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mardi 12 décembre 2023

Le grand secours de Thomas B. Reverdy

Édition Flammarion
★★★☆☆

 Comme dans le théâtre classique, l’unité de temps et l’unité de lieu sont parfaitement respectées dans le dernier roman de Thomas B. Reverdy dont l’action se passe sur une journée, à Bondy, Seine-Saint-Denis, dans un énorme lycée classé REP (Réseau d’Éducation Prioritaire) de plus de deux mille élèves que l’on suit sur une journée particulièrement chaude : en effet, une altercation va mettre le feu aux poudres et embraser le bahut. Bon, autant dire tout de suite que l’histoire m’a semblé assez platounette et manquant singulièrement d’originalité. J’ai même trouvé la fin assez niaise et absolument pas crédible. Quant aux personnages, ils sont tous un brin caricaturaux et on ne s’y attache pas vraiment. Alors, c’est vrai, j’ai un peu traîné à la lecture et eu parfois des envies d’abandon...

Mais fort heureusement, l’aspect documentaire du texte m’a convaincue. L’auteur est prof, il connaît le dessous des cartes car il vit au quotidien ce qu’il décrit. Je suis enseignante moi aussi, et franchement, j’ai vraiment retrouvé le quotidien de la salle des profs avec, par exemple, les problèmes de photocopieuse (à ce sujet les pages 103 à 106 sont très justes et très drôles.) L’évocation d’un cours et notamment d’une lecture orale de « La Princesse de Clèves » par des élèves est particulièrement bien rendue elle aussi.

L’état des lieux est en effet très juste : les problèmes de moyens, la gestion de l’absentéisme, la ghettoïsation de certains lycées, l’évolution des pratiques, des élèves, des parents et bien sûr les enseignants mal payés et si peu (si mal) considérés…. tout est bien vu et décrit souvent avec humour même si le ton général reste plutôt grave.

Voilà, voilà, en résumé : aspect romanesque bof bof, aspect documentaire : bravo bravo !



 

dimanche 3 décembre 2023

La Danseuse de Modiano

Éditions Gallimard
★★★★★

 Voilà, encore un Modiano pur jus… Je me disais, pour rire, que je pourrais très bien ressortir ma chronique sur « Chevreuse » et juste changer quelques noms, quelques situations (et encore) et le tour serait joué !

Bien sûr j’ai adoré ce texte. Pour les mêmes raisons que j’ai aimé ses autres romans. Je ne vais pas me répéter, c’est inutile, mais je voudrais profiter de cette chronique pour tenter de préciser ce que la lecture d’un texte de Modiano produit en moi.

Il s’agit d’une sensation presque physique, une impression étrange, exactement la même que lorsque je lis « Nadja » de Breton. Avec ça, vous voilà bien avancés !

Je crois que c’est l’évocation de Paris qui est à l’origine de cela. Un rapport tout particulier que j’ai à cette ville où je suis née, que j’ai quittée à l’âge de 6 ans pour la banlieue et où j’ai fait mes études. Je suis très attachée à Paris. De façon vraiment viscérale. Et mon grand regret est de ne pas y avoir vécu à l’âge adulte. Or, la lecture de Modiano fait naître en moi des souvenirs de moments, aussi surprenant que cela puisse paraître, que je n’ai pas vécus ou que j’aurais vécus mais dans une autre vie, quelque chose de très enfoui, de profond qui m’oblige à poser le livre et à tenter de retrouver la trace de ces moments dans ma mémoire. J’ai un souvenir assez précis de mes années d’enfance à Paris et quand je lis Modiano, c’est comme si ces années remontaient à la surface et me revenaient par bouffées. Le Paris de Modiano réactive de façon très puissante des sensations passées, le souvenir de lieux traversés à la fois dans une vie qui a eu lieu, celle de mon enfance, mais aussi dans une vie qui n’a pas eu lieu. Les phrases de Modiano me laissent deviner des choses que je n’ai pas vécues (ou que j’ai vécues et dont je ne me souviens pas) et qui auraient eu lieu à Paris. Ainsi, quand je lis du Modiano, très souvent, je m’arrête pour chercher ce qu’est en train de me dire le texte sur Paris et sur moi. Je sens que c’est là, que ça remonte à la surface, que ça me dit quelque chose que je ne parviens pas à comprendre, à saisir. C’est une lecture qui provoque en moi une expérience intime singulière et vraiment étrange que j’ai beaucoup de mal à décrire.

Bon allez, je parlerai de tout ça un jour ou l’autre à mon psy…

Ce qui est certain, c’est que Modiano à Bordeaux ne m’intéresserait absolument pas…

C’est drôle quand même la littérature...  


 

jeudi 30 novembre 2023

Tout le monde n'a pas la chance d'aimer la carpe farcie d'Élise Goldberg

Éditions Verdier
★★★★★
(coup de coeur!)


 Tout part d’un frigo, celui du grand-père maternel qui vient de mourir. Un petit frigo, parfait pour un petit appartement parisien. Un frigo qui ne sent ni la carpe farcie, plat traditionnel de la cuisine ashkénaze, ni les oignons frits. Mais il a dû contenir de ces nourritures de l’enfance qui surgissent soudain à la mémoire de l’autrice. Attention, c’est un banquet, une orgie : beignets d’Haman, bortsch, cornichons sucrés (énormes) (dont vous aurez une étude comparée digne de 60 millions de consommateurs !), pattes de poulets, genoux de veau, chou en veux-tu en voilà, truites aux amandes et cakes au miel. Mais attendez attendez, il faut les mots pour apprécier les mets: shnitzels, leykekh, meyguèlè, guèbrentè soup. Vous reprendrez bien un peu de kroupnik ? À moins que vous préfériez du kouguel ou du tshoulnt ? Ah… ces mots… on se régale à les entendre!

Et attention, clou du spectacle : la gefilte fish, la fameuse carpe farcie. En darnes ou en boulettes ? Parce que ce n’est pas la même chose hein !

Avec tout ça, la cuisine ashkénaze vous met l’eau à la bouche ? Lisez ce qui suit… En effet, pour l’autrice, elle serait plutôt  : «  le triomphe de l’irrégularité, les créations de pâte à modeler d’un enfant de cinq ans érigées en art… c’est un foie pas complètement haché, où la dent cherche les grumeaux de viande et d’oignons, ce sont les darnes boursoufflées de farce du gefilte fish, ce sont les ferfels dont aucun ne ressemble à sa germaine, ce sont des raviolis, kreplekh, qui ne ressemblent à rien, c’est un gâteau au fromage fissuré sous le coup de chaud des deux cents degrés. Elle ne se soucie guère de faire bonne impression. Si la cuisine ashkénaze était une personne, ce serait un genre de quidam pas coiffé, les habits froissés, que vous auriez surpris au saut du lit, des traces d’oreiller sur la figure et qui, pour couronner le tout, vous accueillerait en vous tirant une tête de douze pieds. »

Des mets qui convoquent immédiatement la mémoire, les fragments de l’enfance, les traditions et la culture d’une famille juive polonaise...

Des mets aux maux, à la douleur de l’histoire familiale dont l’autrice essaie de recoller les morceaux, à l’Histoire tout court… Tout se mêle, les recettes, les citations, les souvenirs, les réflexions, les confidences : on passe de Columbo dont l’autrice regardait les épisodes avec son père : « Columbo ne sait pas faire marcher un fax. Le meurtrier doit lui expliquer comment fonctionne le stylo qu’il lui rend. Bref, c’est un shlèmil. Columbo, c’est un pouilleux. Un shlèppèr, un shnorrèr : un pauvre hère. Il ne craint pas de fouiller dans les poubelles- prêt à récupérer le reste du fromage sur la table où gît la victime. N’allez pas croire que Columbo soit issu de l’immigration italienne. Columbo, c’est un vrai Juif ashkénaze et je jurerais qu’en réalité, son plat préféré n’est pas le chili con carne, mais le gefilte fish. », on passe donc de Columbo à la page Facebook « des éplucheurs de boulbès », des blagues juives au destin tragique de la famille et à la Shoah.

Carpe farcie et humour pour évoquer, pudiquement, la Catastrophe…

C’est aborder le pire en le tenant à distance. Rire et sourire pour ne pas pleurer, pour retenir l’émotion, qui est là, toujours, à fleur de mots. Car, ils ne reste plus qu’eux, les mots, et leur pouvoir infini d’évocation, pour témoigner, faire exister. Ils sont porteurs d’un monde disparu et à eux seuls font renaître ce qui n’est plus.

Un livre merveilleux, tendre, drôle, émouvant et plein d’autodérision… Un vrai délice !  

 

dimanche 26 novembre 2023

Que notre joie demeure de Kévin Lambert

Éditions Le Nouvel Attila
★★☆☆☆

 Tiens, la dernière fois, dans un post IG France Inter, j’entends Laure Adler, sourire radieux et lunettes noires, affirmer au sujet du roman de Kévin Lambert : « C’est un livre qui m’a donné de la joie, de l’oxygène, de la vitalité et de l’énergie blabla… c’est de la grande littérature blabla… absolument magnifique blabla… Je l’ai lu sur le tarmac d’un avion, sur mon portable blabla... véritable thriller blabla... »

Bon et bien moi, c’est simple, c’est EXACTEMENT l’inverse !

D’abord, je lis au lit et dans un livre. Ensuite, pour être franche, je ne me suis presque jamais autant ennuyée en lisant un roman, j’ai même cru étouffer tellement les phrases à rallonge obligent à une lecture en apnée. Et plus le temps passait, plus je me réfugiais dans d’autres activités plutôt que de lire. Bref, le cauchemar. Mais, je ne veux pas en rester là. J’aimerais tenter de me justifier et de dire pourquoi je n’ai pas aimé et pourquoi d’autres ont adoré (s’ils sont honnêtes dans leur critique.) Ce livre a été primé. Il a donc été apprécié. Voyons voyons…

Pour tout dire, ce n’est pas ma première expérience malheureuse avec Kévin Lambert. J’ai tenté, autrefois, de lire « Querelle de Roberval » : en vain. J’avais trouvé ce texte sans intérêt et je n’en comprenais absolument pas le propos.

« Que notre joie demeure » se présente comme un texte très serré : pas de dialogues ou très peu, beaucoup de descriptions ou de considérations sociologiques, des phrases très longues – mais pourquoi pas. Le problème, c’est qu’à chaque page, il me semblait voir les coutures du texte, le mode de fabrication, l’effet recherché, comme si les procédés mis en œuvre n’avaient rien de digéré (alors évidemment, quand on en est arrivé aux multiples références à Proust, j’ai éclaté de rire!) (on avait compris Kévin, n’en fais pas trop quand même!) Continuons. La dimension cinématographique est omniprésente (là aussi, le procédé est très appuyé) : au début du roman, dans un très long plan-séquence, la caméra semble constamment tourner autour des personnages réunis pour une réception chez les ultra-riches. On survole tout ce beau monde, allant de l’un à l’autre et chopant ici et là des bribes de conversations. C’est une soirée d’anniversaire, les gens (qu’on ne connaît pas, donc on essaie péniblement de repérer qui ils sont …) sont tous vaguement bourrés et les conversations sans grand intérêt (ce n’est pas moi qui le dis mais le texte) se prolongent sur quatre-vingt-neuf pages.

Jusque là, il serait malhonnête de dire que cela nous donne de la joie, de l’oxygène, encore moins de la vitalité… Quant à parler de thriller… Mais bon, ce n’est que le début, on y croit encore...

Ensuite, on apprend que le personnage central du roman, une architecte hyper-friquée, Céline Wachowski, a conçu un bâtiment pour le siège social d’une entreprise Webuy à Montréal. Pour différentes raisons, elle ne pourra élever le bâtiment de ses rêves, comme toujours j’imagine quand un archi a un projet grandiose en tête et que des contraintes économiques le ramènent sur terre. Les travaux commencent. Or, un beau jour, elle découvre qu’un article paru dans le New-Yorker attaque son travail, l’accusant, entre autres, de favoriser la « gentrification ». Évidemment, ladite architecte en prend un coup. Il est vrai qu’elle nous avait été décrite p 94 comme une femme persuadée de pouvoir, grâce à son travail, changer la vie des gens, alléger leurs souffrances et leur donner l’impression de faire partie de quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes. Franchement, est-ce ironique ? Eh bien, je n’en sais rien car il ne me semble pas y avoir beaucoup d’humour dans ce texte… Donc faisons le point. CW a des problèmes. Mais comme CW n’est pas spécialement un personnage attachant, on peine à avoir la moindre empathie pour cette dame.

De la joie, de l’oxygène, de la vitalité… toujours pas. Et pas l’ombre d’un thriller (je n’ai jamais vu une intrigue aussi plate!)

Partie 3 : un long passage plus ou moins sociologique sur le fait qu’il est difficile de se loger à Montréal. CW et deux autres personnages (deux homos dont un noir, personnage pour lequel il a fallu avoir recours à un sensitivity reader pour être sûr de ne pas dire trop de conneries à son sujet) fument sur une espèce de rooftop en regardant le ciel. Puis, comme CW est dans la misère, elle marche dans les rues de Montréal au lieu de rentrer directement chez elle. Elle se dit dans une espèce de stream of consciousness que le monde est vraiment pourri. Elle repense à son enfance (elle était pauvre avant… ) (tiens, on l’attendait le coup de la transfuge de classe …) (elle est de gauche, hein, c’est quelqu’un de très bien... tout ce qu’elle fait de mal, ce n’est pas de sa faute hein...) et elle lit Proust (ça n’en fait pas un personnage plus profond pour autant mais bon…) et on arrive ENFIN à la scène finale (scène de réception pour l’équilibre de la construction narrative - je le précise au cas où...) archi-ridicule dans laquelle des manifestants rentrent chez l’archi pour tout péter mais cette dernière renvoie la police parce qu’elle comprend dans le fond les agissements de ces gens-là (elle est de gauche vous dis-je) (et tant pis pour le Bruegel qu’ils ont mis en pièces). Ces manifestants, on ne les a jamais entendus dans l’oeuvre qu’en bruit de fond, à l’exception d’une certaine Marion qui dans la scène finale participe à la soirée et trouve CW franchement très bien...

Moi à ce stade, j’ai perdu toute énergie, je suis épuisée par tout ce bavardage qui part dans tous les sens, j’ai l’impression d’avoir perdu mon temps en lisant le texte de quelqu’un qui tente de se faire passer pour le nouveau Proust, qui confond sociologie et littérature, qui surfe sur les thèmes à la mode en actionnant toutes les ficelles et dont les personnages manquent singulièrement d’âme. On lit ce texte froid et ennuyeux comme on feuillette un magazine people aux pages glacées. Et finalement, on ne sait pas quel est le sens de tout ce fatras…

Être un jeune auteur canadien dans l’air du temps et titulaire d’un doctorat de création littéraire qui fait la part belle aux minorités et aux femmes modernes qui en veulent. Peut-être est-ce là la clé de la réussite...

Allez, je vais citer un article de Marceau Cormerais dans Les Échos qui résume parfaitement ce que je pense : « Il s’agit d’un roman à la construction lourde dont la langue empruntée sonne faux et où les personnages réduits à la simple allégorie de leur ethnie ou de leur sexualité, voguent sur une intrigue sans force. »

Merci Monsieur, je me sens moins seule.  


 


 

samedi 18 novembre 2023

Trust de Hernan Diaz

Éditions de l'Olivier
★★★★★

 Finalement, l’intérêt d’être débordée et de laisser passer un peu de temps avant d’écrire une chronique, c’est que l’on voit si le livre continue à « vivre » en nous ou si on l’oublie…

Eh bien, il est clair que « Trust » m’a beaucoup marquée, notamment le portrait du personnage central : Helen Rask.

Que je vous explique : « Trust » (prix Pulitzer 2023) est un roman constitué de quatre romans racontant plus ou moins la même histoire à travers quatre points de vue différents.

Au coeur de ces quatre histoires, se trouve une femme : Helen Rask, mariée à un richissime magnat de la finance, héritier d’une immense fortune. Nous sommes à New York dans les années 1920, les spéculations boursières vont bon train jusqu’au krach boursier de 29.

Or, étrangement, le mari d’Helen, Benjamin Rask, va très bien s’en sortir grâce à un flair absolument incroyable… Cette première partie est racontée par un certain Harold Vanner et a pour titre « Obligations »… C’est un délicieux récit classique à la Edith Wharton. Quelle fut ma déception de découvrir qu’il prenait fin à la page 128 !

En effet, commence ensuite un autre texte, plus ou moins inachevé, qui a pour titre « Ma Vie » écrit par un certain Andrew Bevel et que découvre-t-on ? Plus ou moins la même histoire sauf qu’Helen s’appelle Mildred et l’auteur serait... son mari …

Ah ah… c’est bien mystérieux tout ça, n’est-ce pas …

S’en suivront deux autres parties, chacune d’elles écrite dans des styles différents et vous verrez, le puzzle va petit à petit prendre forme. Ayez confiance, c’est vraiment génial ! C’est vrai qu’à certains moments je me suis demandé où on allait et si ça valait le coup de lire une seconde histoire un peu semblable. Mais si, c’est très bien fait, même si l’on peut regretter peut-être quelques longueurs ici ou là.

« Trust » est un magnifique texte féministe qui met en place des personnages forts et attachants. Oh, ce personnage d’Helen/Mildred est incroyable ! Et vous verrez, la fin est un éblouissement !

Bref, j’ai adoré !


 

dimanche 5 novembre 2023

Retour sur la rencontre avec Gaspard Koenig en terre normande le 4/11/23



 Il est arrivé à la médiathèque de Condé-en-Normandie avec ses grosses chaussures de marche. En voisin, comme il dit.

En effet, Garpard Koenig habite à Montilly-sur-Noireau, petite commune de l’Orne. 720 habitants. C’est certain, ici, il a tout loisir de les observer ses vers de terre ! Je connais bien la région, j’y vis depuis fort longtemps. Pur hasard des mutations de l’Éduc Nat ! Un peu le bout du monde. Beaucoup de vert. Mais, on s’y fait ! Bon, les maisons ne sont pas chères et les terrains encore moins. 

En tout cas, c’est en observant les petites bébêtes batifolant dans le sol que Gaspard Koenig a eu l’idée d’écrire « Humus », un roman d’apprentissage contemporain qui met en scène deux personnages pleins d’idéaux, sortant d’AgroParisTech et qui vont vouloir trouver des solutions pour améliorer l’état de notre planète. 

L’un veut créer des lombricomposteurs individuels pour que les gens puissent retraiter leurs déchets organiques tandis que l’autre va quitter le plateau de Sarclay pour un petit village de l’Orne (qui ressemblerait bien à Montilly) afin de redonner un peu de vie aux terres malmenées du grand-père. Ils vont se heurter tous deux aux illusions, aux échecs, aux compromis. L’auteur explique qu’il n’a pas de solution, qu’il n’y a pas de message dans ce roman, ce n’est pas un roman à thèse. S’il avait des solutions, il aurait écrit un essai … N’empêche qu’une question se pose : face au désastre écologique, que fait-on ? Il s’est beaucoup documenté, s’est rendu à Rouen pour visiter une usine de lombricompostage. Pour lui, un roman doit être réaliste, notamment s’il parle de la société dans laquelle on vit. 

Pourquoi le choix des vers pour parler de l’écologie ? Parce que c’est un sujet simple, on a vite fait le tour de la question : 4 vidéos sur Google et un livre de Marcel Boucher : « Des vers de terre et des hommes », chez Actes Sud... Charles Darwin en 1881 (un an avant sa mort) avait déjà parlé des vers de terre dans son livre « La Formation de la terre végétale par l’action des vers de terre.» J’ai consulté par curiosité la notice Wikipédia et franchement, c’est passionnant… si, si… (vous aussi, quand vous aurez lu « Humus », vous ne verrez plus jamais les vers de terre de la même façon !) Bref, Gaspard Koenig rappelle qu’ils forment la première biomasse de la planète ! En effet, sur un hectare de terre se trouvent trois tonnes de vers ! Impressionnant, hein ! En fait, on ne regarde pas ce que l’on a sous les pieds. Notre tête est constamment tournée vers le ciel… Et c’est bien dommage ! 

Souvenons-nous de la servante de Thrace qui rappelle à Thalès que plutôt que de passer tout son temps à observer les astres, il ferait mieux de regarder où il marche, ce qui lui éviterait de tomber dans un puits.. Bref, les vers, c’est un sujet simple, facile à aborder et surtout un sujet d’actualité car n’oublions pas que le 1er janvier 2024, nous serons dans l’obligation de traiter nos déchets organiques.

L’auteur dit se sentir plus proche d’Arthur, il avoue aimer ces personnages assez radicaux, lui qui passe son temps à faire des compromis, comme nous tous d’ailleurs. En tant que philosophe de formation, il explique qu’Arthur est du côté des intentionnalistes (une action est bonne si les intentions sont bonnes) et Kevin des conséquentialistes (la moralité d’une action dépend de ses conséquences, utiles si possible) (Elizabeth Anscombe « Modern Moral Philosophy » 1958) Autrement dit, ces derniers considèrent que « dans un débat moral, on doit attribuer plus de poids aux résultats d’une action qu’à toute autre considération. » 

Donc Kevin se lance dans la création d’une start-up (largement manipulé par une femme parce que l’on sent bien que ce n’est absolument pas son truc tout ça.) La particularité des start-up, c’est qu’elles sont là pour vendre des projets qui ne sont pas forcément rentables. Et Gaspard Koenig de nous rappeler l’incroyable histoire de la start-up Theranos, entreprise américaine fondée en 2018 par Elizabeth Holmes, qui disait avoir trouvé le moyen de faire des tests sanguins très peu coûteux. Elle lève rapidement d’énormes fonds d’investissement (700 millions de dollars) et en 2015, son entreprise « est valorisée à hauteur de 9 milliards de dollars ». Le hic, c’est qu’à aucun moment l’entreprise n’a proposé des tests fiables. Les dirigeants seront inculpés pour fraude massive et Mme Holmes sera condamnée à plus de onze ans de prison, elle qui avait dîné avec les plus grands de ce monde ! Mais sa technique n’était pas au point ! En fait, le fonctionnement des start-up est simple : prétendre que c’est vrai jusqu’à ce que ça le devienne... Elle est belle l’évolution des mécanismes économiques ! On marche complètement sur la tête mais on n’est pas à une queue de vache près, comme on dit chez nous. (là, c’est moi qui parle, pas Gaspard, hein…)

Bon, notre auteur considère que la fin de son roman est optimiste (avec la plantation du hêtre…) et rappelle que Tchernobyl est devenu un refuge pour deux cents espèces d’oiseaux et jouit d’une bio-diversité absolument incroyable. Bref, la nature a repris ses droits et les scientifiques de conclure que finalement, l’impact de l’homme sur la nature est plus négatif qu’un accident nucléaire. La zone est donc devenue un refuge pour de nombreuses espèces menacées et les hommes sont priés de ne pas y mettre les pieds.

A la fin de cet échange passionnant, nous avons bu quelques vers, pardon, verres de poiré et j’ai retraversé mes champs sous la pluie en imaginant tout ce qui se passait sous la semelle de mes vieilles bottes en plastique.

C’est chouette quand même la littérature, ça aide à trouver le bonheur à portée de pied ….


 

vendredi 3 novembre 2023

Humus de Gaspard Koenig

Editions de l'Observatoire
★★★★★

 Quelle gageure que ce texte ! Rendre passionnant un récit sur les lombricomposteurs individuels et industriels, les cinq mille espèces de vers de terre, leur fascinante sexualité (si, si!) et la manière dont ils évoluent dans le sol (selon qu’ils appartiennent à la famille des endogés, des épigés ou des anéciques), le fonctionnement d’une motte de terre, le productivisme agro-industriel et les dégâts irréversibles qu’il engendre… Eh bien, le pari est tenu : on plonge dans un roman classique dont la forme tient un peu du roman d’apprentissage balzacien.

Deux jeunes étudiants en agronomie fraîchement sortis d’AgroParisTech et du plateau bétonné de Saclay, très idéalistes (ou réalistes?), raillant les « bifurqueurs » mais leur ressemblant pas mal, veulent pour l’un, mettre en place un moyen écologique de traitement des déchets (le lombricomposteur), pour l’autre, tenter l’expérience d’un retrait façon Walden dans le bocage ornais (chez moi !) sur les terres du grand-père afin de relancer une agriculture biologique respectueuse de l’environnement. Évidemment, ils vont tous deux rencontrer moult difficultés parce qu’absolument personne ne rêve de posséder un lombricomposteur dans sa salle à manger (sauf les lecteurs du roman archi-convaincus par le projet - non, non, je ne plaisante pas!) Quant aux terres du grand-père, elles sont tellement anéanties par les pesticides et autres saloperies de ce genre que pas un ver ne s’y loge. Le jeune diplômé va donc tenter une « inoculation de lombriciens à des fins de régénération des sols.» On assiste donc aux déboires de ces deux jeunes hommes (Kevin et Arthur), extrêmement attachants l’un et l’autre, se heurtant à une société individualiste, obnubilée par l’argent, la réussite sociale, le rendement, la vitesse et peu préoccupée par les problèmes écologiques. Ils sont tous deux très purs, très authentiques et complètement convaincus, ce qui les rend touchants et terriblement humains. L’on passe donc de la campagne ornaise à la Silicon Valley, d’une usine désaffectée près de Mantes-la-Jolie aux salons de Bercy. On rencontre des « young leaders », des « chief operating officers », des « community managers » (quelle horreur que ces termes !) (je ne connais pas le monde de l’entreprise mais ça ne me donne vraiment pas envie!), des ministres, une inspectrice de la CAF et des militants d’Extinction Rebellion. J’ose à peine imaginer le travail de documentation que l’auteur a dû faire avant de se lancer dans un tel livre où sont décrits avec minutie des milieux extrêmement différents. En tout cas, c’est vraiment réussi : le roman est un VRAI roman, ambitieux et qui nous embarque immédiatement : on n’a pas une seule seconde envie de le lâcher ! Il rend passionnant un sujet a priori rébarbatif. Et surtout, il nous fait réfléchir à nos pratiques, à notre rapport à la terre, au temps, aux gens. Le propos est dans le fond très pessimiste : l’urgence est absolue. Tout le monde le sait et pourtant... Les écolos en ont ras-le-bol de n’être pas pris au sérieux. J’ai vu que certains lecteurs considéraient la fin du roman comme une dystopie apocalyptique, vaguement ridicule ou improbable. Peut-être. N’empêche qu’un de ces jours, à force de patience et fatigués d’avoir comme seul privilège « l’illusion de la révolte », certains pourraient bien devenir plus violents. Ce n’est évidemment pas souhaitable. Mais qui sait ? En tout cas, l’on voit comment l’idéal peut conduire à la violence et au crime.

Enfin,« Humus » est aussi une magnifique histoire d’amour et d’amitié (voilà ce qui sauvera le monde au fond!) dans laquelle l’union des corps est décrite avec beaucoup de sensualité. Même les vers de terre font l’amour et mieux que nous visiblement !

On ressort de cette lecture changé, oui, changé. On ne voit plus le monde de la même façon ! « Humus » est un livre fort, engagé, sensible et bouleversant. C’est une satire sociale cruelle d’une société hypocrite où les gens, le regard rivé sur le portable, avancent dans la vie comme des fantoches, seuls, malheureux et incapables d’aimer. Triste monde, tiens !

Allez, je vous laisse, j’ai mes graines de courge à planter ...






 

samedi 28 octobre 2023

L'Échiquier de Jean-Philippe Toussaint

Éditions de Minuit
★★★★★

 « J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement » C’est sur ce quasi alexandrin que J.P Toussaint commence ce que l’on pourrait nommer son  « journal de confinement.» En effet, comme l’explique l’auteur hanté par la vision du désoeuvrement, dans la mesure où tout ce qui était prévu fut soudain annulé, il fallut trouver d’autres occupations. Ses projets partent alors dans trois directions : une traduction du « Joueur d’échecs » de S. Zweig (roman dans lequel un personnage central est confiné lui aussi!), un essai sur la traduction (qui va très vite être abandonné) et un livre autobiographique qui prendra la forme d’une plongée en soi-même, d’un va-et-vient constant entre les lieux d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, un texte qui sera en somme une espèce d’« échiquier de la mémoire ».

Jamais me semble-t-il le ton de J.P Toussaint n’a été aussi personnel ni aussi intime.

Ce confinement le ramène dans un premier temps vers les lieux du passé : l’école de la rue Américaine, le quartier de l’enfance : les rues Jules Lejeune et Washington, la place Leemans à Bruxelles, le collège de l’Ermitage... À vrai dire, j’avais l’impression de lire un texte de Modiano : les mêmes évocations un peu troubles, la même opacité qui donne un caractère étrange et mystérieux aux souvenirs. Des noms et des prénoms reviennent mais pas forcément des visages. L’auteur raconte le destin incroyable d’amis qui sont morts, très jeunes souvent. Il semble surpris par le peu de choses dont on se souvient des gens qu’on a croisés. Toussaint nous transporte dans un passé lointain et gris duquel émergent des êtres aux contours flous tandis que d’autres visages se font plus précis.

Évidemment l’auteur s’interroge : « L’heure de l’autobiographie, pour moi, aurait-elle sonné ? » La mort rôde… Difficile de ne pas se sentir concerné par le temps qui passe. Le ton devient mélancolique.

Les souvenirs d’enfance conduisent l’écrivain à évoquer le jeu d’échecs auquel il jouait régulièrement avec son père, grand journaliste et directeur du Soir. Se dessine alors la relation au père et le souhait de ce dernier que son fils devienne écrivain. « Je n’ai pas eu la vocation, j’ai eu la permission.» Et de préciser : « Le livre que je suis en train d’écrire est un livre d’origine. C’est l’histoire d’une vocation, non pas comment je suis devenu joueur d’échecs - non, je ne suis pas devenu joueur d’échecs-, mais comment je suis devenu écrivain. »

J.P Toussaint propose aussi des analyses, des réflexions théoriques au sujet de la littérature. Il dit ce qu’elle est ou n’est pas. Il dit de quel ordre est son travail sur la langue et les mots.

À cela s’ajoutent des passages vraiment très drôles : certaines scènes sont franchement irrésistibles comme celle où il essaie des masques dans une pharmacie, celle du rendez-vous chez l’ophtalmologiste, le docteur Praggnanandhaa ou bien la scène où il avoue à Madeleine, sa femme, que cette crise sanitaire « finalement, ça l’arrange » (en effet, visiblement, il a plutôt très très bien vécu son confinement!) Nous assistons là à de véritables scènes d’anthologie ! Ses réflexions sur ses problèmes de traduction sont aussi très amusantes. Cela crée des ruptures de ton étonnantes où l’on surprend l’auteur dans sa vie quotidienne..

Toussaint nous propose ainsi un récit autobiographique fragmenté en 64 chapitres (comme les 64 cases du jeu d’échecs.) Le propos semble moins structuré qu’à l’ordinaire et donne l’impression d’épouser le flux de la mémoire : on passe d’un souvenir à l’autre, d’une anecdote à une réflexion sur l’écriture ou la vie. Tout est mouvement et l’on se déplace librement sur l’échiquier de l’existence : « Tout au plus me contenterai-je de promener négligemment mon Cavalier de case en case au gré de mes souvenirs, en tâchant de redonner vie à quelques fragiles silhouettes furtives et émouvantes qui ont traversé ma vie. »

« L’échiquier » est un texte très intime dans lequel on a l’impression de découvrir un auteur qui dit souhaiter que ce livre soit « un rempart contre le monde extérieur, un talisman, une égide. Je voulais que ce livre soit une réflexion plus ample sur la littérature, je voulais que ce livre dise l’origine de ce livre, qu’il en dise la genèse, qu’il en dise la maturation et le cours, et qu’il le dise en temps réel. Je voulais que ce livre soit sensible, concret, malicieux, humain, ombrageux, généreux, je voulais que ce livre soit tout à la fois un journal intime et la chronique d’une pandémie, je voulais que ce livre ouvre la voie à la tentation autobiographique, qu’il soit une conjonction de hasards et de destinée, de contingences et de nécessité... »

Oui, le livre est tout cela. Il m’a beaucoup touchée.  


 

mardi 24 octobre 2023

Proust, roman familial de Laure Murat

Éditions Robert Laffont
★★★★★

 Bon, voilà, on ne va pas y aller par quatre chemins comme on dit. J’ai pris une décision toute simple, Madame Murat : cette année, c’est moi (avec un peu d’avance) qui décernerai le Goncourt, MON Goncourt, pour la bonne raison que l’évidence s’impose. En effet, le plus intelligent, le plus fin, le plus délicat, le plus bouleversant, le plus merveilleux de tous ces textes, est… (roulements de tambour) : « Proust, roman familial ».

Voilà. La proclamation est faite ! Un grand bravo Laure Murat ! Vous allez pouvoir repartir avec un chèque de 10 euros (que généralement personne n’encaisse) (mais vous ferez comme bon vous semble) et un succès garanti en librairie...

Maintenant, je tente de vous dire pourquoi je vous ai attribué ce prix.

Il y a tellement de raisons que je ne sais pas par laquelle commencer.

Commençons par vous, si vous le voulez bien. Sachez que l’univers de votre famille m’a vraiment fascinée, à la fois effrayée et fascinée. Je vous l’avoue, j’avais l’impression d’être au coeur d’un roman, je veux dire d’une fiction. Le cadre ? L’aristocratie : noblesse d’Empire du côté de votre père, le prince Napoléon Murat, arrière-arrière-petit-neveu de l’Empereur ; noblesse d’Ancien Régime du côté de votre mère, Inès d’Albert de Luynes, fille aînée du duc de Luynes,…

Vous voyez le plan!

Comment vit-on chez ces gens-là ?

Franchement, on m’aurait décrit le mode de vie des Sentinelles des îles Andaman que je n’aurais pas été plus stupéfaite. Personne ne travaille (et tout le monde trouve ça normal comme vous dites!), on ne parle JAMAIS de soi, on ne manifeste JAMAIS ses émotions, on se tient TOUJOURS bien, on parle correctement ET distinctement. On ne lit pas ou très peu (sauf, et il faut le souligner, vos parents qui lisaient, notamment votre père, mais je reparlerai tout à l’heure de ce magnifique et très tendre portrait que vous faites de lui). Alors, comme nous avons, à un an près, le même âge, j’ai tenté de m’imaginer grandir dans ce type de milieu peut-être un peu... étouffant (bel euphémisme), complètement hors-sol, totalement coupé du monde réel. Je pense que c’eût été bien difficile. En tout cas, la description très lucide que vous faites de ce monde m’a saisie. J’ajouterai aussi que le chapitre sur le château de Luysne (une vraie forteresse médiévale, n’est-ce pas ?) : « Tombeau pour un château » est vraiment passionnant et tout aussi incroyable...

Donc, de ce monde, il vous a fallu sortir pour exister. Vous saviez que révéler votre homosexualité allait provoquer un tremblement de terre, une catastrophe, un désastre. Et vous l’avez fait et vous avez dû partir. Cela m’a bouleversée. Parce que vous n’avez jamais revu votre famille. Les pages sur vos parents sont extrêmement touchantes. Je sais que certains journalistes vous demandent si ce texte est un règlement de comptes. Bien sûr que non. Ont-ils lu ces pages où l’on sent l’immense amour que vous portez à vos parents, la grande tristesse de n’avoir jamais vraiment connu votre mère et la douleur sans nom d’avoir perdu celui à qui vous ressemblez certainement beaucoup : votre père ?

Et Proust dans tout ça ?

J’imagine votre stupéfaction quand vous avez découvert que des noms de personnes de votre famille figuraient dans La Recherche : ainsi aviez-vous vraiment l’impression de vivre au quotidien avec des personnages de fiction ; et inversement, vous étiez à deux doigts de considérer les êtres de fiction comme des êtres de chair et de sang tellement la frontière entre réalité et fiction devenait mince. Quelle expérience singulière et bouleversante ! Notons en passant que vos arrière-grands- parents avaient effectivement connu Proust...

La lecture de Proust a changé votre vie : en effet, elle a mis à nu un monde reposant sur des conventions, des apparences, du vide. Comme vous le dites, l’aristocrate joue constamment un rôle, toujours le même rôle, il est d’une certaine façon un être de fiction. Il est faux, toujours en représentation. « Il n’y a rien de plus aliéné que l’aristocrate » écrivez-vous.

Proust vous a aidée à y voir clair dans le petit jeu des gens qui vous entouraient : il a « percé le secret de leur pantomime.» En effet, comme le Narrateur de la Recherche, complètement aveuglé au début par ce monde aristocratique, vous allez, petit à petit, mieux comprendre son fonctionnement (un peu comme Swann vis-à-vis d’Odette), un dessillement va progressivement s’opérer. Vous écrivez au sujet de Proust qu’« il nous dévoile un secret : l’échafaudage qui se monte sous nos yeux ne s’appuie sur aucun bâtiment ; c’est une structure solitaire, aérienne et sans support, ne soutenant rien qu’elle-même. » Bref, tout ce monde « repose sur du vide ». Grâce à votre lecture de La Recherche, vous avez mis des mots sur le malaise que vous ressentiez, vous y avez vu clair et vous avez pu prendre vos distances, vous libérer.

Enfin, j’ai trouvé particulièrement saisissantes les analyses que vous proposez sur la notion d’un « MOI » proustien discontinu, instable, fluctuant, changeant, notion qui a été pour vous source d’émancipation. Vous preniez enfin conscience que vous viviez prisonnière dans « l’étau de la permanence et d’une fixité mortifère », vous qui étiez élevée « dans un milieu dont l’idéologie conservatrice sacralisait l’immuabilité et vitupérait le changement. » Vous vous êtes identifiée à ce « Moi » pluriel, multiple, ouvert, riche, libre, à ce « moi » kaléidoscope, fait de strates successives, de temporalités différentes...

La littérature a changé votre vie : elle vous a libérée. Elle vous a permis de comprendre le monde où vous viviez. Elle vous a aussi donné la force de refuser ce qui vous était imposé. « Je passais d’une lecture verticale du monde, monolithe, hiérarchisée, autoritaire, héritée de l’Ancien Régime et du XIXe siècle, à une lecture oblique, plurielle, globale et en trois dimensions de l’univers. De la claustration à l’ouverture. Du passé à l’avenir. » De la mort à la vie peut-être aussi.

Merci Laure Murat pour ce texte magnifique que nous porterons en nous longtemps.  


 

dimanche 15 octobre 2023

Le Roitelet de Jean-François Beauchemin

Éditions Québec Amérique
★★★★★


 J’avoue que dans les temps terribles que nous vivons, j’ai trouvé refuge dans ce livre, tellement beau et apaisant.

J’avais remarqué dans les librairies la couverture comme un peu vieillie de ce petit livre, d’un vert très doux et ce petit roitelet pointant le bec vers le ciel. Il m’intriguait beaucoup.

Le narrateur (certainement très proche de l’auteur), écrivain, la soixantaine, mène une vie tranquille et simple à la campagne avec sa femme Livia, son chien Pablo et son chat Lennon. Son frère, atteint de schizophrénie, vit à quelques kilomètres de chez lui. Le narrateur va souvent le voir pour tenter de calmer une crise, pour discuter un peu en observant la nature. Ou bien le frère débarque à vélo en pleine nuit. Il a besoin de parler. La relation qu’entretiennent les deux hommes est très forte : ils se comprennent à demi-mot, s’écoutent attentivement, restent silencieux… Ils parlent de la vie, de leurs parents disparus, de la mort, de Dieu, du sens de l’existence, de la nature, des bêtes, des gens. II y a toujours beaucoup de tendresse et de bienveillance dans leurs échanges. J’ai lu que ce texte n’était pas autobiographique et pourtant la description de ce frère schizophrène est extrêmement précise et bien analysée. Il souffre beaucoup et son rapport au monde est très compliqué. Ses réactions, souvent inattendues, désarçonnent les gens. C’est un garçon très sensible, dont les paroles sont souvent pleines de sagesse, de vérité et de poésie. Le roitelet, c’est un peu lui avec sa petite touffe de cheveux aux reflets mordorés, un "roi au pouvoir très faible, voire nul, régnant sur un pays de songes et de chimères." Mais comme le rappelle l'auteur en épigraphe: "Même quand l'oiseau marche, il sent qu'il a des ailes." (A-M Lemierre)  

Par ailleurs, ce qui est particulièrement remarquable dans ce roman, c’est l’évocation de la nature. Comme je le disais, cela m’a apporté beaucoup d’apaisement à un moment où j’en avais vraiment besoin. J’aimerais voir le monde exactement comme le narrateur le voit, avec la même sensibilité, la même immense capacité d’émerveillement, j’aimerais, toute seule, je veux dire, sans l’aide de la littérature, être capable d’admirer encore davantage ce qui m’entoure, de prendre le temps de regarder un paysage, longtemps, très longtemps afin qu’il s’imprime en moi. Je trouve que nous faisons tout tellement vite. J’habite à la campagne, cela est donc a priori à ma portée. Là, au bout de ma rue, commence la forêt, une forêt immense et belle avec de grands arbres : le GR en direction du Mont-Saint-Michel passe à quelques mètres de ma maison. Je n’en profite certainement pas assez, happée que je suis par un quotidien très chargé. Et ce type de livre me rappelle que le temps file et qu’il ne faut pas oublier, chaque jour, de consacrer quelques instants à l’émerveillement. 

"Je me réjouis en tout cas de m'être débarrassé de tout ce qui dans ma jeunesse m'avait encombré: la méconnaissance de l'âme, la pauvreté de la pensée, la brièveté de l'amour, la vitesse." 

 J’aimerais moi aussi pouvoir dire cela...

« Tu devrais écrire un livre dans lequel rien n’arrive. » dit le frère.

C’est cela, il n’arrive rien dans ce livre. Juste une multitude de petites choses très belles qui sont là, souvent à portée de main. Au moment du confinement, beaucoup de gens (dont je suis) découvraient la beauté des lieux autour de leur maison. Ils ne les avaient jamais vus avant. Ils allaient plus loin, prenaient l’avion, la voiture alors qu’il suffisait de faire quelques pas, de regarder le ciel, la lumière, les oiseaux. Et les arbres aussi.

Un livre intense, porteur de sérénité, de paix et qui invite à la contemplation… Comme ça fait du bien !


 

jeudi 12 octobre 2023

Sarah, Susanne et l'écrivain d'Éric Reinhardt

Éditions Gallimard
★★★★★
coup de coeur!

 Dans une émission de radio (laquelle, je ne sais plus), Éric Reinhardt explique qu’il y a quelques années, il a été contacté via Facebook par une femme qui voulait lui raconter ce qui lui était arrivé, une histoire « douloureuse et silencieuse » d’après ses mots. Piqué par la curiosité et très troublé par une scène saisissante décrite par l’inconnue, l’auteur accepte d’échanger avec elle.

S’il a trouvé un sujet d’écriture, il lui manque encore l’essentiel : la forme. Il a alors l’idée de mettre en scène un auteur, un Reinhardt bis, lisant à Sarah, la mystérieuse correspondante, l’histoire qu’il a écrite à partir de ce qu’elle lui a confié : l’auteur modifie les noms et Sarah, présente elle aussi dans l’oeuvre, a dorénavant une espèce de double littéraire : Susanne.

Troublante et intéressante mise en abyme...

Sarah écoute alors l’histoire que nous lisons, l’histoire de Susanne, de son double...

Bien entendu, le créateur est là, troisième personnage : il décide, modifie, tronque, ajoute, mélange, fait sa cuisine, tord le cou au « réel », à l’histoire de Sarah et quand cette dernière (j’allais écrire « la vraie » mais est-elle plus vraie que Susanne dans le fond?) juge que certaines modifications vont trop loin, sont déplacées ou perturbantes, elle intervient : pourquoi ce choix ? demande-t-elle.  L’auteur se justifie. Il a son mot à dire.

Doucement, le roman se construit devant nous et nous en entr’apercevons les coulisses.

Emportés par la fiction, nous, lecteurs, sommes régulièrement (et brutalement) ramenés au « réel » par les interventions de Sarah qui donne des précisions, nuance, s’étonne, demande une correction… Un délice que ces jeux autour du « réel » et de la fiction...

Bref, le lecteur, quant à lui, glisse constamment de Sarah à Susanne et de Susanne à Sarah, en oubliant parfois qu’elles sont deux, dans cette sororité dont elles deviennent le symbole....

Il est intéressant, bien sûr, de voir le travail de l’auteur à l’oeuvre : que modifie-t-il ? Pourquoi ? Comment ? Dans quel but ? Tout ça est évidemment très original mais j’avoue que moi, ce qui m’a complètement transportée dans ce roman, ce sont les scènes. Elles sont incroyables, puissantes, inattendues, déroutantes, minutieusement décrites à tel point que l’on bascule dans l’univers du roman, on perd pied, on devient le personnage, on entre pleinement, vraiment, dans la fiction. C’est extrêmement perturbant et follement excitant. On en ressort épuisé. Ravi mais épuisé. Cela m’est déjà arrivé en littérature mais rarement à ce niveau là. Je pourrais vous donner des exemples précis mais je préfère ne pas divulgâcher l’histoire, cela risquerait de rompre la force du texte. « Je me documente beaucoup, parce qu’il m’est insupportable d’être approximatif, imprécis, invraisemblable. Le pacte que l’on passe avec le lecteur est très fragile. J’aspire à la magie, à pouvoir créer des sortes de petits miracles de lecture. Comme un illusionniste, comme si je créais des machines à sortilèges. » Je suis, pour ma part, complètement tombée dans l’illusion, j’ai été happée, hypnotisée au point de sentir un malaise physique à la lecture de certaines scènes particulièrement éprouvantes.

Je n’avais jamais lu de texte d’Eric Reinhardt et j’avais même à son égard une petite réserve liée à deux trois retours négatifs. Là, je suis conquise. Absolument. J’aime peut-être un peu moins la fin mais les grandes scènes génialissimes me font oublier le reste !

Un sacré bon moment de lecture ! Un portrait de femme(s) inoubliable… (bon, je n’ai rien raconté de l’histoire et c’est très bien comme ça) (ne lisez évidemment pas la 4e de couv’) (quelle chance vous avez de ne pas avoir encore lu ce roman!!!)


 

lundi 2 octobre 2023

Topographie de Benoit Colboc

Éditions Isabelle Sauvage
★★★★★

 Après le livre de Neige Sinno, j’avais envie de souffler un peu. Et comme je ne lis jamais la 4e de couv’… me revoilà plongée de nouveau dans une atmosphère familiale terriblement étouffante : « Topographie ». Celle d’une famille. Une famille d’agriculteurs dans la campagne normande. Un texte très court. Et vlan, prends-toi ça. Sept chapitres. Comme des cris, des coups de poing. Le père, pendu. La mère, seule et démolie. Le frère qui fait ce qu’il faut faire : reprendre l’exploitation agricole. La sœur qui fout le camp en ville, se marie, divorce. Elle avouera à son jeune frère qu’elle a été jalouse de lui lorsqu’ils étaient enfants. Quand vous saurez de quoi... À pleurer…

Dernier chapitre : l’enterrement du père. « Trois cents personnes c’est long »

Et au milieu, au centre presque, de ce minuscule petit livre, un chapitre intitulé  « chaque vendredi »… Le truc bien glauque qui recommence : les « petits viols », l’horrible oxymore. L’enfance brisée, encore une fois. Ils sont combien à subir ça ? Beaucoup d’après ce qu’on dit.

Quelle puissance fulgurante que ces quelques pages... J’aimerais le dire autrement pour mieux vous convaincre. La langue (car ici, écriture il y a!!!), à la fois narrative et poétique, des vers libres un peu, la langue donc claque, se disloque, se désarticule, se brise, se heurte à l’indicible qu’on a toujours tu et qui va sortir. Là. Maintenant. Les mots trop longtemps enfouis, gardés secrets, vont jaillir. Ils semblent se bousculer pour s’échapper dans l’air. Parce qu’il faut que ça sorte. Le moment est venu. On a attendu trop longtemps.

Le narrateur-enfant communique peu avec son père. Leur hostilité réciproque est faite de silences, de peurs, d’incompréhension. On s’épie, on se déteste aussi. On ne se connaît pas surtout.

La vie est morne. Banale. On se met à table à midi moins cinq et le père repart bosser après. C’est pas foufou comme dirait ma fille. Tout transpire l’ennui et la tristesse chez ces gens-là. Et le vendredi, le narrateur-enfant va chez des voisins sans enfants. Il devient un « enfant-prêté ». La mère veut et oblige le gamin, pour être gentille et faire plaisir.

C’est le genre de livre qu’il faut lire à voix haute pour en apprécier toute la dimension théâtrale. On en goûte mieux la langue, sa nervosité, ses phrases nominales, ses infinitifs agressifs, ses parataxes-mitraillettes et ses allitérations sonores. On s’étonne de toute cette désarticulation, cette discordance qui crie ce monde désaccordé, en miettes, en éclats, ces gens qui se croisent toute une vie, voisins de chambre et compagnons de table, fantômes muets et aveugles. Il faudrait pouvoir s’arrêter à chaque phrase, à chaque mot pour en apprécier l’intensité, la violence, la haine, la colère et l’amour aussi, toujours retenu mais là, on le sent, c’est sûr. Un texte autobiographique, un récit d’enfance à la langue brute, coupante, puissante, très rythmée, qui dit l’absence de communication, l’enfermement de chacun des membres de cette famille dans le silence. Il faut la mort du père pour regretter : « je l’aime tout bas », pour parler enfin, pour dire ce qu’on a vécu. Mais c’est trop tard. « Le père que je prenais pour un autre » n’est plus. Seule l’écriture peut, peut-être, mener au discernement, à l’aurore, à la lumière. «  A l’écriture de ne pas fuir.» Quel texte !


 

mercredi 27 septembre 2023

Triste tigre de Neige Sinno

Éditions P.O.L
★★★★★

 Elle cherche des réponses, elle veut d’autres mots que les siens, d’autres points de vue aussi. Elle veut savoir. Elle aimerait que son livre soit lu par quelques lecteurs seulement. Elle ne veut pas ne parler que d’elle et de lui, que d’elle et du monstre avec sa tête de bon gars sympa.

Lui, c’est le beau-père. Il est puissant, il a le pouvoir. Toute la petite famille est à ses pieds. Il faut lui obéir, lui faire plaisir, ne jamais chercher à lui résister. Il est plein d’énergie. Il est sportif, aime la montagne, est plutôt pas mal. À la maison, on est soulagé quand il est content. Il aime Johnny. Il ne lit pas. Les gens du village disent qu’il est « super

Elle, c’est l’autrice. À quarante-quatre ans, elle « ne comprend toujours pas.» En effet, ces viols à répétition alors qu’elle n’était qu’une enfant : « C’est au-delà de la compréhension.» Alors, elle va observer l’horreur, l’indicible, l’inceste sous toutes ses facettes afin d’accéder à une forme de vérité. Pour cela, peut-être faut-il tenter un pas de côté, faire éclater le duo infernal violeur/violée, « la paire maléfique », « le duo de merde ». Changer de point de vue pour accéder à la vérité. Différentes voies d’accès sont possibles : la littérature, la sociologie, l’histoire, le droit, la philosophie… Déplacer l’angle de vue habituel permettra peut-être de considérer les choses différemment : « Encore cette idée de trouver un autre point de vue. Est-ce que c’est pour être plus juste ? Pour compléter les informations fragmentaires ? Ou pour essayer de m’échapper un peu de moi, de cette version subjective qui me hante et m’étouffe ? »

Si au lieu de raconter du point de vue de la victime, on racontait par exemple en se plaçant dans la tête du violeur pour comprendre ce qui se passe, ce qu’il cherche, ce qu’il veut, ce qu’il s’invente, ce dont il se persuade. « Ça serait intéressant d’entrer dans la tête de quelqu’un qui fait le mal délibérément », dans la tête d’un prédateur qui détruit une gosse, qui ne lui laisse aucune chance de s’en sortir. Comment cette banalité du mal est-elle possible ? Qui en est capable ? « C’est le centre secret de notre monde ce mal impensable qui nous constitue ».

Et si au lieu de raconter le viol (moment tellement « hors du temps » qu’il échappe « à toute tentative d’en rendre compte par une narration »), on l’analysait, on mettait en évidence les processus de domination et d’emprise qui sont à l’oeuvre, la volonté de réduire l’autre à l’état d’objet, à la soumission la plus complète, à l’anéantissement.

Le texte de Neige Sinno semble chercher plusieurs voies d’accès à la vérité ou à toute forme d’approche de cette vérité. Le cheminement de sa pensée aborde tous les aspects possibles de l’inceste, de la pédophilie, des viols. L’autrice ne lâche rien : elle questionne sans cesse, formule des hypothèses... Chaque aspect du problème sera envisagé, étudié, observé, analysé à la loupe. Il faut suivre chaque piste, explorer les voies principales et secondaires, les petits chemins et les grandes artères. « C’est dans une quête de vérité que j’écris ce livre » écrit-elle.  À défaut d’accéder à la vérité, tentons au moins de nous en approcher : pour y voir clair, pour détruire le mythe du pauvre gars qui est tombé amoureux, qui n’y peut rien, qui ne comprend pas ce qui s’est passé, pourquoi ça lui arrive à lui, qui dit qu’elle voulait bien, qu’elle l’a cherché.

La posture n’est pas facile : être dedans (être la victime, le sujet principal) et se tenir à distance afin de permettre l’analyse, le raisonnement, l’accès à la vérité. S’ouvrir à toutes les interrogations et tenter d’y répondre avec justesse.

L’art est-il d’aucune aide ? Y a-t-il une échelle du mal ? Écrire un livre sur ce sujet, n’est-ce pas encore se soumettre au souhait de l’agresseur ?

« Mes propos seront interprétés, déformés, délirés. Ils se combineront avec d’autres idées. C’est la seule façon qu’a la pensée de se reproduire vraiment, pas par rhizome ni racine mais par une pollinisation aléatoire. »

Puisse cet article contribuer à cette « pollinisation aléatoire » qui nous fera pour toujours parler et penser autrement…  


 

lundi 18 septembre 2023

L'usure d'un monde (Une traversée de l'Iran) de François-Henri Désérable

Éditions Gallimard
★★★★★

 Il avait lu Bouvier, il avait adoré, il était parti. Où ça ? En Iran ! Non ? Si ! Mais il est complètement cinglé ! Il est jeune.

Alors là franchement, moi, la trouillarde qui rêve de traverser le monde, j’ai lu ce texte complètement éberluée par la candeur, l’insouciance, l’irresponsabilité de ce jeune gars aux allures de dandy, traversant un territoire où tu as quasiment cent pour cent de risques de te faire arrêter, mettre en taule et de ne jamais revoir le jour (il part fin 2022, donc peu de temps après la mort de Mahsa Amini!)… Ben, lui, pas de problème, il y va, discute avec les uns, les autres, fait des photos, des vidéos (bon d’accord, il les envoie aux copains français et les supprime sur son portable mais pas toujours à temps...), rencontre une multitude d’opposants au régime (faut dire, c’est à peu près la totalité de la population.) C’est incroyable. Quel courage quand même ! J’ai lu ce texte en tremblant pour lui. Et dire qu’il a vu des paysages qu’on ne verra certainement jamais. Un peu comme ces grands voyageurs du XVIe siècle qui décrivaient des terres que personne ne connaîtrait. Des lieux somptueux. Je passais mon temps à aller voir sur Google Map à quoi ressemblaient des villes comme Ispahan (ce nom me fait rêver), Keshit ou Kashan… Je me suis fait mon petit voyage moi aussi… Bien tranquille dans mon lit, j’ai traversé le désert (oh l’évocation de ce routard paumé en plein désert sans une goutte d’eau…), j’ai été éblouie par le bleu des mosaïques d’Ispahan, j’ai traîné la nuit dans les rues vides de Yazd… Mais surtout, surtout, à travers le récit de Désérable, j’ai découvert des gens, des gens courageux, prêts à mourir pour la liberté : c’est Firouzeh qui crie « Femme, Vie, Liberté ! », « A bas le dictateur ! », « Khamenei assassin ! », c’est toujours Firouzeh qui apprend des poèmes au cas où elle serait arrêtée et privée de tout. Au moins, elle aurait ses poèmes et personne ne pourrait les lui enlever. Ce sont ces femmes qui laissent flotter leurs cheveux au vent tout en sachant ce qu’elles risquent. Sur Internet, je suis allée voir Khodanur Lojei danser. Comme il est beau quand il danse… Et bien sûr, Mahsa Amini, dans tous les esprits, dans tous les coeurs… Je me souviendrai toujours du cri de Niloofar dans la nuit de Téhéran : « Mort au dictateur » et de l’écho, ce bel écho qui traverse la ville. Et toutes ces voix qui n’en peuvent plus de vivre cette terrible dictature où l’on n’hésite pas à tirer sur la foule pour faire taire ceux qui veulent parler.

Et notre François-Henri, qui sans jamais se départir de son humour (bon je sais bien, il l’a écrit après, le bouquin, mais quand même ) (la fin du récit est complètement sidérante…) va d’une ville à l’autre en bus, en stop, en train, regarde, écoute, analyse… Tel un Candide des temps modernes, il s’étonne, pose des questions, se documente, raconte. Il n’est pas un spécialiste de l’Iran et c’est tant mieux. On apprend avec lui, il nous embarque comme un copain avec qui on se marre bien (c’est vrai, il a toujours le mot pour rire même dans les pires situations et un immense sens de l’observation...)

Bon, il est revenu, c’est le principal (je parle comme si j’étais sa mère !) et il nous offre là un texte incroyable, tellement riche ! Un vrai voyage ! J’ai vraiment l’impression d’avoir découvert un pays et son peuple… Surtout, ne vous en privez pas !




 

samedi 16 septembre 2023

La Foudre de Pierric Bailly

Éditions P.O.L
★★★★★

 Décidément, qu’est-ce que j’aime les romans de Pierric Bailly… Là franchement, c’est le cri du coeur ! Il y a un ton dans ses textes, quelque chose qui sonne juste, vrai, authentique, un truc auquel tu crois, des personnages que t’as pas du tout envie de quitter parce que tu t’y attaches incroyablement. Il y a une intelligence, une sensibilité, une poésie sidérantes… Et puis, t’es transbahuté ailleurs… Pas un ailleurs exotique genre cocotiers et mer turquoise mais un ailleurs Haut-Jura. Ouais, pas loin, c’est jamais loin le Haut-Jura, mais comme t’y connais rien à la montagne, les mots de Bailly, c’est immédiatement le dépaysement. T’y es dans ces paysages mais t’y es VRAIMENT, tu les sens, tu les vois, tu les respires, tu les traverses, tu sens la terre, le ciel, l’eau. Faut être du coin pour décrire comme ça, faut vivre là-bas. Et tu vois, là, c’est cadeau, on se régale de tout ça, du chalet d’alpage, des histoires de lynx, des patous ... c’est pas croyable. Du petit-lait. De la beauté. Mais attention, c’est pas idyllique, t’auras pas forcément envie de devenir berger. Non. Tu vas voir, il y a de la distance, de l’humour et de la belle galère.

Et puis, l’intrigue… Comment dire ? Tu sens le truc venir, tu sais pas de quel côté la mouise va surgir … Alors t’attends, ça se précise, ça vient… Mais comme t’as eu le temps de t’attacher au personnage, t’as envie de le prévenir, de lui dire qu’il est en train de se foutre dans le pétrin. Toi, t’es à fond dans l’empathie. Comme il est sympa John/Julien (oui il a deux prénoms) et que c’est un bon gars, il voit rien, il donne tout, il y va. Et tu trembles pour lui. Parce que c’est un peu ton pote et que t’aimerais pas qu’il lui arrive un truc. Ah là là, qu’est-ce que c’est bien toute cette tension qui arrive, ce malaise qui pointe et tu sens que ça va péter quelque part. Parce que c’est ça la vie, tu te crois sur des rails, pépère, tu vois rien venir et paf, tu te prends un truc magistral dans la tête et tu vas devoir faire avec. Longtemps.

Et puis, Bailly, c’est de l’humain, avec des personnages pas simples, des relations complexes, des situations inattendues, des scènes surprenantes (c’est là que tu te dis que c’est un vrai auteur)… T’es loin des clichés débiles et des romans tout plats dans l’air du temps. On respire ! Bailly, franchement, tu te régales, tu ne vis plus que pour le roman qui t’attend le soir, tu ne penses plus qu’au narrateur et tu te demandes comment il va se sortir du pétrin dans lequel il s’est mis. Et tu retrouves ta montagne (oui « TA »), tes paysages, tu commences à connaître le nom des arbres, des pentes et des bêtes. Tu t’y crois un peu.

Bailly, c’est le bonheur.  


 

mercredi 30 août 2023

L'enquêteur agonisant de Leif GW Persson

Éditions Rivages Noir
★★★★☆

 Deux mots sur mon polar de l’été avant d’attaquer la rentrée littéraire : ce qui est particulièrement original dans ce livre, c’est que l’enquêteur, un certain Lars Martin Johansson, retraité de la police, a dès le premier chapitre un AVC assez sévère qui va le conduire tout droit à l’hôpital puis chez lui. Physiquement, on peut donc dire qu’il est hors-jeu ! Et c’est de son lit ou de son fauteuil qu’il mènera son enquête à la manière d’Hercule Poirot. Il a un caractère bien trempé, aime manger notamment des sandwichs saucisse/moutarde et boire du schnaps et n’a absolument pas l’intention de renoncer à ces plaisirs malgré les remontrances continuelles des médecins et de sa famille. Il a du caractère, beaucoup d’humour et l’on s’attache rapidement à ce personnage un peu bourru et vieux jeu. J’ai d’ailleurs aimé le parti pris de faire apparaître ses pensées personnelles en italique. Il va se retrouver avec une affaire de meurtre non résolue, un cold case, qui a eu lieu vingt-cinq ans auparavant. En effet, une gamine a été violée et tuée et le coupable est toujours dans la nature. Johansson a juré qu’il le retrouverait. Rusé, fin, perspicace, patient, il n’a rien perdu de ce qui a fait autrefois sa réputation : s’il est diminué physiquement, son esprit d’observation et de déduction fonctionne à merveille. On dit même de lui qu’il « voit derrière les coins. » Il prend son temps, observe attentivement les gens qu’il interroge… Très vite, il se rend compte que des indices essentiels ont été négligés et que de nombreuses erreurs ont été commises lors de l’enquête initiale. Bref, les anciens collègues ont bâclé le travail. Maintenant, les témoins principaux sont morts et la tâche n’est pas simple. En plus, il y a prescription : que faire si le meurtrier est retrouvé ? Ne rien dire, le laisser courir ou bien... Pas simple en tout cas...

Évidemment, se lancer dans une enquête depuis son lit d’hôpital n’est pas une affaire aisée mais rien ne lui fait peur... Un roman policier pas ordinaire, drôle, émouvant, écrit par un connaisseur criminologue, ancien conseiller à la direction centrale de la police suédoise. Il sait de quoi il parle ! Pas de scène d’action ici, pas de poursuites échevelées arme au poing mais plutôt des dialogues vifs, savoureux et drôles. Les personnages secondaires aussi sont intéressants et particulièrement bien décrits... Ce roman a remporté le « Glass Key Award », prix du meilleur roman policier scandinave... J’ai passé un très bon moment ...




 

dimanche 20 août 2023

La Route des Estuaires de Julie Wolkenstein

Éditions P.O.L
★★★★★


Ah, « La Route des Estuaires »… joli titre qui donne à rêver de grand large et de vent marin… On la prendrait bien, tiens, cette route en ce mois d’août pour aller où va Julie Wolkenstein : à Saint-Pair-sur-Mer dans la Manche (avec mes enfants - petits encore pour qu’ils acceptent de se livrer aux jeux puérils de leur mère -, nous avions arpenté la plage de Saint-Pair avec à la main la photo de la maison, meilleure façon de la trouver!) Le lecteur s’attendant donc à un peu d’évasion sera certainement surpris par l’impression d’étouffement et de claustrophobie qui émane des premières pages de ce texte autobiographique.

« La Route des Estuaires » est donc celle qui mène à cette maison, omniprésente dans l’oeuvre de l’autrice. Le livre s’ouvre sur une fuite de Paris lors du confinement de mars 2020 : ils sont quatre ultra-serrés dans une Fiat 500 noire et le plus jeune fils est assis « à la place du mort ».

La route que Julie Wolkenstein nous invite à suivre semble être celle du passé : la jeunesse, les copains, les week-ends chez les uns, les autres. L’autrice restitue parfaitement les caractéristiques d’une époque : les objets, les vêtements, les mœurs, les mentalités… Je me régale à la lecture de l’évocation de ces années. Mais je m’interroge : où veut-elle me conduire ? N’est-on pas en train de faire fausse route ? La narratrice parle de « prolepse-préparatoire » au sujet de ce premier chapitre, ce qui signifierait que celui-ci raconte à l’avance quelque chose qui va se passer plus tard. Ah très bien, il s’agit donc d’un énième journal de confinement. A vrai dire, ça m’est bien égal, je suis une inconditionnelle de Julie Wolkenstein dont je bois la prose comme du petit-lait… Mais en fait, me dit-on, cette prolepse est « pseudo-préparatoire ». Ah, flûte alors, fausse piste. Est-ce que la narratrice s’amuse avec son lecteur ? J’avais adoré son « escape-game » dans « Et toujours en été » qui avait lieu précisément dans la maison de Saint-Pair… Peut-être s’agit-il encore d’un jeu ou bien…

Non, l’autrice semble avoir du mal à entrer dans le vif du sujet tout simplement parce qu’il est douloureux… Alors, elle progresse lentement, donne des coups de volant à droite, puis à gauche, s’arrête longuement...

Voilà maintenant qu’elle nous raconte le pré-générique de The Walking Dead ! Elle n’y va pas par quatre chemins ! Moi qui ne suis pas une adepte des séries... (mais comme elle rend tout passionnant, je cherche secrètement à visionner quelques extraits sur mon ordi...) Nous sommes au chapitre 2, deux ans après le début du confinement, donc en hiver 2022, l’autrice jongle avec les dates : 85, 90, 96, retour dans le passé (analepse ou pseudo-analepse?), elle raconte des fêtes à Marolles près de Houdan… Ok, Houdan, ça ne vous dit rien mais pour moi ça veut dire beaucoup parce que la ligne Paris/Granville c’est MA ligne - je descends à Argentan quand le train ne s’arrête pas (et ce n’est pas rare - litote ou pseudo-litote?) à Briouze. Donc Houdan c’est une heure de passée, presque la moitié du chemin parcourue, bref…

Revenons à Marolles : certains amis de cette époque (96) sont morts. Les fêtes à Marolles, c’est loin. Ciao la jeunesse, fin d’une époque. Alors là, je m’ interroge : ce 2e chapitre est-il lui aussi une « prolepse pseudo-préparatoire » ? Tout à coup, une révélation : ces deux premiers chapitres ne sont en rien des « pseudo prolepses » : ce sont des prolepses tout court ! Ils sont pleins de morts, de gens qui n’existent plus, de revenants, de fantômes. La narratrice suit les routes de sa mémoire, les méandres du passé qui la conduisent petit à petit vers une temporalité de plus en plus ancienne. Le cheminement se fait, progressivement, difficilement. On y arrive, laissons-lui le temps. Chapitre 3 : autre pause encore, la pause-cigarette à Caen près d’un cimetière…

C’est le quatrième chapitre qui abordera la mort du petit frère de Julie Wolkenstein : Eric. En effet, l’enfant est mort d’un traumatisme crânien dans des conditions qui sont restées assez mystérieuses. Le début du chapitre est assez direct : la narratrice se jette à l’eau. Elle va mener l’enquête sur ce qui a pu se passer ce soir-là, alors que l’enfant était confié à une nurse. Elle passe tout au crible : l’album de photos de famille, les lettres, les articles de son père, l’académicien Bertrand Poirot-Delpech chroniqueur au journal Le Monde. Elle confronte les dates, observe les photos, s’interroge, interroge, jusqu’au jour où elle reçoit un mail qui va donner lieu à une rencontre inattendue...

« La Route des Estuaires » est un texte magnifique sur le temps qui passe, les gens aimés que l’on perd, le frère qui a très peu vécu. Il m’a touchée par sa pudeur qui va ici, étonnamment peut-être, de pair avec une volonté de tout dire, d’être précis, exact comme si cette précision et cette exactitude allaient inévitablement permettre d’accéder à l’élucidation du mystère. Dans le fond, c’est une quête de la vérité qui s’accompagne de l’intime conviction qu’il est impossible d’y accéder et que c’est certainement mieux comme cela.

Encore une fois, un grand texte !