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mercredi 18 décembre 2019

La panthère des neiges de Sylvain Tesson

Sylvain Tesson - La panthère des neiges.
Éditions Gallimard
★★★★★ (j'ai adoré)


Je crois que cette fin d'année est placée pour moi sous le signe de l'affût. Non que je passe mes journées dans les cabanes en bois perchées dans les arbres qu'on voit par ici en forêt d'Andaines (et à mon avis, elles sont, hélas, plutôt destinées à cacher les chasseurs très actifs dans la région) mais parce qu'après le magnifique roman de Claudie Hunzinger: Les grands cerfs, me voilà partie au Tibet avec Tesson, un photographe animalier nommé Munier, Marie, sa compagne, et un philosophe, Léo de son prénom.
Bavarde comme je suis, je ne pense pas être une partenaire idéale pour l'affût. Et pour tout vous dire, Tesson ne devait pas l'être non plus ! En tout cas, il se présente un peu, dans cette expédition hors normes, et avec son sens de la dérision qui le caractérise, comme un « boulet » : en effet, il ne peut rien porter à cause d'une colonne vertébrale trop fragile, ne voit pas grand-chose et n'arrête pas de causer. Les trois autres lui répondent à peine d'ailleurs. Et notre Tesson philosophe, le Tao-tö-king en main, fait des bons mots, s'interroge, questionne et les heures passent. À moins trente degrés (moins dix à l'intérieur), il faut avoir des réserves intellectuelles hors normes pour survivre. Et attendre...
Alors, tout ce petit monde part se balader au Tibet, à 4000 mètres d'altitude afin d'observer … (roulements de tambour)... la panthère des neiges… Bon, allez, je spoile un peu : oui, ils la verront mais ils observeront aussi d'autres splendeurs : yacks, ânes sauvages, loups, antilopes, lynx, gypaètes, pikas… Et toutes ces bébêtes, eh bien, il vaut mieux les voir maintenant, car d'après les naturalistes les plus optimistes, la faune disparaît tellement vite qu'il n'en restera bientôt plus aucun spécimen. Quand je pense que chez nous…. à l'heure où je vous parle, les merles pullulent dans mon pommier, profitant des derniers fruits gorgés de sucre… Je crois que je ferais mieux de les admirer plutôt que d'avoir la tête baissée vers mon clavier. Il faudra que je relise La panthère des neiges pour acquérir plus de sagesse...
Revenons à nos aventuriers : le Munier n'est pas bavard, c'est un taiseux. Il voit tout, dit aux autres où tourner la tête, photographie, nomme ce qu'il voit dans son télescope (en latin de préférence), lui dont le rêve aurait été d'être invisible, à une époque où tout le monde veut se montrer (un sage, Munier !) D'ailleurs, on sent notre Tesson fasciné par cet homme qu'il nomme toujours par son nom de famille. Et c'est vrai qu'il est impressionnant, le Munier.
Son amie Marie l'admire tout autant. Quant à Léo, il écoute avec patience les analyses percutantes de notre Tesson national, y répond à demi-mot, s'il a le temps. Bref, pas de longs échanges, peu de discours direct.
Trente-huit courts chapitres se font l'écho des réflexions de Tesson : les bêtes sont pure beauté et nous passons sur cette terre sans rien voir parce qu'on ne sait plus regarder au-delà de notre nombril et de notre smartphone. (juste!) Notre agitation perpétuelle, notre recherche de divertissement (au sens pascalien du terme) nous coupent du monde, nous empêchent de voir, de penser, d'être : « Au « tout, tout de suite » de l'épilepsie moderne, s'opposait le « sans doute, rien, jamais » de l'affût. » Mieux vaut la philosophie orientale du non-agir, de la contemplation. En effet, huit heures d'affût permettent de se poser, d'admirer, d'aimer et pour Tesson, de faire le bilan de notre société moderne, génialement résumée en deux mots : « embouteillages et obésité », les deux étant plus ou moins liés d'ailleurs ! A cela s'ajoute la destruction aveugle et systématique (et consciente, ce qui fait de l'homme un être tragique) de tout ou à peu près tout ce qui nous entoure : terre, mer, faune, flore… etc, etc. On attend d'être « augmenté » pour être plus fort, plus tard, alors que la vie est maintenant, là, sous nos yeux. « Il est plus difficile de vénérer ce dont on jouit déjà que de rêvasser à décrocher les lunes. »
Certaines pages, très belles et très touchantes, sont consacrées à l'amie d'avant et à la mère que Tesson semble rechercher (et retrouver) dans les apparitions merveilleuses de la panthère.
Oui, ce texte est un délice : on y voyage, on y découvre la beauté et l'on y pense. Tesson est sans nul doute un voyageur, un poète et un homme d'esprit.
Son seul défaut peut-être (et pour l'affût seulement!) : il est bavard mais n'est-ce pas le fait des hommes de bonne compagnie ?


                         

Pour accompagner ce livre et poursuivre la contemplation de ces lieux magiques et de cette faune fascinante, je vous conseille le FABULEUX livre de photos du non moins FABULEUX Munier, accompagné des textes poétiques de notre Tesson, pardon, de notre FABULEUX Tesson: Tibet minéral animal aux éditions Kobalann.
Certainement le plus beau des cadeaux pour Noël… (C'est clair pour tout le monde, hein, la famille???)

                      

vendredi 13 décembre 2019

L'épouse hollandaise de Eric McCormack


Éditions Point
★★★★★ (j'ai beaucoup aimé)


C'est marrant la vie d'un roman… J'ai trouvé celui-ci lors d'un séjour à Toulouse, il y a deux ou trois ans. Comme je l'ai déjà dit (à vous ou à d'autres… je commence à radoter, c'est l'âge - ben oui, moi j'ai la chance d'être née avant 75…), lorsque je visite une ville, je commence par les deux choses essentielles : la meilleure librairie et la meilleure pâtisserie (on pourrait rêver que les deux fussent réunies dans un lieu unique mais c'est rarement le cas, hélas - si vous avez des adresses, je prends !)
Eh bien, à Toulouse, paraît-il qu'il faut aller chez Ombres blanches. Tiens, j'en profite au passage pour dire à Monsieur Aurélien Bellanger qui le 22/11/19, sur France Culture https://www.franceculture.fr/emissions/la-conclusion/toulouse, avait daigné trouver Toulouse un peu moins « provinciale » (quoique…) grâce à la présence de la librairie dont je vous parle et de la possibilité de s'y procurer les œuvres complètes de Gramsci, donc je tenais à lui dire que j'habite à la campagne, dans l'Orne (je vous laisse deux secondes pour regarder sur une carte - cela-dit, Monsieur Bellanger connaît puiqu'il est né dans le département voisin, en Mayenne, à Laval!-) je tenais donc à rassurer cet auteur : je n'ai JAMAIS MANQUÉ DE RIEN. Lorsque j'ai besoin d'un livre (quel qu'il soit), je le commande chez mon libraire. Je le récupère le moment venu. Je ne vais pas succomber ni sombrer dans une profonde dépression parce que je dois attendre deux ou trois jours pour obtenir ce que je veux. J'aime la littérature mais pas au point de vomir ou de m'évanouir si je ne peux me procurer en deux temps trois mouvements Le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu en ancien français. Ils me font toujours sourire ces Parisiens d'adoption, encore éblouis par les lumières de la ville, qui crachent sur « la France profonde » dont ils sont issus… Avoir ce genre de propos au XIXe siècle, passe encore, mais à notre époque, ça me semble un peu relever de l'anachronisme…
C'était mon coup de gueule. Passons…
Donc le roman dont je m'apprête à vous parler trônait dans ladite librairie sur la table des « incontournables ». Le titre et la couverture ayant retenu mon attention, je l'achète. Il passe deux trois ans dans une belle PAL (pile à lire) jusqu'à ce que je m'en empare enfin…
Et c'est toujours le moment où l'on se dit : mais pourquoi n'ai-je pas lu ce texte avant ?
Car, oui, je me suis régalée. Alors je vous préviens tout de suite, il faut avoir un esprit d'aventurier, aimer le romanesque pur et dur et les situations les plus rocambolesques qui soient, accepter que l'écrivain se joue de vous, tende des pièges et que des trappes s'ouvrent brutalement sous vos pieds et surtout, il faut se laisser aller et retomber en enfance, lorsque l'on goûtait le plaisir de se plonger dans un roman de Stevenson ou un Tintin…
Vous êtes prêts ? Alors on y va !
D'abord, vous êtes (délicieusement) interpellé : « Aimable lecteur : j'aimerais te raconter un incident qui date d'il y a dix ans... » L'apostrophe, le tutoiement… Me voilà happée.
Un premier narrateur, écrivain de profession, s'installe avec son chat et sa femme (ou l'inverse!) dans une maison ancienne et mitoyenne près de Toronto. Il découvre, en visitant cette demeure, une bibliothèque très riche remplie de livres anciens. Lorsqu'il cherche à connaître le propriétaire de la maison (et de la bibliothèque), on lui répond qu'un avocat s'occupe des papiers...
Un jour, tandis qu'il s'est installé au jardin pour écrire, notre écrivain fait connaissance avec son voisin, un certain Thomas Vanderlinden, un homme très érudit, ancien professeur d'université à la retraite. Une amitié s'installe jusqu'à ce que le vieil homme soit hospitalisé. Notre narrateur lui rend régulièrement visite. À l'occasion de l'une de ces rencontres, le retraité lui montre une photo de sa mère, Rachel Vanderlinden, et lui explique comment, autrefois, avant même sa naissance, tandis qu'elle attendait le retour de son mari, un certain Rowland Vanderlinden, explorateur-ethnologue de profession, un inconnu s'est présenté chez elle en disant simplement : « Je suis votre mari ».
Dans un premier temps, Rachel s'apprêta à renvoyer le faussaire lorsque soudain, elle se ravisa sans que l'on sache pourquoi. L'inconnu s'installa donc chez les Vanderlinden comme s'il était chez lui. Jamais Rachel ne voulut savoir qui il était, ni d'où il venait et encore moins ce qui était arrivé à son (vrai) mari. Pourquoi ? Mystère ! Et c'est là que commencent les aventures les plus folles, absolument impossibles à résumer, avec moult et moult rebondissements... Les choses les plus farfelues sont racontées le plus sérieusement du monde comme si c'était des vérités scientifiques, ce qui crée un décalage vraiment irrésistible et très pince-sans rire (attendez qu'on vous décrive le ver de Guinée et vous comprendrez ce que je veux dire...). Oui, ce texte est bourré d'inventions, il pétille à toutes les pages, il nous mène en bateau (au sens propre et figuré), nous trimbale au bout du monde, nous laisse pantelant dans un coin reculé du globe et lorsqu'on imagine pouvoir reprendre un peu son souffle, une trappe s'ouvre et l'on tombe en chute libre vers d'autres péripéties plus insensées et plus rocambolesques les unes que les autres.
Les narrateurs se succèdent, les mystères finissent par s'éclaircir et l'on se régale d'un bout à l'autre de ce roman inénarrable écrit par un conteur hors pair !
Bravo Ombres blanches pour cette belle découverte ! Heureusement qu'il m'arrive de battre un peu le pavé urbain, sinon, qu'est-ce que je deviendrais… Je m' le demande...

jeudi 12 décembre 2019

Le Ghetto intérieur de Santiago H. Amigorena


Éditions P.O.L
★★★★☆ (j'ai beaucoup aimé)

Il part. En 1928, il quitte la Pologne pour l'Argentine, Varsovie pour Buenos Aires, laissant sa mère, son frère et sa soeur à des milliers de kilomètres derrière lui. Il part et a le sentiment de se libérer enfin de l'emprise maternelle, il souhaite respirer un peu et se lancer dans une nouvelle vie, faire fortune peut-être, loin de la vieille Europe, loin d'une famille étouffante, loin d'une mère juive qui l'empêche presque d'être lui-même.
« Les Juifs me font chier. Ils m'ont toujours fait chier. C'est lorsque j'ai compris que ma mère allait devenir aussi juive et chiante que la sienne que j'ai décidé de partir. »
Le jeune et beau Vicente Rosenberg (double du grand-père de l'auteur) se marie, a des enfants. Il oublie le yiddish, parle espagnol, apprend à danser le tango. La vie lui sourit et Vicente Rosenberg aurait dû être un homme heureux. Mais il ne le sera pas : au même moment, de l'autre côté de l'Atlantique, le pire s'abat sur l'Europe. Il a pour nom nazisme et pour conséquence le meurtre de six millions de Juifs.
L'impensable.
L'innommable.
L'insensé.
La Shoah.
Si à son arrivée,Vicente Rosenberg propose à sa mère de venir le rejoindre à Buenos Aires, il ne fait pas l'effort de retraverser l'Atlantique pour aller la chercher et il faut bien l'avouer, il lit d'un œil assez distrait les premières lettres qu'il reçoit d'elle et ne lui répond que lorsqu'il en a le temps. Mais très vite, il sent que quelque chose est en train de basculer, là-bas, en Europe. Et il sent aussi que sa mère se trouve dans l'oeil du cyclone et qu'enfermée dans le ghetto de Varsovie, elle ne s'en sortira peut-être pas.
Et ça, Vicente Rosenberg ne pourra jamais le concevoir.
Il est parti et maintenant c'est trop tard. Il a abandonné les siens, sa mère, son frère, sa soeur mais aussi d'une certaine façon, les autres Juifs d'Europe. Il ne s'est pas trouvé là où il aurait dû être. Il n'a pas vécu l'enfer que les autres ont subi. Il a honte. Écrasé par une douleur extrême et un sentiment de culpabilité immense, Vicente s'enferme petit à petit dans un mutisme absolu. Que dire en effet quand tout paraît vain ou dérisoire ? De quoi parler quand plus rien n'a de sens et que les hommes sont devenus fous ? Comment vivre en sachant que sa mère souffre et vit le pire ? Comment ne pas se réfugier dans le silence quand les mots n'ont plus de sens et qu'il n'en existe aucun pour exprimer le pire ?
N'étant plus que l'ombre de lui-même, il ne lui reste plus qu'à s'isoler dans un ghetto intérieur dont il aura bien du mal à s'extraire… si c'est possible.
« Il aspirait à un silence si fort, si continu, si insistant, si acharné, que tout deviendrait lointain, invisible, inaudible - un silence si tenace que tout se perdrait dans un brouillard de neige. »
Comme vous l'aurez compris, le sujet abordé ici par Santiago H. Amigorena est extrêmement douloureux et je sens qu'il va falloir que je fasse un effort pour rester objective afin de parler de l'oeuvre elle-même sans être emportée par l'émotion (et avec une telle thématique, c'est difficile.)
Bon, disons-le, j'ai un avis plutôt positif sur ce roman (certains aspects m'ont beaucoup plu) mais j'ai tout de même quelques réserves.
Des livres sur la Shoah, nous en avons tous beaucoup lu. Or, Le Ghetto intérieur a ceci d'original qu'il fait le portrait d'un homme qui n'est pas sur le lieu même où les crimes sont commis. En effet, Vicente reçoit des bribes d'information et a bien du mal à appréhender la vérité. On comprend que les journaux ont parlé finalement (et pour différentes raisons) assez tardivement de tout ce qui se passait dans les camps de la mort. L'information circulait mal. Et puis, comment admettre l'impensable, comment considérer comme vrai ce qui dépasse l'entendement ?
« Vicente, comme le reste de l'humanité, pouvait savoir mais ne pouvait pas savoir. Il ne pouvait mettre aucune image sur ce qui se passait à douze mille kilomètres de distance de là où se déroulait son drame personnel. Il ne pouvait mettre aucune image ni l'appeler d'aucun nom.»
Cette distance géographique et donc physique va être très mal vécue par le narrateur qui a le sentiment de ne pas être à sa place. Un sentiment d'impuissance s'empare donc de lui. Il comprend qu'il est fondamentalement attaché à ceux dont il s'est éloigné : à sa famille mais aussi aux Juifs d'Europe. Lui qui avait plus ou moins rejeté son appartenance à toute forme de judéité se sent être fondamentalement juif, appartenir à une famille, une communauté qu'il avait délaissée. C'est donc en s'éloignant qu'il devient ce qu'il fuyait. J'ai trouvé passionnantes toutes les analyses tournant autour de cet écart géographique et ses conséquences sur l'évolution psychologique du personnage principal.
M'ont aussi beaucoup intéressée les réflexions sur les mots permettant de désigner l'innommable : dire « Shoah » ou « Holocauste », mettre une majuscule ou pas, parler d' « événement » ou de « catastrophe », d' « apocalypse » ou de « génocide », cela n'a pas le même sens, ne sous-entend pas la même chose… Les mots ont ici une importance capitale car ce sont eux qui vont exprimer les faits, dire ce que beaucoup renonceront à dire, c'est par eux que sera révélée et transmise la vérité, celle que tout le monde doit savoir.
Enfin, le questionnement sur l'identité juive est aussi passionnante d'autant que les réflexions ont lieu dans une langue assez simple qui pourrait être celle d'un jeune homme comme Vicente : il essaie en effet de comprendre qui il est, quel est le sens de cette identité unique qu'il n'a pas choisie (et que les nazis ont imposée aux gens qu'ils voulaient assassiner), pourquoi il serait plus juif que polonais, argentin, danseur de tango, joueur de football ou vendeur de meubles, il se demande si on peut avoir une identité qui nous définisse toute une vie, si ce mot a du sens pour lui et l'on assiste vraiment ici, notamment grâce au discours direct, à l'évolution de sa réflexion, un peu naïve dans sa formulation et donc très touchante :
« - Oui, oui, c'est ça ! C'est exactement ça ! On est différents. On est différents de tout, on est différents de tous. On est différents de quoi que ce soit. C'est la seule chose qui compte. On est le seul peuple sans armée, sans État. Et on a été élus, mais on n'a jamais vraiment su pourquoi on avait été élus. On a été élus seulement pour se poser la question de pourquoi on a été élus !C'est ça ! On est juifs. Je suis juif. Mais on ne sait pas ce que c'est. On ne sait absolument pas ce que c'est. Et le plus beau et le plus triste à la fois, c'est qu'on n'arrêtera jamais de se le demander, et qu'on ne le saura jamais. »
La simplicité des mots et des tournures de phrases confère une vraie force au propos. Et l'on sent soudain que l'on touche à l'essentiel, à quelque chose qui a à voir avec une forme de tragique et c'est beau à pleurer….
Mon bémol réside finalement dans le récit lui-même que j'ai trouvé parfois (et notamment à la fin) très répétitif et trop long, d'autant que souvent, ce sont les mêmes expressions, les mêmes mots qui sont employés pour exprimer le quotidien de Vicente, ses sorties en ville, les cafés, les jeux, le désespoir de sa femme et son enfermement intérieur… Un livre sur un tel sujet supporte mal les longueurs. Certains passages manquent de rythme et les redites finales, trop nombreuses, alourdissent inutilement le récit.
Il me semble aussi que l'auteur aurait pu donner encore plus de force au personnage de Vicente en exprimant peut-être de façon un peu plus progressive (plus nuancée?) sa lente plongée dans le silence. J'ai le sentiment qu'on y arrive trop vite, trop tôt dans le roman (p 52, son ami Ariel le trouve déjà « plus taiseux qu'il ne l'était depuis le début de la guerre »), ce qui oblige ensuite l'auteur à jouer sur le ressassement, la répétition tout le long des 140 pages restantes. Je pense qu'il y a ici un manque d'équilibre dans l'organisation romanesque et ce au détriment du personnage principal dont le portrait aurait, je pense, pu être plus affiné, plus fouillé.
J'ai trouvé enfin qu'il y avait comme une distance entre le personnage de Vicente et le lecteur (moi-même en l'occurrence) : est-ce lié au récit à la 3e personne - mais comment faire autrement? ou à une certaine économie de moyens dans l'écriture (une certaine froideur) ?, ou bien aux références historiques assez nombreuses (et pas franchement nécessaires à mon avis) qui empêchent, me semble-t-il, la partie romanesque de se déployer véritablement? Je ne sais pas vraiment, en tout cas, cette distance a un peu retenu chez moi l'empathie voire l'émotion (qui auraient être là, présentes et immenses, dès les premiers mots). J'ose l'avouer, le personnage de Vicente ne m'a pas vraiment touchée (sauf quand il parle de sa mère - quel beau livre d'ailleurs sur les relations mère/fils...)
Et pourtant, il aurait dû me bouleverser. Je trouve que quelque chose ne fonctionne pas vraiment dans le dispositif romanesque. Pourquoi ? I don't know. En tout cas, il m'a fallu attendre la fin pour que je me sente émue. (D'ailleurs, quand je dis que je n'ai pas été touchée plus que ça par Vicente, je ne l'ai pas été non plus par sa femme et ses enfants…) Je les ai vus comme de loin…

Bon, allez, j'arrête là. Le Ghetto intérieur reste incontestablement un texte marquant et il ne faut pas vous fier à l'avis d'une vieille grincheuse au coeur de pierre !

mercredi 4 décembre 2019

Encre sympathique de Patrick Modiano


Éditions Gallimard
★★★★★ (J'ai beaucoup aimé)


Modiano me fait toujours l'effet d'un auteur qui serait resté enfermé quelques décennies dans une boîte très hermétique que l'on aurait enfin ouverte. Rien de ce qui fait le XXIe siècle ne concerne ses romans: pas de traces de téléphones portables, d'ordinateurs ou de réseaux sociaux… Non, chez Modiano, on cherche un nom dans le Bottin, on écrit des lettres avec de l'encre bleu Floride, on parle de dancing et de bureau des PTT, de magnétophone et de télégramme…
Les gens sont aimables ou méfiants, habitent ou ont habité Paris (ils peuvent aussi être absents momentanément de Paris, ce qui est toujours vaguement inquiétant ou risqué) et s'appellent comme on ne s'appelle plus : Gérard Mourade, Noëlle Lefebvre ou George Brainos...
Généralement, l'un d'entre eux a disparu et un narrateur le recherche. Pourquoi ? On ne sait pas vraiment et lui non plus dans le fond. S'ensuit une espèce d'errance essentiellement parisienne, dans un périmètre assez limité et une chronologie relativement vague. On a toujours l'impression que le narrateur souffre d'une myopie prononcée qui l'empêche de voir au-delà d'une certaine distance (autrement, ce qu'il voit est flou) et qu'une forme d'amnésie l'a frappé peu de temps après sa naissance. Le personnage principal est donc quelqu'un qui ne se souvient pas et les gens qu'il interroge ne se souviennent pas eux non plus. Bref, tout le monde a tout oublié et l'on cherche des gens que personne n'a jamais rencontrés, et qui sont certainement morts depuis longtemps (mais là, c'est pas sûr!)
(Seules les traces font rêver, disait René Char… )
Bref, on tourne pas mal en rond, on rencontre une poignée de personnages (très peu) mais on finit quand même par les confondre (moi en tout cas), on se perd dans des détails (des histoires de lettres, de dossiers égarés ou incomplets…), les années passent, on vieillit (mais on ne change pas vraiment), on ne renonce pas à chercher (en s'autorisant quelques pauses assez longues tout de même) comme si le sens de la vie dépendait de ce qu'on allait trouver (ou pas) et puis, on finit toujours par mettre la main sur une personne : est-ce vraiment celle que l'on cherchait au début ou bien quelqu'un qui lui ressemble vaguement ? Peu importe, elle fera l'affaire.
Dans cette atmosphère hors du temps et hors de tout, des paroles d'une très grande banalité prennent soudain l'allure de questionnements philosophiques très profonds : exemple page 26 : « Et vous, qu'est-ce que vous faites dans la vie ? » Eh oui, qu'est-ce qu'on fout là, dis-le moi…
Bref, on aime Modiano ou pas. Si vous aimez, vous adorerez ce roman ; si vous n'aimez pas, passez votre chemin.
Quant à moi, je fais partie des fans absolus : j'aime l'écrivain qui à chaque question qu'on lui pose répond par « C'est compliqué » avant de plonger son regard inquiet dans le vide et de répéter une autre fois comme quelqu'un qui prend douloureusement conscience de la difficulté de traduire l'existence en mots, « oui, c'est compliqué »… J'aime ses textes parce qu'ils expriment une vision du monde très personnelle, et c'est bien là la caractéristique d'un grand écrivain, isn't it ?
L'errance modianesque dit le temps qui passe, s'effiloche, la mémoire qui vacille et l'oubli qui prend le relais. Les lieux, seuls, forment de vagues repères… et encore… Rien ne résiste au temps, ni les gens, ni les choses…
L'homme n'est qu'un passant… Un passant de passage… Qui a presque tout perdu et tout oublié.

samedi 30 novembre 2019

Les grands cerfs de Claudie Hunzinger


Éditions Grasset
★★★★★ (coup de coeur absolu!)


2015 : je découvre par je ne sais quel hasard (mais les hasards existent-ils vraiment?) le livre de Claudie Hunzinger : La Survivance. Coup de foudre ABSOLU. Je profite de quelques vacances pour trimbaler toute ma petite famille en Alsace et tenter de retrouver la fameuse « Survivance », une vieille métairie perchée dans la montagne. Livre ouvert dans une main et bâton de marche dans l'autre, j'ouvre la route tandis que mes quatre gamins s'égaillent joyeusement dans le massif du Brézouard, à six heures à cheval, comme le dit l'auteure, du couvent d'Issenheim, au bord de la plaine du Rhin.
J'ai pris des notes, consulte régulièrement mon bout de papier, nous perds, nous reperds et à chaque virage, je crois voir au loin la vieille maison en ruine que mes deux Robinson-libraires, personnages du roman La Survivance, ont décidé d'acheter après avoir vendu à contre-coeur leur librairie-maison de la vallée. Ils sont partis avec leur âne, leur chienne, leurs bouquins de Kafka, Walser, Bolano et Sebald, oui, ils sont partis au bout du monde, loin de la société de consommation et des Black Fridays en veux-tu en voilà. Loin. Près des cerfs, des hérissons, des chenilles dévoreuses et des buses aux serres jaune d'or. L'eau pénètre parfois dans la maison. La température peine à grimper. Ils ont froid. Mais tant pis.
Ils sont heureux. Ils lisent le De natura rerum de Lucrèce et c'est bien là l'essentiel.
Mes enfants finissent par oublier le but de notre grande balade. Ils ont soif et faim et froid. Des gosses, quoi. Quant à moi, je sens que je ne suis pas loin de cette vieille métairie du 18e siècle, qu'elle est là à la lisière de cette forêt, cachée derrière ces arbres que je vois au loin. Elle est là, j'en suis certaine...
Quel immense plaisir j'ai eu à retrouver « La Survivance » (appelée « Bambois » dans un précédent livre, puis « Hautes-Huttes » dans Les grands cerfs…) Il faut dire que les mots et les phrases de Claudie Hunzinger, je les goûte comme parmi les plus beaux écrits actuels : ils disent la nature, les plantes, les animaux, l'air, les arbres, la neige comme on ne sait plus les nommer.
Ils nous montrent ce que l'on ne sait plus voir. Et moi-même, ancienne citadine mutée depuis fort longtemps dans le fin fond du bocage normand et vivant maintenant à l'orée d'une immense forêt, ces mots m'apprennent à voir la beauté qui m'entoure, ce que j'ai refusé de faire pendant longtemps, perdue que j'étais d'avoir été parachutée au bout du monde… Maintenant, je SAIS que je vis au coeur de cette beauté mais il m'a fallu les mots de Claudie pour VOIR le monde où je vis et l'aimer…
Revenons à ce merveilleux livre Les grands cerfs. Il m'est arrivé, il y a quelques années de cela, tandis que je me promenais en forêt avec Onyx, mon chien, de me retrouver nez à nez avec un cerf, certainement poursuivi par des chasseurs. Il était resté immobile à quelques mètres de moi. Nous nous étions regardés, puis il avait repris son chemin. Mon pauvre chien vieillissant n'avait fort heureusement rien vu du spectacle. J'en ai gardé un souvenir puissant comme si j'avais assisté à une apparition. Depuis, j'aime retrouver dans les textes littéraires l'image du cerf. Cela me fascine. Du Saint Julien l'Hospitalier de Flaubert à Tiens ferme ta couronne de Yannick Haenel, l'animal s'est emparé de mon imaginaire.
Dans son dernier roman (oui, je sais, j'ai encore fait un petit détour) la narratrice, Pamina, qui vit dans la montagne avec son compagnon Nils, s'est liée d'amitié avec un certain Léo, photographe animalier. Celui-ci passe tout son temps, jumelles au cou, à guetter des cerfs dans une cabane d'affût.
« À l'approche, on se glisse dans les forêts, on avance, on dérange, on surprend, on fait fuir. À l'affût, on attend. »
Initiée, guidée par cet homme, et affrontant des températures peu clémentes, elle va découvrir tout un monde qui lui était jusque là étranger : celui des cerfs, des clans, des traces, des excréments qui disent tant de choses, des odeurs, de la repousse, de la perte des bois, du brame, du vent qu'il faut avoir pour soi, de leur larmier qui n'a rien à voir avec des larmes… Un monde nouveau et fascinant s'ouvre à la narratrice...
Seuls les mots de Claudie Hunzinger sont capables d'exprimer avec autant de justesse et de poésie toute la beauté d'une horde de cerfs, de leurs folles ramures aux 12 ou 18 cors, de leurs terribles rivalités. Les voir, les observer, les nommer… Comment s'appelle celui qui a l'oreille gauche coupée net ? Est-ce le Vieil Apollon ? Et l'autre et son double maître andouiller ? Est-ce Wow, Arador ou bien Pâris ?
La narratrice se fond dans la nature, devient la nature, devient le cerf.
« C'était ça le but. Le but et le délice. Le délice de ne pas me sentir assignée à résidence dans le genre humain, mais de m'en affranchir pour m'élargir, m'augmenter dans une sorte de bond vers la nuit, y affronter un air si âpre que j'en tremblais. »
« Je découvrais à quel bord j'appartenais. À celui des proies. Étrangeté amplifiée par le genre qui m'incarnait, comme si depuis toujours le féminin et l'animal allaient ensemble, passionnément, dans le même qui-vive. »
Allez, je ne résiste pas à l'envie de vous livrer la page 73, si belle, la voici : « C'était devenu une obsession. Contempler des cerfs. J'aurais aimé approcher leurs présences, connaître leurs pensées, pénétrer leurs méditations, dormir dans leurs yeux, écouter dans leurs oreilles, me glisser dans leur mufle, être leur salive verdie du suc des herbes, frémir sous leur pelage, bondir dans leurs muscles, m'enfoncer profondément dans leurs sabots, dans leur fonds d'expérience, parcourir le temps qui existe et le temps qui n'existe pas, nager dans les vapeurs qui montent des prairies ou dans celles qui montent des grottes, cinq cerfs nageant dans la brume aux parois de Lascaux, porter le poids de leur couronne, connaître une seconde, une seule, leur souveraineté, la mêler aux branches des forêts traversées, ne plus savoir si je suis cerf ou forêt en train de nager, de bondir. D'exister. »
Silence...
Mais ce dont nous parle l'auteure, c'est aussi des oiseaux qui disparaissent. Et des insectes. Elle se rend compte qu'elle est témoin de la fin d'une époque. Un témoin impuissant. Et terrifié.
« En dix ans. Ça s'est passé en dix ans. Sous nos yeux. Et j'en ai pris conscience seulement cet été-là. En dix ans, quelque chose autour de nous, une invention, une variété de formes, une extravagance, une jubilation d'être qui s'accompagnait d'infinis coloris, de moirures, d'étincelles, de brumes, tout ça avait disparu pour laisser place à un monde simplifié, appauvri, uniformisé, accessible aux foules et aux masses où les goûts se répandaient comme des virus. Et ce n'était pas un phénomène cloisonné mais un saccage général. »
Et puis, il y a les chasseurs et les gardes forestiers de l'ONF... Et ce Léo, l'initiateur, le guide. Quel est son camp ? Le sait-il lui-même ?
Un texte sublime qui dit toute la beauté du monde.
Celle que l'on peut admirer.
Pour combien de temps encore ?


                              


mercredi 6 novembre 2019

Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon de Jean-Paul Dubois


Éditions de l'Olivier
★★★★★ ( ♥♥♥♥♥ etc, etc...)


Si tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon, tous les hommes ne voient pas non plus le monde de la même façon.
Eh bien, je peux vous le dire, Jean-Paul Dubois et moi, ça colle et ça colle rudement bien.
Bon, je sais, je suis là pour parler du livre, pas de l'auteur. Faisons une exception si vous le permettez… Car effectivement depuis qu'il a remporté le prix Goncourt, on l'entend parler ici ou là sur les ondes, et à chaque fois je me dis : vraiment, ce mec, qu'est-ce qu'il est bien (en plus, il n'est pas mal - mais là je vais un peu loin…)
Oui, à chaque fois, qu'il parle de son travail, de son temps libre, de son rapport aux gens, aux bêtes, au temps, aux lieux, à la littérature, aux choses… à chaque fois, je me dis : ce gars, il est vraiment bien, il a un rapport juste au monde (selon moi), il n'a aucune illusion et fait ce qu'il peut pour être le plus heureux possible (et le moins malheureux possible, donc) avec ce qu'il est et dans le monde qui est le sien. C'est un pragmatique dans le fond ! Il fait avec, quoi...
Parfois, il a peur, parfois, il pleure. Souvent, il aimerait qu'on lui foute la paix parce qu'il n'a pas toujours quelque chose à dire ou bien parce qu'il craint de les dire de travers, de faire une erreur ou de blesser quelqu'un. C'est un homme sensible, Dubois, et toute son humanité, elle nous saute aux yeux quand on ouvre un de ses romans. 
Et p…., qu'est-ce que ça fait du bien de se dire qu'il y a encore des gens comme ça, des gens comme lui, qui ne sont pas passés à la moulinette de notre époque, à une pensée stéréotypée, préfabriquée et bien conventionnelle. 
Ouf ! 
Il en existe encore des hommes comme lui (des dinosaures?) qui ne ressemblent pas à la meute et ne se plient pas aux modes et aux diktats du monde.
Bon, ça va, ça va, j'arrête sur lui (je sens bien que je suis in love with him, alors…) et je reviens au fameux prix Goncourt !
C'était mon CHOUCHOU ! (même si je n'avais pas lu les autres…) De toute façon, objectivement, c'était le meilleur. Je ne me suis pas jetée dessus dès sa parution… Non non… C'est comme un dessert, un Dubois, il faut d'abord avoir avalé ses carottes râpées et ses blettes à la crème avant de déguster les macarons et la mousse au chocolat.
Ai-je aimé ? Ben oui, évidemment ! Quel conteur, mais QUEL CONTEUR !
Franchement (et comme toujours), je me suis laissé porter par l'histoire (je ne vous la résume pas, vous la découvrirez vous-même!), de la même façon que (j'en suis à peu près persuadée) lui-même se laisse porter par son récit (j'ai même eu l'impression - qu'est-ce que je suis vache! - que parfois, il ne savait pas tout à fait où il allait… Je ferme la parenthèse) Oui, Dubois est un conteur, un écrivain qui sait écrire, un poète aussi… Et surtout, il est drôle… Tellement, tellement drôle : ses personnages sont complètement craquants (vous ferez connaissance avec un certain Patrick Horton, Hells Angel et grand amateur de Harley Davidson, un homme très sensible des cheveux et qui menace de couper la moitié (seulement) de l'humanité en deux…) Franchement, un personnage comme ça, c'est du jamais vu ! 
Mais où Dubois va-t-il chercher de tels phénomènes ? Quelle invention, quelle VRAIE originalité, quelle drôlerie… C'est irrésistible ! Et je ne parle pas des multiples situations improbables et cocasses dont il nous régale à chaque page : tenez, le père du narrateur est un pasteur danois (qui doute) marié à une directrice de cinéma (pornographique… pas que, mais quand même!)
Et en prime, vous ressortez apaisé d'une telle lecture parce que, même s'il nous met sous le nez les aspects les plus sordides de la société moderne, même si ses textes sont empreints d'une grande mélancolie et d'un profond désespoir, il se dégage de ses romans une philosophie humaniste, bienveillante, tendre, généreuse, d'une très grande douceur et une philosophie à notre mesure, sans grands mots, sans grandes phrases alambiquées et pompeuses, aussi belle et lumineuse qu'un lever de soleil sur le petit port de Skagen.
Les livres de Dubois nous aident à vivre en nous montrant toute la bonté et la beauté du monde. Ils calment et consolent.
Et c'est pour ça qu'on les aime...

dimanche 3 novembre 2019

Le coeur de l'Angleterre de Jonathan Coe


Éditions Gallimard
traduit de l'anglais par Josée Kamoun
★★★★☆ (j'ai bien aimé)


Bon, pour dire les choses clairement et aller droit au but, je dirais que finalement et paradoxalement, ce qui m'a plu dans ce roman, ce n'est pas vraiment le sujet principal…
Commençons tout de même par nous pencher sur le coeur du projet de Jonathan Coe, à savoir comment et pourquoi un pays, sollicité par référendum, a voté, le 23 juin 2016, pour le « leave », décidant ainsi de quitter l'Union Européenne.
Effectivement, le fameux Brexit est donc au centre du roman de Jonathan Coe qui, par petites touches, à travers un certain nombre de personnages et de situations, montre comment une nation s'enfonce doucement mais sûrement dans une crise profonde faite de haine, de désillusion, d'aigreur, d'envie, de repli sur soi, de peur, d'incompréhension…
Racisme, nationalisme, désindustrialisation, chômage, fracture sociale, règne du politiquement correct, mépris pour les élites, autant de fléaux à l'origine d'une société qui se déchire, se scinde, se divise tant du point de vue individuel que collectif… On retrouve dans l'oeuvre, mêlée à la fiction, l'histoire politique, économique, sociale de l'Angleterre de ces dix dernières années : il est en effet question entre autres des émeutes d'août 2011, de la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques en 2012, de l'assassinat de la députée travailliste Joe Cox...
Très vite, on voit à quel point le collectif a des conséquences sur l'intime : si le pays se divise, il en est de même pour les couples. Tout n'est qu'instabilité, malaise, mensonge, rêves d'ailleurs et d'autre chose. Bref, on se déchire, on se trompe, la confiance semble perdue à jamais et l'on se demande comment on va sortir de cette impasse totale.
La « démonstration » est juste, piquante, amusante, souvent ironique et grinçante mais j'ai trouvé qu'elle n'en demeurait pas moins précisément une démonstration avec tous les rouages plus ou moins apparents et les artifices que cela suppose et qui, me semble-t-il, alourdissent parfois le roman, d'autant que, dans le fond, la plupart des faits évoqués (largement connus et par ailleurs débattus) ne donnent pas lieu à une lecture particulièrement originale ou éclairante. Pour dire les choses telles que je les ai ressenties, j'ai l'impression que si l'on suit un tant soit peu l'actualité, finalement, on n'apprend pas grand-chose de nouveau sur le Brexit.
De plus, les personnages, qu'ils soient l'incarnation d'un pro ou d'un anti-Brexit, deviennent parfois vaguement manichéens et donc, frisent, à quelques reprises, la caricature au risque de perdre une certaine épaisseur psychologique, voire un peu de leur humanité…
Le dosage est délicat, l'opération risquée, et il me semble que certaines pages et quelques propos sonnent faux, sont un peu forcés... c'était peut-être inévitable.
En revanche, et j'en reviens à mon propos liminaire, Jonathan Coe est franchement brillant lorsqu'il s'emploie à évoquer les relations humaines, aussi complexes soient-elles. Là, je me suis régalée parce que l'auteur traduit de façon extrêmement nuancée les malaises, les non-dits, les silences, tout ce que chacun porte en soi de contradictions, d'incohérence, d'irrationalité, tout ce qui fait notre humanité pleine de force et de faiblesse, d'énergie et de défaillances. Et là, vraiment, Coe est génial. Certaines scènes sont d'une très grande beauté notamment lorsque l'on y voit des hommes ou des femmes face à des choix difficiles, luttant entre le coeur et la raison, se heurtant à une réalité bien différente de tout ce qu'ils avaient imaginé ou incapables d'y voir clair dans cet avenir bien sombre qui se profile.
Il est aussi très doué pour évoquer le temps qui passe - et toute la nostalgie et la mélancolie qui vont avec- (j'avoue qu'il faut avoir le moral pour lire certains passages, notamment quand on a dépassé la cinquantaine…) Il plombe un peu l'ambiance, le Coe, nous ôte d'un coup nos minces illusions et nous laisse presque à poil sur le bord de la route. Bon, on y passera tous, je sais, mais ça ne me rassure pas plus que ça et j'ai encore deux trois trucs à faire avant de partir…
Heureusement, il a l'art et la manière de nous faire sourire, rire même (des autres et surtout de nous-mêmes) et ce rire nous sauve car il est un sursaut qui rattache notre pauvre humanité à la vie, preuve que, armés d'une bonne dose d'autodérision (il en faut!), nous sommes capables de prendre de la distance, d'affronter nos ridicules, de combattre nos craintes et de continuer malgré nos désillusions, nos soucis et nos rides au coin des yeux.
Alors oui, pour toute cette humanité qu'il restitue avec tant de justesse et de sensibilité, oui, malgré quelques bémols, j'ai aimé ce texte !

vendredi 11 octobre 2019

une rentrée littéraire en demi-teinte...

          


Bon, une rentrée littéraire en demi-teinte pour moi cette année : autant le dire, rares sont les romans dont j'ai dépassé la vingtième page.
Je me suis forcée à finir ceux pour lesquels j'étais engagée dans un prix littéraire. Pour les autres, j'ai abandonné.
Et je ne dis pas ça comme ça, non ! Jusqu'à présent, je ne pouvais me résoudre à lâcher un livre. J'allais jusqu'au bout. Coûte que coûte.
Mais maintenant, c'est terminé.
Parce que j'en ai tout simplement assez de lire des romans qui ne sont pas écrits, des textes sans aucun style que l'on essaie de nous vendre comme de purs chefs-d'oeuvre alors qu'ils ne valent rien d'un point de vue littéraire ou pas grand-chose. Je ne veux plus perdre mon temps avec les romans dont on parle, qui font le buzz ici ou là et que l'on oubliera bien vite. Comme disait Tardieu, « je suis vieille et j'suis pressée, laissez-moi passer... »
Alors, que faire ? Retourner aux classiques ?
Oui bien sûr ! Je me dis régulièrement qu'il faut que je me replonge dans "La Recherche" ou "Madame Bovary". Et puis, attendez, je n'ai toujours pas lu « Moby Dick » ni « L'homme qui rit ».
 Et pourtant, je suis bien persuadée qu'il y a eu quelques parutions intéressantes en cette rentrée mais j'ai dû passer à côté… Bon, je n'ai pas encore ouvert « Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon » de Jean-Paul Dubois ni « Le Ghetto intérieur » de Santiago H. Amigorena. Et j'en attends beaucoup… Pour le moment je suis dans « Francis Rissin » de Martin Mongin : l'écriture ne me convainc pas vraiment mais j'aime le ton. Bref, celui-là, je ne l'ai pas encore lâché…
Tout ça pour vous dire deux mots de mes deux dernières lectures « complètes » : commençons par « Eden » de Monica Sabolo. Franchement, et pour dire les choses telles qu'elles sont, j'ai eu la très désagréable impression de lire 275 fois la même page. Les personnages sont inconsistants au possible (je les ai confondus tout le long du roman), l'intrigue complètement tirée par les cheveux (et déjà lue ici et là), les descriptions d'une platitude absolue (c'est impressionnant!)… Tout cela sonne faux, creux… On met dans la casserole un petit mélange de choses qui plaisent : de beaux ados mal dans leur peau, deux trois légendes amérindiennes (décidément, très à la mode les Amérindiens...), la forêt qu'on massacre, des disparitions, de l'ennui, de l'alcool, le tout saupoudré de mots magiques comme « mystérieux », « autre dimension », « chemin spirituel », « éblouissement passager »… Et l'on secoue … Le résultat ? Le « roman envoûtant » décrit sur la 4e de couv ? Non ! Des pages que l'on tourne sans que rien n'accroche vraiment et que l'on oublie à peine le livre refermé… Du moins en ce qui me concerne...
Pour filer ma métaphore culinaire, je vais passer à « Mur Méditerranée » de Louis-Philippe Dalembert. Voilà un texte honnête (sans qu'il y ait véritablement d'écriture, n'en demandons pas trop!), on a même l'impression que tous les « ingrédients » de départ étaient plutôt bons mais au final, le résultat est décevant : on ne s'attache pas aux personnages (je n'ai pas été émue une seule fois, moi qui pleure pour un rien...) et ce, sur un sujet grave, terrible, celui des migrants !
Je pense d'ailleurs que la documentation assez importante dont disposait l'auteur a alourdi le propos et pesé sur la construction du roman, trop didactique pour finir. En dire beaucoup sur un événement, prétendre à une certaine exhaustivité donne rarement lieu à une œuvre réussie. Sans doute vaut-il mieux faire des choix pour proposer un point de vue nouveau, original.
Je persiste à penser qu'une véritable œuvre littéraire est une vision PERSONNELLE, INTIME du monde, une façon bien particulière de percevoir, d'appréhender, de vivre ce qui nous entoure.
On m'accusera d'avoir une vision trop romantique de la création mais je crois qu'écrire doit relever d'une nécessité, rester un acte viscéral, vital même. On ne crée pas sur commande. L'auteur ne doit pas chercher un sujet. Il doit le porter en lui depuis des années. Il doit vivre avec ce fardeau jusqu'au jour où, le trouvant trop lourd, il ne peut faire autrement que de le traduire en mots. Et généralement, cela ne se fait pas dans le bonheur, car écrire est un exercice difficile et exigeant.
Et je crains que ce soit ce qui manque à beaucoup d'écrivains actuellement : écrire pour supporter encore un peu la vie, écrire pour ne pas mourir...
Tant mieux pour eux, me direz-vous…
Oui, mais alors tant pis pour nous...

samedi 21 septembre 2019

Par les routes de Sylvain Prudhomme


Éditions l'arbalète Gallimard
★★☆☆☆ (bof bof)

BILLET D'HUMEUR


J'ai un problème avec les romans actuels dont les personnages féminins s'appellent Marie ou Jeanne. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens qu'on va très très vite se prendre les pieds dans le tapis pour finir la tête dans l'arête du mur le plus proche.
Et le pire, c'est que ça marche à tous les coups.
Parce que ces femmes (est-ce le prénom qui veut ça?), elles sont chouettes, sympas, plutôt pas mal, un peu bohèmes, un brin artistes, écrivaines, traductrices, elles lisent des textes que pas grand monde ne connaît, écoutent de la musique que personne n'écoute, vont parfois au ciné… Dans leur maison, style bourgeois-bohème, de jolis tissus qu'elles ont ramenés de jolis voyages recouvrent les canapés et les lits (parce qu'avant, quand elles étaient étudiantes, elles étaient aussi un peu baroudeuses…)
Dans cette maison, on se sent bien entre amis… On danse un peu en fin de soirée… C'est sympatoche tout plein...
Elles ont des copains cool les Marie et les Jeanne, des mecs pas comme les autres, qu'aiment marcher seuls dans la montagne ou sur les routes, qui se laissent pousser la barbe, qu'aiment pas trop les téléphones portables et qui ne bossent pas vraiment.
Oui, ils sont chouettes aussi les copains des Jeanne et des Marie. Super attachants, pas soumis à la société de consommation, un peu mal dans leur peau. Beaux, bien sûr, jeunes encore (même si ça commence à tourner un peu...)
Généralement, il y a un môme qui traîne dans leurs pattes, on ne sait pas trop pourquoi et eux non plus d'ailleurs…
Et quand on en est là, je me dis qu'on n'est plus à un stéréotype près : un peu de vague à l'âme par-ci par-là, l'envie de revivre une seconde jeunesse (comme-de-grands-ados-qu'-ont-jamais-vraiment-réussi-à-devenir-des-adultes-parce-que-les-valeurs-de-la-société-beurk-beurk), quelques scènes d'amour, deux trois passages où on joue avec le gosse (assis par terre), deux trois balades dans le paysage (un peu gris, c'est mieux), puis un retour à la maison où l'on débouche une bonne bouteille de vin rouge (du pas dégueulasse) que l'on déguste dans un verre ancien chiné en regardant le paysage (toujours tristounet) à travers la fenêtre de la cuisine. Oui, la cuisine, c'est pas mal.
Voilà voilà.
Les Marie et les Jeanne, ça annonce généralement ce type de récit, dans l'air du temps, bobo dans l'âme, un peu platounet dans l'écriture et souvent pas très très original, il faut bien le dire...

mardi 17 septembre 2019

Murène de Valentine Goby


Éditions Actes Sud
★★★★★ (magnifique!)


Je n'ai jamais été déçue par les romans de Valentine Goby, non, jamais. Ils sont assez rares ces auteurs qui ont suffisamment de talent pour se lancer dans une VRAIE histoire avec de VRAIS personnages, forts, puissants, éblouissants même, en tout cas impossibles à oublier et que l'on suit comme s'ils étaient un ami ou un frère : en tremblant, en espérant, en pleurant.
Extrêmement documentés, les romans de Valentine Goby nous projettent dans une époque précise et nous placent au coeur d'un problème de société qui soudain va nous surprendre puis, très vite, nous passionner, devenir essentiel et mettre en lumière tout un monde qui nous était jusqu'à présent inconnu.
C'est simple, on est embarqué par la prose dynamique, vivante, l'écriture riche, dense, ardente, qui fouille, donne à voir, à sentir, à entendre. La puissance, la force d'évocation et la sensualité qui s'en dégagent ont peu d'équivalent dans la littérature actuelle.
Quelle conteuse que cette écrivaine !
Allez, je vous dis deux mots de François. Il est beau François, il a la beauté fulgurante de ses vingt-deux ans, le visage de l'amour, le corps d'un dieu : il a la vie devant lui, la vie et ses belles promesses, là, à portée de main… Il a hâte de se jeter à corps perdu dans cette vie bouillonnante qui l'attend, avec Nine, celle qu'il aime, celle qu'il rêve de tenir serrée dans ses bras, tandis qu'en cet hiver extrêmement froid de 1956, il se trouve dans un camion avec un certain Toto qu'il vient de rejoindre porte de Clichy. Ils partent pour les Ardennes : il doit donner un coup de main à un cousin, dans une scierie, près de Charleville-Mézières.
Très vite, ils sont obligés de ralentir, la route est gelée, le brouillard de plus en plus dense. S'ils calent, ils ne redémarreront pas, c'est certain. Le pire (qui n'est jamais sûr) arrive soudain : le dix tonnes s'immobilise net. Toto envoie François chercher de l'aide, lui reste garder la ferraille qu'il transporte. C'est tout droit, tu trouveras. Un paysage tout blanc s'étend à perte de vue.
François n'aura pas le temps de rencontrer quelqu'un, non. Sa vie va soudain basculer. Il y aura un avant la panne et un après, deux vies en une, deux hommes en un.
Et l'on assistera à la métamorphose magnifique de François...
Je n'en dis pas plus, vous conseille (comme d'habitude) de ne pas lire la quatrième de couverture et de vous plonger dans ce roman au sujet passionnant (je dis, je ne dis pas ? Non, franchement, pour le plaisir du lecteur, mieux vaut laisser tout cela intact), un roman profondément émouvant : les personnages sont décrits avec tant de finesse, de précision, sur un mode si nuancé, qu'ils évoluent, là, devant nous ! Oui, Valentine Goby les rend vivants et on les aime tellement, tellement, vous verrez…
Et puis, l'écriture, pleine, serrée, rythmée, saisit le lecteur, l'emporte, l'arrache à son présent : nous sommes François, nous sommes ce personnage magnifique et nous avançons dans le silence profond de cette grande étendue de neige, nous marchons vers notre destin.
C'est parti.

jeudi 5 septembre 2019

Avant que j'oublie d'Anne Pauly


 Édition Verdier
★★★★★ (gros gros coup de coeur ♡)


« J'ai cru mourir d'amour et de mélancolie... »
Je reprends ici une phrase du roman pour dire à quel point ce livre m'a profondément touchée.
Oui, j'ai vraiment senti la présence d'une voix très personnelle, d'une intense émotion et d'une sensibilité à fleur de peau qui m'ont bouleversée.
Et puis, parfois, vous le savez bien, l'amour que l'on a pour un livre naît d'une rencontre : des mots qu'on peinait à trouver et qui soudain sont là, devant vos yeux, comme par magie, et la chose incroyable, c'est qu'ils disent précisément, à la nuance près et avec une très grande justesse, l'émotion qui a été la vôtre ou qui aurait certainement été la vôtre dans un moment semblable…
Et ces mots, ces phrases, on sait tout de suite qu'on va avoir un impérieux besoin, tôt ou tard, de s'y replonger, de les relire, de s'y accrocher désespérément en cas de tempête... 
Le coup de coeur que l'on a pour un roman vient aussi de petits détails, de petites remarques (très tristes ou très drôles) qui nous font aimer l'auteure parce qu'on se sent furieusement sur la même longueur d'onde… Oui, c'est une sensibilité commune, une façon de concevoir la vie, l'amitié, l'amour, les relations aux autres, la mort, une espèce de feeling, un truc qui passe, qui nous happe et nous touche de façon très intime…
Et puis, bien sûr, c'est aussi une écriture, un style, une façon de parler du monde, des êtres et des paysages… En effet, les mots d'Anne Pauly claquent, pulsent, vont dans les coins et les recoins, ne tournent jamais la tête, n'ont peur de rien ni de personne. Ils ont la tenue des gens qui savent rester discrets et l'oralité de ceux qui disent ce qu'ils ont à dire.
Il y a aussi cet humour, cette énergie du désespoir qui est là, toujours, et qui aide à supporter le monde, car « chacun se tient en vie selon ses moyens » et rire du plus triste est peut-être la meilleure façon de tenir la tête haute et de continuer d'avancer.
Et là, on se dit que ce livre ne nous quittera jamais parce qu'on en aura toujours besoin, oui besoin, comme d'un aliment, d'une musique, d'un lac dans lequel se jeter en plein été parce qu'on a trop chaud.
Un indispensable, quoi. Un nécessaire. Un vital.
Bon…
Reprenons.
« Avant que j'oublie » (ah ce titre…) est un roman. C'est écrit au début. Mais dans ce roman, la narratrice s'appelle Anne Pauly et son père Jean-Pierre Pauly. Alors, évidemment, on est fortement tenté d'y voir une autobiographie. Bien sûr, il y a de nombreux éléments qui correspondent sans doute à la vie de l'auteure, mais ils sont, je pense, passés par le filtre de la littérature, de l'écriture, du souvenir aussi…
Ce père qui meurt dans les premières pages est un homme qui n'a pas une bonne réputation : on dit de lui qu'il n'a pas toujours été très agréable avec sa femme (vous noterez l'euphémisme), ni avec ses enfants d'ailleurs (le frère d'Anne semble lui en vouloir beaucoup.) Dans le fond, c'est un personnage que l'on découvre au fur et à mesure des pages, que l'on apprend à connaître, j'allais dire à aimer (j'exagère peut-être), en tout cas un être original que le regard de sa fille finit par rendre presque attachant.
Unijambiste, alcoolique, attiré par les ouvrages de spiritualité orientale, il n'a pas été facile à vivre et après sa mort, le frère d'Anne n'a qu'une hâte : que les obsèques aient lieu, que la maison soit vendue et qu'on n'en parle plus.
Mais pour Anne, c'est plus compliqué. Comme, Bartleby, elle « préférerait ne pas. » On sent que malgré toute sa colère et son agacement, la narratrice aime ce père dont elle se sent proche, dont elle se sent être la fille et surtout dont elle a besoin pour vivre. L'enterrer, lui dire adieu, trier les objets, liquider la maison et continuer à vivre sans lui ne vont pas être simples, il va falloir du temps, beaucoup de temps. Il va falloir aussi prendre sur soi. En triant ses objets et en lisant quelques lettres, elle va découvrir un homme qu'elle ne connaissait pas vraiment mais dont elle sentait qu'il n'était pas seulement ce qu'il laissait paraître.
« Sa vraie personnalité, enfin débarrassée des hardes puantes de l'alcool, était ressortie : un contemplatif fin mais gauche, gentil mais brutal, généreux mais autocentré, dévoré par l'anxiété et la timidité, incroyablement empêché. Un touriste de la vie. Contre toute attente, le monstre était humain, vulnérable, attachant. »
Écrire sur lui, sur ce père qui n'est plus, c'est révéler, dévoiler une forme de vérité, la sienne, celle que les gens n'ont pas vue ou celle qu'il n'a pas voulu montrer.
Écrire sur lui, c'est dire au monde qui il a été. Et le dire avec une tendresse infinie...
Un bel hommage qui permet l'apaisement, la réconciliation et peut-être même, enfin, l'amour. Un amour total.
Un livre sensible, fort, drôle aussi, très drôle même, et d'une très grande beauté.
Il m'a bouleversée.
Et je l'aime.

mardi 3 septembre 2019

Propriété privée de Julia Deck


 Éditions de Minuit
★★★☆☆ (j'ai aimé, sans plus)


Rien de bien nouveau sous le soleil.
Un début « in medias res », une première phrase d'accroche censée ferrer le lecteur, un « je » et un « tu » bien mystérieux (les joies du Nouveau Roman), le petit thriller qui se met doucement en place (tout le monde appréciera), des personnages dont on dévoile progressivement la sombre nature (ah… la complexité de l'âme humaine), une petite satire sociale qui va bien (faut bien se moquer un peu des bobos, de leurs écoquartiers, de leurs Biocoop et de leur fixette sur leur empreinte environnementale…)
A vrai dire, tout ça m'a semblé un peu « fabriqué », un peu « déjà vu » et un peu trop dans l'air du temps …
Le sujet en deux mots : las de Paris, les Caradec s'installent en banlieue parisienne, dans un écoquartier tout neuf. Ils découvrent progressivement des voisins bruyants, lourdingues, intrusifs et parfois sympas…Des voisins, quoi. Fini le bel anonymat parisien. Il faut partager sa vie avec les Lecoq (Arnaud et Annabelle), leur môme qui chiale et leur sale chat roux, les Taupin, les Lemoine, les Benani, les Bohat et quelques autres.
Bref, l'idéal que l'on s'était imaginé part bien vite en fumée...
Cela dit, si cette promiscuité est un peu pénible, elle est largement compensée par le bonheur de vivre dans des meubles en matériaux durables, une nouvelle cuisine à quatorze mille euros sans l'électroménager et un gazon bien vert et qui pousse bien dru.
Seulement, un autre bémol va venir s'ajouter au fléau des voisins et de leur sale chat poilu : le coûteux échangeur thermique, censé récupérer la chaleur des eaux usées pour compléter le travail des panneaux solaires, ne fonctionne pas correctement et personne ne comprend d'où vient la panne. Et évidemment, ça énerve tout le monde !
Et en plus, y a le chat, le chat qu'il faut zigouiller.
Derrière chaque être humain se cache une bête effrayante et capable de tout.
Voilà le décor.
Bon …
Une fresque sociale un peu mordante, un petit thriller qui peine à retenir l'attention du lecteur, des personnages un brin caricaturaux, une écriture qui rappelle vaguement le Nouveau Roman…
Certes, c'est amusant, caustique, quelques formules sont assez drôles.
Ça se lit.
Mais ce n'est pas indispensable.







jeudi 29 août 2019

Borgo Vecchio de Giosuè Calaciura


Éditions Noir sur Blanc
★★★★☆ (j'ai beaucoup aimé)

Sept chapitres écrits dans une très belle prose poétique et lyrique nous plongent au coeur du Borgo Vecchio, quartier populaire de Palerme, où nous rencontrons une poignée de personnages hauts en couleur : Giovanni, charcutier prêt à tout pour économiser quelques grammes de mortadelle, son fils, Mimmo, le gamin des rues qui traîne avec le pauvre Cristofaro, le gosse qui reçoit tous les soirs sa dérouillée et dont les cris de douleur résonnent dans tout le faubourg...
Il y a aussi Carmela, la prostituée au corps de lumière et de feu qui a disposé le manteau d'une vierge au-dessus de son lit et a repeint le plafond en bleu pour que ses clients s'imaginent au paradis. Elle a une fille, la Carmela, une belle Celeste qui attend patiemment sur son balcon que sa mère ait cessé de rendre les hommes un peu heureux, la belle Celeste dont Mimmo est fou d'amour…
Complétons le tableau avec Totò, le pickpocket, qui range son couteau dans ses chaussettes pour éviter de couper trop souvent la gorge des belles dames du centre ville... Même que le Mimmo aimerait bien s'en servir, de ce couteau, pour l'enfoncer entre les deux côtes du père de son copain Cristofaro.
Et Nanà, le cheval à qui l'on parle, à qui l'on explique au creux d'une oreille de velours ce qu'est l'amour, à qui l'on confie tout le poids des lourds secrets et qui, dans le silence de sa douce nature animale, bat des cils pour dire qu'il a compris et qu'il ne répétera jamais les tendres mots qu'il a recueillis au fond de son coeur.
Et tout ce petit monde pleure et rit, embrasse et tue, vole et donne, se donne aux autres, à la vie, au soleil qui fait taire tout le monde aux heures lourdes de l'après-midi.
Et cette vie est palpable dans l'écriture de Giosuè Callagiura et c'est là que se trouve toute la magie de ce texte, dans le coeur qui bat, la veine qui palpite, le corps qui frémit et l'esprit qui tremble. Cette VIE, elle est là, dans l'odeur du pain chaud qui se répand doucement, délestant les épaules de l'ivrogne de tout le poids d'un monde qu'il peinait à porter, ralentissant le pas des belles dames et de leur ombre sur les murs ocres du quartier.
Et puis il y a Dieu, ici, là, partout, nulle part, dans les coeurs et dans l'air, dans le sang et les larmes, dans la vie et la mort, ici, là, partout, nulle part.
Chaque page est un autre jour dont il faudra atteindre la nuit, vivant si possible, heureux ce serait mieux, mais à Borgo Vecchio on n'en demande pas tant.

Intense, beau et frémissant d'humanité…  

vendredi 16 août 2019

Neptune Avenue de Bernard Comment


Éditions Grasset
★★★★☆ (j'ai beaucoup aimé)

Étrange période que celle des vacances où on lit sans écrire et où l'on écrit sans lire, où les paysages que l'on traverse et les gens que l'on rencontre viennent brouiller les lignes qui se mélangent, se confondent et se perdent au fil des jours.
J'ai presque oublié un bon nombre de livres lus cet été : tant pis pour eux. Les journées bien pleines m'ont finalement aidée à y voir clair et à faire le tri…
Il y a tout de même deux livres dont je voudrais vous parler : Neptune Avenue de Bernard Comment et Poésies d'Émile Nelligan. J'ai lu le premier courant juillet et je sens que je le porte encore en moi. Quant au second, c'est un coup de foudre absolu pour les textes d'une très grande beauté d'un auteur québécois (je suis d'ailleurs très étonnée de constater qu'il ne soit pas plus connu… mais c'est comme ça!)
Commençons par Neptune Avenue : un homme à la retraite vit au vingt-et-unième étage d'un immeuble de Brooklyn sur Neptune Avenue. Visiblement assez seul, sans amis, sans famille, il écoute ses voisins se plaindre de la chaleur excessive : 41 degrés sont annoncés pour l'après-midi même. Le narrateur, fatigué et handicapé par la maladie, ne peut sortir. Plus d'électricité. Une panne géante paralyse toute la ville, peut-être même le pays. Les ascenseurs sont tombés en panne. Que s'est-il passé ? Une guerre, une fin du monde ? Les épiceries sont prises d'assaut, l'eau va bientôt manquer, plus d'internet, plus de contact avec l'extérieur. Seule une jeune fille, Bijou, vient s'occuper de lui. Qui est-elle ? Que cherche-t-elle ?
Dans la touffeur de cet été sans air climatisé, l'homme va bientôt se tourner vers son passé qui lui revient par bribes : sa jeunesse en Suisse, sa famille, ses amis, une vie consacrée à l'argent, au désir d'en amasser toujours plus, d'acheter encore et encore pour combler un vide, impossible à remplir autrement que par du vide… Mais aussi un amour fou pour une femme, une rencontre au fond si fugace qu'elle a à peine eu lieu… Et la tristesse infinie qui découle de tout cela…
De ce texte émergent à la fois une grande mélancolie et une grande nostalgie qui m'ont beaucoup touchée. Le narrateur repense à ce qu'il a vécu, ces années soixante-dix/quatre-vingt, une époque heureuse, des moments inoubliables au bord de la mer puis de mauvais choix. En existait-il d'autres ? Peut-être, sûrement même. Ou peut-être pas.
Ce roman ouvre aussi une réflexion sur le monde d'hier et d'aujourd'hui, nos modes de vie, nos choix politiques, économiques, écologiques. Et toute l'inquiétude que l'on peut ressentir devant les grands de ce monde qui semblent parfois diriger sur des coups de tête, comme des gamins immatures, gâtés, capricieux et un peu fous.
« On croyait être débarrassés de la débâcle du vingtième siècle, et ça revient, partout, de la même manière, avec le même culot, la même effronterie, la même brutalité. Et ça finira probablement tout aussi mal. »
« Je devine au loin, à travers le voile de brume, la découpe de la skyline de Manhattan, celle de Downtown, sur la gauche, portée vers le ciel par la tour One, la plus haute de toutes, et à droite celle de Midtown et Uptown… J'adore regarder cet horizon et réfléchir à la ville, à sa folie des grandeurs, à sa rage ascensionnelle, à toute cette condensation de gens, d'argent, de pouvoir. Bijou a raison, il y a trop de tout dans notre monde, on aurait pu faire avec beaucoup moins depuis deux siècles. C'est l'électricité qui a donné l'énergie nouvelle de consommation éperdue, et d'un coup le monde s'écroule, plus de jus, plus de courant, le silence et l'obscurité. Je devine les arbres, çà et là, tous ces squares et parcs qui irriguent Brooklyn dans son étendue infinie, eux n'ont besoin de rien d'autre que l'alternance de la pluie et du soleil pour traverser les siècles. Ils nous survivront. »
On suit le cours des pensées du narrateur qui revient sur sa vie, celle qu'il a vécue, celle qu'il aurait voulu vivre.
Sensible, touchant, troublant parfois et d'une très grande humanité, Neptune Avenue laisse entendre la voix mélancolique d'un homme qui regarde sa vie tout en observant Bijou, une jeune femme, elle, tournée vers l'avenir, vers un monde où l'on sait que l'argent et les biens ne sont plus tout à fait les clefs du bonheur… Le narrateur aimerait en faire son héritière en lui transmettant ce qu'il possède mais Bijou refuse cet argent, elle a d'autres valeurs, d'autres aspirations. Les mouvements incessants de la jeune femme s'opposent à l'immobilité de l'homme, coincé dans un passé qu'il n'a pas su (pu?) vivre et un présent dont il ne peut rien faire.
Un livre sur le temps, la transmission (possible ou impossible), la maternité et la mort. Un très beau texte.

                         
Je voulais aussi vous dire quelques mots sur les poèmes d'Émile Nelligan. L'auteur, né à Montréal en 1879, a souffert toute sa vie de troubles schizophréniques. Il a donc très tôt été interné. Lors de mon voyage au Canada, j'ai eu l'occasion d'entendre, par hasard, un de ses poèmes. Je vous le livre ici.

Un soir d'hiver

Ah ! comme la neige a neigé !
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah ! comme la neige a neigé !
Qu'est-ce que le spasme de vivre 
À la douleur que j'ai, que j'ai !

Tous les étangs gisent gelés,
Mon âme est noire : où vis-je ? où vais-je ?
Tous ces espoirs gisent gelés :
Je suis la nouvelle Norvège
D'où les blonds ciels s'en sont allés.

Pleurez, oiseaux de février,
Au sinistre frisson des choses,
Pleurez oiseaux de février,
Pleurez mes pleurs, pleurez mes roses,
Aux branches du genévrier.

Ah ! Comme la neige a neigé !
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah ! Comme la neige a neigé !
Qu'est-ce que le spasme de vivre 
À tout l'ennui que j'ai, que j'ai !...


On retrouve dans tout le recueil cette même beauté aux notes verlainiennes et baudelairiennes. Allez y jeter un petit coup d'oeil et dites-moi ce que vous en pensez !


lundi 22 juillet 2019

L'Atelier du désordre d'Isabelle Dangy


Éditions Le Passage
★★★★★


Il y a des livres délicieux dont on entend très peu parler sans que l'on sache vraiment pourquoi… Petite maison d'édition ? Premier roman ? Je ne sais au fond ce qui explique qu'ils échappent aux radars de la critique… « L'atelier du désordre » d'Isabelle Dangy est l'un d'eux : un pur bonheur de lecture, un vrai coup de coeur littéraire dont il n'y a pas eu, à mon avis, assez d'échos ici ou là.  Alors, avant de vous ruer sur les nouveautés de septembre, autorisez-vous une petite séance de rattrapage et dégustez sans plus tarder ce très bon roman publié à la rentrée de janvier !
Nous sommes dans les années 1860 à Barbizon, dans ce petit village qui depuis une vingtaine d'années attire les peintres paysagistes ; nous suivons les pas d'un certain René Dolomieu qui vient de se faire larguer par sa maîtresse, une habilleuse de l'Opéra-Comique. Triste, abattu, esseulé, il décide, sur les conseil de ses amis, d'aller traîner son âme en peine loin de la capitale, dans un petit village entouré de plaines et de forêts où il trouvera à coup sûr de nombreux sujets à peindre et certainement, sillonnant la campagne le chevalet à la main, quelques collègues avec lesquels il finira la soirée à l'auberge Ganne...
Si ce premier séjour le rétablit un tant soit peu, notre artiste se voit dans l'obligation de reprendre le train pour Paris où la famille Eulembaum lui propose de faire un portrait des trois jeunes filles de la maison. Le travail accompli, René est vite rattrapé par une profonde mélancolie dont il a bien de la peine à se départir. Il décide donc de regagner ce village dont l'atmosphère lui a permis de soulager un peu sa peine. Il retrouve des condisciples avec lesquels il discute de ce qu'il aime peindre, notamment des tas, oui des tas : farine, poussière, cendre, sable et tout autre objet pourvu qu'il apparaisse sous forme d'accumulation, d'agglomération, d'amoncellement. René aime les tas, ils attirent son œil de peintre et les reproduire lui procure une grande jouissance qui, il faut bien le dire, tourne parfois à l'obsession !
Un jour, alors qu'il s'est laissé entraîner par des connaissances de connaissances (lui qui déteste les mondanités!), il est présenté à un porcelainier de Melun, Monsieur Dauxonne, fier de son entreprise et passionné par son art, qui va, par personnes interposées, lui proposer de faire un portrait de sa fille Valentine. Alors qu'il n'a pas le souvenir d'avoir accepté un tel travail, il se voit contraint d'honorer la demande : encore une fois, il doit renoncer pour un temps à sa passion pour les tas, ce qui l'ennuie profondément : « Il aurait aimé poursuivre, à sa manière capricieuse et lente, une destinée un peu informe. Il aurait aimé fréquenter les chantiers et les carrières, peindre des monticules de terre quand le vent leur arrachait une écharpe de poussière, des pyramides de gravillons, des amoncellements de nuages, ou bien comme il y songeait vaguement dans la salle de restaurant de la Galère, des piles d'assiettes et même des montagnes d'épluchures. »
En attendant, il doit loger chez le porcelainier, au Mée-sur-Seine, jusqu'à ce qu'il mette la touche finale à ce portrait et qu'il tente, par la même occasion, de comprendre qui est Valentine, l'étrange fille de Monsieur Dauxonne.
Lire « L'atelier du désordre », c'est véritablement plonger au coeur du XIXe siècle (j'en connais que cela va ravir…), fréquenter les peintres de Barbizon, le monde de la Capitale : les bourgeois mais aussi les petites gens, sentir le Second Empire avancer vers la guerre. C'est aussi découvrir l'histoire intime d'un peintre, René Dolomieu, dont on suit l'évolution psychologique décrite avec beaucoup de nuances, personnage qui semble davantage subir son destin plutôt que de le choisir vraiment. Le pauvre homme devra vivre moult péripéties et l'on se passionne pour tous les rebondissements qui nous tiennent chevillés au texte !
Très vite, ce roman m'a happée parce que l'on s'attache immédiatement aux personnages qui rappellent parfois, je trouve, ceux de Maupassant…
Quant à l'écriture, elle m'a comblée, oui, comblée par tant de délicatesse et d'élégance avec, il faut le dire, quelques accents flaubertiens, qui ont fini de me ravir !
Je ne veux pas en dire plus pour laisser intact, au futur lecteur, tout le bonheur de lire un texte aussi délicieux.
Un magnifique premier roman…
A lire absolument ! (évidemment!)