d’écrire un roman à quatre mains pour devenir riches, un jour et aller ailleurs…
Elles se débattent dans leurs conflits, dans cette adolescence qui n’en finit pas, dans ce quartier dont on ne sort pas, s’évaluent, observent le moindre changement chez l’autre. Les rivalités exprimées à demi-mot, leurs prises de conscience parfois brutales et douloureuses, les poussent vers l’âge adulte. L’auteur décrit avec une grande finesse les nuances de leur pensée, notamment celles de la narratrice, Elena, que l’on perçoit de l’intérieur.
 Lila restera plus mystérieuse : seule, l’observation de ses gestes et de son corps révèle les profondes souffrances qu’elle dissimule. Elle se livre peu et sa parole est parfois un masque. Qui est-elle au fond, que veut-elle vraiment ?
 On sent leurs tâtonnements, leurs doutes, leur profond désir d’indépendance qui passe par l’éducation. Mais dans ce quartier, les enfants travaillent et l’école est un luxe que l’on ne se permet pas malgré l’intervention des enseignants qui observent impuissants le gâchis.
Mais au-delà de tout ce qu’elles vivent, ce qui prime, c’est la force qui les unit, le lien indéfectible qu’elles ont tissé, malgré les chemins différents qu’elles ont pris ou que l’on a tracés pour elles.
J’ai beaucoup aimé cette histoire d’amitié dans ce quartier napolitain, si présent que c’est peut-être lui, au fond, le personnage principal, le monstre tentaculaire dont il faut s’arracher pour s’accomplir enfin.
Y parviendront-elles ? En auront-elles la force, le courage ?

Cette fresque pleine de vie vous entraînera à coup sûr et vous ne saurez résister (et moi non plus !)  au second tome qui vient de sortir…

samedi 6 février 2016

Rencontre avec Camille Laurens. Vendredi 5 février 2016. Librairie Doucet, Le Mans.

  

Vendredi, en fin d’après-midi, j’ai eu le plaisir de rencontrer Camille Laurens dans la librairie Doucet au Mans. Quelques lecteurs s’étaient réunis dans une ambiance chaleureuse pour l’accueillir. L’échange a été très riche : Camille Laurens, sensible, authentique dit ce qu’elle est, calmement, d’une voix posée.
Je me propose de vous restituer le contenu de l’échange mais dans la mesure où je ne l’ai pas enregistré (j’ai pris des notes !), j’ai parfois été obligée d’en  modifier la forme, de réécrire un échange oral.

Pourriez-vous nous commenter le choix de ce titre ?
C’est un titre à plusieurs entrées : on retrouve, évidemment, l’expression : « Je ne suis pas celle que vous croyez. », je ne suis pas si facile que cela à séduire… Mais, ce titre renvoie aussi au thème central de l’œuvre, celui de la fausse identité. Enfin, c’est peut-être aussi l’histoire qui n’est pas celle que vous croyez. En effet, dans ce livre les histoires sont comme des cartes sans cesse rebattues.

Les premières pages présentent une femme qui fait une déposition à la gendarmerie. C’est un début assez brutal, non ?
Sachez que ce prologue a été écrit à la fin puis, placé au début : je voulais commencer par quelque chose de mystérieux. La narratrice est dans une extrême douleur ce qui se traduit par l’absence de ponctuation. Ce début, un peu violent, donne le ton.

Dans la première histoire, Claire parle à Marc B., psychiatre. Les questions qu’il pose ne sont pas formulées.
Non, je n’ai pas voulu interrompre son flot de paroles, je voulais la laisser s’exprimer, raconter son histoire. Et puis, à partir des réponses, on comprend la question qui a été posée.

En lisant votre livre, on pense à Marivaux…
Oui, au Jeu de l’amour et du hasard à ceci près que dans Le jeu, l’échange maîtres / serviteurs est temporaire et cela se termine bien. Or, dans mon livre, la narratrice se trouve face à l’impossibilité d’enlever son masque, c’est bien ça le problème et le marivaudage tourne mal.
On peut penser aussi aux Liaisons dangereuses de Laclos où la manipulatrice devient victime d’elle-même.

C’est un livre que l’on a du mal à poser quand on l’a commencé…
Oui, je vous avoue que je suis une grande lectrice de romans policiers. A une époque, j’en lisais deux par jour ! J’ai écrit mon livre sur le principe du thriller. Je suis fascinée par ce qui nous fait tourner les pages sans que l’on puisse s’arrêter. Roland Barthes faisait la différence entre le « texte plaisir » qui embarque le lecteur dans l’histoire et la « lecture jouissance » dont le plaisir est celui de la langue. L’écrivain idéal serait celui qui associerait les deux.
Par ailleurs, je ne voulais pas que ma narratrice abandonnée soit lâchée encore  par le lecteur.
Et puis, je me vis comme détective : le but de l’écriture est de mettre de la lumière sur ce que je vis et ce que vivent les autres, d’élucider ce qui se passe. D’une certaine façon, je mène l’enquête.

Est-ce un livre féministe ?
En lisant des magazines, en écoutant la radio, j’ai entendu des remarques qui m’ont heurtée : un journal très sérieux disait de Madonna qu’elle était « ridicule de vouloir exister », parce qu’à cinquante ans, une femme ne doit plus donner de concerts !
La femme d’Emmanuel Macron est appelée cougar ou pédophile alors que l’on n’a rien trouvé à redire sur le fait que Pierre Moscovici a une femme de trente ans sa cadette : « la belle et le ministre » lit-on dans les journaux ! La différence de traitement est insupportable. Bon, évidemment, par rapport à Balzac (La Femme de trente ans), on a gagné du temps mais il faut rester vigilant, il y a encore beaucoup de travail à faire. Au dix-septième, la femme n’avait pas d’âme mais elle n’a encore trop souvent qu’un corps !

Peut-on parler d’autofiction ?
Doubrovsky définit en 1977 l’autofiction : c’est un livre dont la matière est autobiographique et la manière fictionnelle. Dans le livre, ce n’est pas moi, je ne suis pas allée en hôpital psychiatrique. Je pars d’un « éprouvé », de quelque chose que j’ai vécu : le rapport à l’âge/ le désir/la réflexion sur la création. Le tout est transposé dans un dispositif fictif.
Je me laisse imprégner par ce que je vois, je peux rater le métro parce que j’écoute la conversation des voisins. Tout est matériau pour le roman.

Comment naît votre roman ?
J’ai mis deux ans avant d’écrire celui-ci : pendant ce temps, s’accumule en moi un chaos d’idées, de sensations et à un moment je suis prête. J’ai écrit pendant un an. Je peux rester très longtemps sur une page et je ne passe pas à la page suivante si celle que j’ai écrite ne me semble pas parfaite. Quand j’ai mis le point final, deux amis écrivains font une relecture ainsi que mon éditeur mais je modifie peu de choses.

On sent chez vous un amour des mots.
J’ai écrit trois recueils sur les mots et des chroniques. J’aime cette phrase de Queneau : « Prends ces mots dans tes mains et vois comme ils sont faits. » Ils sont comme de la glaise, il faut les modeler.

Il y a de l’humour dans votre livre
Oui, je ne voulais pas de pathos. La narratrice est certes dans une grande détresse, une grande mélancolie, mais elle a en elle une force vitale qui passe par l’humour. L’humour permet d’exister « malgré ». Je voulais montrer une femme qui ne renonce pas.

Eprouvez-vous un vide lorsque le roman est achevé ?
Non, pas du tout ! Je mets la musique à fond et je danse, c’est comme cela que tout le monde sait que j’ai fini ! Et puis, je porte les personnages en moi, donc d’une certaine façon, ils continuent à vivre.

Que pensez-vous de la réforme de l’orthographe ?
Je suis un peu contrariée, on perd l’histoire de la langue. Les accents circonflexes correspondent à quelque chose dans l’histoire des mots. De toute façon, je n’écrirai jamais nénuphar avec un f !

Avez-vous des projets de roman ?
Comme je commence par écrire la fin des romans, j’ai trois fins. Il faut que j’en choisisse une et que je construise le roman qui va aboutir à cette fin !
   

mercredi 3 février 2016

Envoyée spéciale de Jean Echenoz


J’ai comme l’impression qu’il y en a un qui s’est bien amusé et qui a convoqué, pour ce faire, tout un tas de petits camarades : Diderot et ses possibilités du récit: je-vous-raconte-ça-mais-je-pourrais-tout-aussi-bien-vous-parler-d’autre-chose: « Peut-on penser au contraire qu’arpentant le monde ils mènent ensemble une vie ardente et tumultueuse ? On peut le penser. Ça ou autre chose.»  Perec et ses choses invasives décrites dans le détail ou non s’invite lui aussi: « Et puis ce qu’il y a, ensuite, c’est qu’on se fatigue vite d’énumérer.» On y sent Queneau et ses inventions délirantes: « l’élastique s’improvise en esperluette : une pichenette et hop, l’esperluette se transforme en arobase avant de s’immobiliser en clé de sol. » ou la perceuse qui « n’hésite pas à entonner les premières mesures du cantique A toi la gloire, ô ressuscité ». Butor et sa deuxième personne vous transformant en personnage de roman traîne ici et là: «… vous n’avez même pas envie de défaire votre valise… ». Parfois même s’annonce Ionesco dans une toute fin de chapitre 5 un brin mystérieuse que j’imaginerais bien prononcée par la bonne de la Cantatrice chauve
Echenoz s’amuse et évidemment, on suit, on court même, on est roulé dans la farine, mené en bateau, projeté par-dessus bord, trimballé de gauche à droite et du nord au sud, aux côtés de personnages peu probables aux noms du même acabit : Lou Tausk, Gang Un-ok et qui se croisent sans se voir et se rencontrent sans se reconnaître.
Le romancier jongle, envoie tout en l’air sous l’œil ahuri de son lecteur : les mots, les phrases, les personnages, les intrigues, les lieux… et tout retombe parfaitement dans ses mains, dans l’ordre, et que nous dit-il à la fin ? Eh bien, qu’il est prêt à repartir.  Pas vous ? Moi si !
Et l’intrigue me direz-vous ? Difficile de résumer ! « Que d’action, bon sang, que d’action. » commente le narrateur. A Paris, deux hommes appartenant certainement aux Services Secrets ont besoin d’une femme, mais une femme : « Qui ne comprend rien à rien, qui fait ce qu’on lui dit de faire et qui ne pose pas de questions. » Ce sera Constance qui dans un sens est bien contente de partir quelque temps dans une ferme de la Creuse, son quotidien n’étant pas folichon, entourée de deux gardes du corps dont l’un rêve de vivre au fond des bois à la Thoreau, puis au sommet d’une éolienne (pas mal la vue !) où elle s’abîme dans la lecture de l’encyclopédie Quillet. Puis, on s’éloigne : la Corée du Nord car comme l’a dit Echenoz dans une interview : « C’est un lieu qu’on ne peut qu’imaginer », et pour cause… où l’on retrouve notre Constance, chargée de déstabiliser le pays, affalée devant une émission littéraire. Un journaliste interroge Pierre Michon : « le style, je veux dire cette manière si singulière qui est la vôtre, provoque-t-il le propos ou en est-il la conséquence ? » Pas de chance, ça sonne, c’est Gang Un-ok qui se jette sur notre Constance… On n’aura jamais la réponse à moins qu’ Echenoz ne réponde à sa place…
Une parodie de roman d’espionnage, me direz-vous ? Pas du tout, selon l’écrivain, un « roman d’action », rythmé comme un air de jazz et dont les phrases parfois s’emballeraient toutes seules en des digressions plutôt comiques.
Echenoz joue avec les codes du roman, ici plus qu’ailleurs. Le roman est pour lui le grand jeu : on s’interroge sur ses possibilités, on explore sans cesse ses limites et surtout, on n’oublie pas de s’amuser, de rire en rappelant au lecteur qu’il peut y croire mais que ce n’est qu’une histoire, que le marionnettiste n’est jamais loin, que les fils sont visibles et qu’il faut faire avec, même si ça nous gêne ! On ressort de tout ça un peu secoué mais qu’est-ce qu’on s’est bien amusé !