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mardi 16 avril 2024

Baumgartner de Paul Auster

Éditions Actes Sud
traduit de l'américain par Anne-Laure Tissut
★★★★☆

 Il m’a beaucoup touchée ce vieux prof de philo un peu paumé dans sa grande baraque, paumé et bien seul avec ses souvenirs qui lui reviennent régulièrement à l’esprit. Tout lui rappelle les jours anciens auprès de sa femme qui n’est plus, une poétesse qui a laissé une œuvre dont une partie seulement a été publiée. Il faudrait entreprendre un gros travail de relecture mais le courage n’est plus là. Il travaille son petit essai sur Kierkegaard, commande des ouvrages sur Internet pour avoir le plaisir de discuter deux minutes avec la livreuse puis replonge dans ses souvenirs, les images d’Anna dont la mort accidentelle dix ans auparavant l’a laissé inconsolable. Les déplacements dans la maison sont devenus une aventure : il risque de tomber, de se prendre le pied dans un tapis et incapable de se relever, de mourir là, seul, oublié de tous.

J’ai beaucoup aimé ce texte très sensible qui dépeint un homme dont les repères présents s’effacent ou se floutent mais qui garde des souvenirs très précis du passé lointain. C’est comme ça quand on vieillit paraît-il, on finit par vivre davantage dans le passé, s’accrochant comme on peut à un présent un peu triste et mélancolique. Et l’on circule de l’un à l’autre comme dans un rêve, entre deux mondes, sans plus appartenir à aucun.

Un récit poignant non dénué d’humour et dont la précision des détails et leur réalisme nous laissent penser que l’auteur sait de quoi il parle.

Le dernier texte de Paul Auster  ? Moi je dis que non et j’attends la suite… En effet, la fin n’annonce-t-elle pas un début? Ce serait un beau pied de nez de l’auteur à ses lecteurs !  


 

samedi 6 avril 2024

La disparition d'Hervé Snout

Éditions Denoël
★★★★★

 J’ai découvert Olivier Bordaçarre en 2014 avec « Dernier désir », un thriller génial, en poche maintenant. Vient de paraître « La disparition d’Hervé Snout » et c’est toujours aussi EXCELLENT ! Avec Bordaçarre, on est dans le roman social : l’auteur nous offre une analyse sans concession, glaçante et vraiment très drôle de notre monde. Il excelle à mettre en évidence les travers de la société moderne et l’on est à la fois horrifié et amusé par l’écriture incisive et le ton ironique.

Nous découvrons, dans ce roman, la famille Snout : le père (un gros con) (je sais, c’est un peu vulgaire mais je ne trouve pas de synonyme qui rende aussi bien compte de ce qu’est fondamentalement cet homme : un con : dominant, prétentieux, violent, mauvais, autoritaire, sadique...), la mère, Odile Stout (mais qu’est-ce qu’elle fout avec un mec pareil?) et deux gosses : un fils moche, écervelé et dangereux (le portrait du père en devenir) et une fille sensible, intelligente et qui n’a qu’une hâte : quitter au plus vite le domicile familial où l’ambiance est horrible. Une famille dysfonctionnelle donc (pléonasme?) La description des ados est vraiment remarquable de justesse !

Ah, oui, j’oubliais de vous dire : Snout est directeur d’un abattoir. Pas sûr qu’après la lecture, vous puissiez avaler votre steak. Mais bon, faut assumer hein ? Et chacun d’entre nous ferait bien de passer une demi-journée dans un abattoir histoire de découvrir l’horreur absolue qui règne dans cette industrie du carnage. Bref… le problème, c’est que notre abruti d’Hervé Snout disparaît. Plus aucune trace ! Comme c’est dommage ! Bon, c’est quand même un peu embêtant et Mme Snout commence à s’inquiéter même si elle se sent parfois un peu soulagée. Où est passé son mari ? Départ volontaire ? Le jour de son anniversaire en plus ! Enlèvement ? Ou … Tout le monde demeure perplexe.

Je me suis régalée à la lecture de ce thriller engagé : on est porté par le suspense, on découvre des personnages hyper bien rendus. La construction non chronologique du roman donne l’impression d’un puzzle qui prend forme petit à petit. Et enfin, disons-le, qu’il est plaisant de lire un polar bien écrit ! Franchement je recommande la lecture de ce roman noir ! Et la fin… alors là, vous n’êtes pas près de l’oublier !

Une fable sociale saisissante, « saignante et engagée »

Un régal !




 

lundi 1 avril 2024

Le Sang des innocents de S.A Cosby

★★★★★
Éditions Sonatine
traduit de l'anglais (ÉU) par Pierre Szczeciner

 Comté de Charon, Virginie : exceptionnellement, je commence par une citation pour vous mettre dans l’ambiance ! « Flannery O’Connor a écrit que le Sud était hanté par le Christ. Oui, il est hanté, mais par l’hypocrisie du christianisme. Toutes ces églises, toutes ces bibles, et pourtant, les pauvres sont ostracisés, les femmes se font traiter de salopes quand elles portent plainte pour viol, et moi, je ne peux pas aller boire un coup à l’Oasis sans me demander si le barman a craché dans mon verre. Les gens prétendent que ce genre de choses n’arrive pas à Charon mais, ce genre de choses est l’essence même des petites villes comme Charon. »

Celui qui parle ici est Titus Crown, un enfant du pays, ex-agent du FBI, premier shérif noir de Charon, bourgade rongée par le racisme. Titus est un homme fin, sensible, intègre, généreux, d’une grande humanité, prêt à risquer sa vie pour secourir les plus démunis, les laissés-pour-compte. Mais il ne fait pas l’unanimité : détesté par les Blancs nostalgiques de la Confédération, il n’est pas plus apprécié par les Noirs de la ville qui l’accusent de les avoir trahis.

Or, tandis que la ville semble profiter d’une accalmie bien fragile, une fusillade se déclare au lycée Jefferson Davis : un jeune Noir, Latrell MacDonald, a tiré sur M. Spearman, le meilleur prof du lycée. Latrell est immédiatement abattu par un des collègues de Titus. Encore une bavure policière ou juste un cas de légitime défense ? Et si ce professeur, M. Spearman, aimé et admiré de tous, n’était pas si irréprochable que ça ? En fouinant dans le téléphone portable de l’enseignant, Titus et son équipe vont découvrir l’horreur absolue et les épreuves qu’ils vont endurer sont à peine supportables. Accrochez-vous ! Un bon nombre de suprémacistes blancs se battront corps et âme pour leur mettre des bâtons dans les roues. Titus devra aller vite car le pire du pire est encore à craindre et chaque jour apporte son lot de monstruosités et de violences. Chacun porte un masque à Charon. Pas facile de savoir qui est qui ! L’enquête pourrait bien être plus complexe que prévu ! Il va falloir se replonger dans un passé cruel et répugnant pour mieux comprendre le pourquoi du comment.

Un très bon polar, de ceux qu’on ne lâche pas : le portrait d’une société pourrie de l’intérieur par le racisme, les tensions intracommunautaires et le fanatisme religieux, sans oublier les dégâts de l’alcool et des drogues. S.A Cosby nous offre une vision bien sombre de l’Amérique d’aujourd’hui. Interviewé, l’auteur explique qu’à la suite du meurtre de George Floyd, il avait voulu travailler sur le maintien de l’ordre en Amérique et tenter de comprendre comment un homme pouvait se retrouver dépassé par le poids de ses responsabilités. Né dans le Sud, l’auteur sait de quoi il parle et veut montrer que le Sud n’est pas ce que l’on pense, à savoir uniquement une terre de néo-confédérés nostalgiques des années passées et de suprémacistes blancs prêts à en découdre si besoin est. Même si l’on a l’impression que nombreux sont ceux qui sont comme englués dans un passé nauséabond fait d’esclavagisme, de ségrégation et de guerre de Sécession, passé dont ils semblent avoir bien du mal à s’extraire, il y a autre chose : toute une panoplie de cultures, d’histoires, de peuples et des gens comme Titus Crown qui se battent pour le respect de tous, au-delà des religions, des croyances et des couleurs de peau.

Un texte fort, puissant, haletant, hyper-efficace, dont l’atmosphère oppressante nous plonge immédiatement dans l’Amérique rurale d’aujourd’hui où les tensions sont extrêmes. La réalité complexe est particulièrement bien rendue par la peinture de personnages dont le portrait psychologique, toujours bien fouillé, rend le tableau saisissant de vérité.

Je recommande !


 

mercredi 20 mars 2024

L'échec Comment échouer mieux de Claro

★★★★★

C’est dans la très courte nouvelle de Samuel Beckett intitulée « Cap au pire » «Worstward Ho »  que l’on trouve la citation suivante :« Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better. » traduite ainsi: « Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux. » Si vous ne connaissez pas cette nouvelle incroyable, je vous invite à en lire un extrait ici: https://excerpts.numilog.com/books/9782707313966.pdf

Beckett tente une expérience de l’effacement (de la mort?). Le lecteur perd tout repère, il n’y a plus de personnages, plus de lieux, plus de temps et presque plus de mots. L’oeuvre s’annule et disparaît, comme si le romancier voulait atteindre une espèce d’anéantissement complet, une sorte de rien, de vide, de non-être (sans y arriver car il reste toujours des mots sur la page) et finalement, cette recherche de l’échec absolu (totalement désespéré), on le voit, produit du pur Beckett, du nectar de Beckett, du Beckett pur jus… (vraiment, allez y jeter un œil, cela vaut le détour!)

S’inspirant donc de cette citation, Claro nous parle dans son dernier livre de l’échec en littérature. Claro propose un texte multiforme : essai, pensées, fiction, réflexions, autobiographie, listes, définitions, pastiches, poésie, le tout agrémenté de jeux de mots, de clins d’oeil, de sous-entendus, de détournements de citations… Le texte est intelligent, brillant, plein d’humour et bourré de références… Il vaut mieux le lire à tête reposée tellement le raisonnement prend parfois des voies un peu tortueuses, voire discutables, mais toujours très stimulantes. C’est du Claro : ça pétille, ça fourmille d’idées et franchement, même si l’on n’a pas toutes les références, on s’amuse bien !

J’ai adoré la première partie où il est question de la traduction : Claro est traducteur et romancier, il sait donc de quoi il parle! En effet, traduire, selon Claro, c’est forcément échouer. L’échec serait le fondement même de la traduction : comment substituer une langue à une autre, un monde à un autre monde, une époque à une autre époque ? « Quand je traduis « bread » par « pain », je fais comme si le rectangulaire pain anglais avait le pouvoir de s’arrondir, s’allonger, se fendiller, et dorer pour prendre l’allure d’une sémillante baguette parisienne. »

Sans compter qu’un mot a un sens ET une forme. Que dire de Baudelaire qui traduit le mot tout riquiqui « dull » par le beau « fuligineux » ? Quelle erreur !  « « Dull » sent l’échec… on dirait que la bouche l’émet à peine… « fuligineux », lui, serpente, ... un peu prétentieux…. Il répand ses cendres avec panache. »

« Il existe entre les langues une faille infranchissable » conclut l’auteur. 

Intéressantes aussi ses réflexions autour de la traduction du début de « Mile Zero » de Thomas Sanchez : « It is about water. » Comment traduire ce début ? Pas si simple !

Quant au titre « Under the volcano » de Malcolm Lowry, Claro en dit ceci : « Voulez-vous être « au-dessous » du volcan ou « sous » le volcan ? Invitation au débat...

Passionnante aussi sa façon de procéder lorsqu’il doit traduire une œuvre parue en 1960 mais dont l’histoire se déroule au XVIIe …

Et puis, ajoute l’auteur, il faudra un jour se résoudre à virer le lit de la chambre de Virginia Woolf... Mais oui, c’est vrai, pourquoi l’a-t-on reléguée dans une chambre alors qu’elle demandait une pièce entière, un lieu à elle? Je n’avais jamais pris conscience de cette traduction fautive ! « La room woolfienne n’avait rien d’un boudoir et l’on aurait pu s’en aviser un peu plus tôt. » s’exclame l’auteur !

Claro aborde ensuite le sujet de l’écriture. En effet, écrire, comme traduire, c’est échouer : on gomme beaucoup, on rature, on fait des brouillons et ça finit souvent à la poubelle ! Et c’est plutôt bon signe si l’on veut tenter d’échapper à « l’écriture pavillonnaire », l’expression est d’Éric Chevillard et elle désigne des livres qui se ressemblent et utilisent les mêmes clichés...

Écrire, c’est échapper à certains pièges : celui par exemple de vouloir DIRE. Le mieux serait même que l’écrivain n’ait rien à dire. Le « dire » oblige l’écrivain à « se plier au langage commun.» « Écrire serait donc ne pas dire mais contre-dire.» Bien dit !

Ainsi, échouer en écriture devient la condition même de l’écriture, fondée sur le principe du recommencement, de la correction, de l’effacement.

Il est question aussi de Kafka. (Peut-on dire qu’il a échoué pour la raison que son œuvre est inachevée, lacunaire, fragmentaire ? Je m’interroge...) Peut-être peut-on parler d’une œuvre en attente de fin, comme les personnages kafkaïens sont en attente d’un châtiment, d’une mort, d’un jugement. Ainsi le mot  « fin »  chez Kafka n’est-il pas vraiment opérant... Et l’échec (l’impossibilité d’en finir) prend tout son sens et donne à l’oeuvre toute son épaisseur...

Pessoa, l’homme aux nombreux pseudos, a échoué lui aussi : il a « échoué à n’être que Pessoa.» « Je suis un fragment de moi-même conservé dans un musée abandonné » dit-il en parlant de lui-même. Cette fragmentation est peut-être précisément à l’origine d’une œuvre polyphonique bien plus intéressante qu’un bloc organisé et cohérent, « une œuvre ouverte et infinie.» qui n’est possible que par l’échec... Finalement, la réussite réside dans une espèce d’aboutissement de l’échec. Un échec parfait.

Un texte stimulant !

Désolée, Claro, vous n’avez pas échoué et malgré tout votre livre est réussi… Comme quoi, l’échec n’est pas à la portée de tous… N’échoue pas qui veut !


 

vendredi 8 mars 2024

Sous la menace de Vincent Almandros

★★★☆☆

 Incontestablement, il est doué Vincent Almendros. Doué pour créer une atmosphère pesante, doué pour décrire minutieusement l’attitude d’un personnage, son malaise, ses hésitations, ses contradictions, la façon dont il perçoit le monde, doué pour lancer le lecteur sur de fausses pistes. On se fait à chaque fois gentiment berner, on relit ce qu’on vient de lire, surpris par la précision inattendue que l’on vient de découvrir. L’auteur s’amuse de notre naïveté, il déjoue nos attentes, nous piège, livre ses infos au compte-gouttes. Il faut être attentif à tout dans les livres d’Almendros car les détails ont leur importance. Mais en même temps, il faut avoir une vision globale car les gros plans peuvent nous empêcher de considérer l’ensemble avec justesse. Un pronom personnel, le double sens d’un mot, la structure d’une phrase peuvent facilement nous tromper. Il faut rester très attentif. De même, le début in medias res nous plonge dans le doute : qui est le « je » qui parle, qui est Chloé, qui est celle « qui n’en avait pas pour longtemps » ? La mère ou Chloé ? Et « pas pour longtemps » pour finir ce qu’elle est en train de faire ou parce qu’elle va mourir ? Les livres de Vincent Almendros sont d’habiles thrillers, des page-turners que l’on ne repose qu’après les avoir avalés d’une traite. A chaque page, on s’attend au pire. Je ne vous dis rien sur l’histoire (étouffant huis clos familial), suspense oblige, et ne lisez pas la 4e de couv’ !

J’ai découvert cet auteur avec l’incroyable « Faire mouche » (2018) et paraît-il que le précédent « Un été » est vraiment excellent. Cela dit, j’avoue avoir été un peu déçue par la fin de « Sous la menace » ; je trouve que si l’écriture est toujours aussi addictive, le dénouement est un peu frustrant et l’on reste sur sa faim. Dommage. Vivement le prochain !


 

mercredi 21 février 2024

Relire (enquête sur une passion littéraire) de Laure Murat

★★★★★

 Pourquoi relit-on ? Vaste question ! Pour comprendre ce qu’une première lecture ne nous a pas révélé ? Pour apprécier les détails sur lesquels nous sommes passés trop rapidement, trop absorbés par l’intrigue ? Pour se replonger dans une œuvre que l’on a adorée et que l’on a envie de retrouver ?

Mais dans le fond, lit-on vraiment le même livre quand on le lit à 20 ans puis à 40 ? Franchement, je me garderais bien de relire des œuvres qui m’ont éblouie quand j’étais gamine ! Je pense par exemple au Grand Meaulnes, à Gatsby le Magnifique…

Parfois, j’ai un peu honte d’être happée par l’envie irrésistible que j’ai de lire toutes les nouveautés qui envahissent les tables des librairies lors des rentrées littéraires. Lire une fois, comme nous le pratiquons très souvent, aurait quelque chose à voir avec la naissance du capitalisme, une espèce d’idéologie de la consommation. Je veux bien le croire mais je ne résiste pas ! Et pourtant j’aimerais tellement relire Proust, Flaubert, Giono… Mais je repousse cela à plus tard ! Je devrais faire comme François Bon : 22h/23h : lectures, 23h/0h30 : relectures ! (ça risque de piquer au réveil le lendemain !!!)

Barthes, plus sage et plus philosophe que moi, disait que « c’est dans le même qu’on trouve le nouveau ». En effet, selon lui, « dans le nouveau, on risque de ne chercher que le même. » Je veux bien le croire ! Selon lui, la vraie lecture est celle qui détruit le suspense. Elle « se passionne pour ce qu’elle sait » et est la seule garantie non seulement d’une grande jouissance mais aussi d’une vraie découverte. Peut-être...

En tout cas, Laure Murat va donc adresser le 11 janvier 2013 à deux cents grands lecteurs (écrivains, universitaires, éditeurs…) un mail contenant dix questions permettant d’étudier leur rapport à la relecture. Chacun d’eux va s’emparer du sujet à sa manière pour nous révéler, dans le fond, des choses assez intimes… Dis-moi ce que tu relis, je te dirai qui tu es.

Un essai stimulant qui à mon avis dépasse même le sujet de la relecture pour évoquer le rapport à la vie et au temps.

Des textes passionnants ( Chevillard, Audeguy, Angot, Forest, Ernaux, Desarthe, Echenoz…) qui nous conduisent à nous interroger sur nos pratiques et qui nous proposent aussi des références littéraires susceptibles de faire encore grimper votre PAL de quelques centimètres !

Du petit lait cet essai !


 

mercredi 14 février 2024

🎬 La Zone d'intérêt de Jonathan Glazer

★★★★★


 Nous sommes dans la « zone d’intérêt ». C’était le nom que les nazis utilisaient pour désigner l’espace, environ 40km2, autour du centre de mise à mort d’Auschwitz, Pologne. Nous sommes plus précisément chez le lieutenant-colonel Rudolf Höss, cadre moyen du parti nazi (Christian Friedel) et sa femme Hedwig (Sandra Hüller). Nous découvrons le quotidien de cette famille dans leur grand pavillon où ils ont vécu entre 1940 et 1944 (reproduit avec beaucoup d’exactitude d’après des photos d’archives) : les départs à l’école des cinq enfants blonds, les anniversaires, les discussions entre voisines.

Comme si de rien n’était.

Derrière le mur, c’est le camp. La caméra restera du côté du jardin. On y voit les fleurs, la jolie pelouse, la piscine, la serre, les chaises longues. Le mur gris. De l’autre monde, on aperçoit des baraquements, un mirador, de la fumée qui s’échappe d’une cheminée. Et l’on entend des cris, des bruits de ferraille, des rails, des craquements, le ronflement des fours crématoires, des coups de feu. On sait l’horreur. Lorsque Madame Höss se baisse pour faire sentir une fleur à son enfant, pour nous, spectateurs, c’est glaçant. Nous ne supportons plus la vue d’une fleur. Elle nous dégoûte. La beauté n’a aucun sens dans un monde où l’on a atteint le pire de l’horreur. Tout est absurde. Le vent dans les arbres, les doux reflets de la rivière, les enfants qui jouent. L’été est un non-sens. Tout est abject, déplacé, choquant, indécent, répugnant. J’ai trouvé insupportable, écoeurant, le rire de la femme de Höss. Et il n’y a rien de plus abject que le « C’est paradisiaque ! » de la grand-mère venue rendre visite à sa fille.

J’ai lu que certains critiques regrettaient que l’on ne voie pas le camp. Je ne comprends pas. Une fleur en gros plan ? Un rire d’enfant ? Je pense à l’horreur derrière le mur. Je ne pense qu’à ça, à ce qui se passe derrière. En fait, lorsque l’on voit ce film, il se produit un phénomène étrange : la pensée file systématiquement de l’autre côté, elle est SANS CESSE hors-champ. On n’est, bien au contraire, JAMAIS dans le jardin, on se refuse d’ailleurs à y être, on ne peut pas y être.

Par contre, on imagine aisément la sidération d’un prisonnier entendant les enfants rire et s’amuser autour de la piscine. Deux mondes séparés par un mur gris.

J’ai été aussi très surprise de lire que certains spectateurs trouvaient que dans ce film, « il ne se passait rien. » Tout ce qui se passe a lieu hors-champ, faut-il le rappeler. Il y a les images que l’on voit mais le film est au-delà des images. « Le vrai film est ailleurs » commente Jonathan Glazer.

Ce film m’a beaucoup impressionnée, j’y repense très souvent. Des paroles banales comme celles de la mère qui dit à son fils : « Mets ton manteau, mon chéri, il fait très froid. » ou bien « Nous avons fait installer le chauffage central tellement il fait froid. », plongent le spectateur dans la stupeur et l’horreur. La violence est là, dans les mots, les phrases a priori anodines et dans les silences, dans la scène du manteau volé à une femme gazée que Mademe Höss essaie devant la glace ou dans celle des vêtements d’enfants assassinés que l’on donne aux domestiques.

Est-ce que ces Höss sont comme nous, sont-ils représentatifs de la banalité du mal (Arendt) ? Comme nous, ils aiment l’été, comme nous ils sont heureux d’avoir une maison bien rangée et une grande serre, comme nous ils aiment voir leurs enfants grandir. « Ici nos enfants sont forts, sains et heureux » dira Madame Höss pour tenter de convaincre son mari de rester vivre à Auschwitz.

Et pourtant, j’ai trouvé qu’il y avait tout le long du film une lumière très blanche, très crue, presque irréelle, comme si les personnages évoluaient sur une scène. Cela m’a donné l’impression que le film était teinté d’irréalité. Ils sont nous mais ils ne sont pas nous. Ils sont malades, ils font des cauchemars, ils vomissent, ils pleurent, ont mal au ventre. Ils savent leur inhumanité, ils connaissent leurs crimes. Comment ont-ils pu ? La question est vertigineuse. La mère de Madame Höss dit à un moment à sa fille qu’une telle promotion sociale est inespérée. Une belle maison, un joli jardin, des domestiques, deux voitures… De là à accepter un crime de masse ? Cela a dû jouer, oui, certainement...

Être nazi, c’est fonctionner. Voir les gens comme des choses, les déshumaniser, les réifier, s’en servir pour produire, les faire travailler et les tuer quand ils ne sont plus rentables. Je vous invite à lire l’article de Johann Chapoutot, historien, spécialiste du nazisme (« Libres d’obéir » 2020), « Ce film est à la pointe de ce qui se fait en sciences humaines sur la Shoah » dans le magazine en ligne « Trois couleurs » ou sur « Lokko », toujours en ligne, du même auteur : « La Zone d’intérêt est un film exemplaire pour la réflexion historique » Celui-ci met en place un parallélisme entre l’organisation du IIIe Reich et le fonctionnement du monde capitaliste où il faut être performant, rentable, productif. Bref efficace.

À lire aussi « La loi du sang : penser et agir en nazi », essai dans lequel Johann Chapoutot explique comment « les philosophes, juristes, historiens, médecins ont élaboré les théories qui faisaient de la race le fondement du droit et de la loi du sang la loi de la nature qui justifiait tout : la procréation, l’extermination, la domination. » C’est vraiment passionnant. Et effrayant.

« La Zone d’intérêt » est un très grand film.

                                                         


 


🎬 May December de Tood Haynes

★★☆☆☆

 Ils se sont rencontrés, il avait 12 ans, elle 36 (d’où le titre métaphorique du film « May December »  quand un jeune rencontre une vieille...) (écart d’âge accentué dans le film car les deux acteurs qui incarnent le couple ont en réalité 30 ans d’écart.) Ils ont fait la une des tabloïds, elle est allée en prison, puis ils se sont mariés et ont eu des enfants. Tirée d’un fait divers de la fin des années 90, l’affaire « Mary Kay Letourneau », l’histoire est ici librement adaptée par Todd Haynes.

En effet, alors que le couple Gracie Atherton (Julianne Moore) et Joe Yoo (Charles Melton) vit dans une très belle maison à Savannah (Géorgie) et que leurs enfants s’apprêtent à quitter le cocon familial pour devenir étudiants, arrive une actrice, Elizabeth Berry (Nathalie Portman), en direct d’Hollywood, qui vient voir de près qui est la femme qu’elle incarnera sous peu à l’écran afin de « raconter l’histoire comme elle doit l’être. »

Elle observe Gracie, pose des questions qui dérangent, lui demande la marque de ses produits de maquillage, veut voir l’endroit où elle a rencontré son mari… bref, l’on sent très vite qu’elle cherche à vampiriser le couple et pourquoi pas, tenter de séduire le mari. (« Moi aussi comme vous j’ai 36 ans ! » lâche-t-elle à Joe… Tiens, on ne l’avait pas remarqué !) Sauf que, et c’est là, je trouve, que le bât blesse, on ne comprend pas vraiment ce qui fascine l’actrice (encore une fois, jouée par Portman dont la beauté est particulièrement bien (trop?) mise en valeur) : en effet, la pauvre Gracie, par contraste, apparaît comme une vieille femme à moitié folle et bien déprimée et son mari comme un gentil lourdaud muet et obéissant, pas très à l’aise dans ses baskets. On ne comprend pas bien d’où vient cette attirance éprouvée par l’actrice. Si encore celle-ci découvrait un couple heureux, fou amoureux, dont elle serait jalouse. Ok. Mais là, au contraire, on sent que lui n’a pas profité de sa jeunesse et elle, dont la seule passion est dorénavant de vendre des gâteaux de sa confection, a plutôt l’air paumée et en grande souffrance psychologique. Était-ce nécessaire de la présenter dans cet état ? Ils redoutent tous deux de se retrouver seuls après le départ des enfants. Et on les comprend. Bref, comment être subjuguée, envoûtée par un tel couple au point de ne pas rentrer à Hollywood pour se mettre au travail ? Ou alors, c’est de la pure perversité. Mais ce désir de faire du mal doit quand même être nourri de jalousie, d’envie non ?

En tout cas, ce qui est sûr, c’est que l’on ne s’attache à aucun personnage. Et quand les critiques du Masque parlent « d’un film vénéneux » et d’une « sensation de malaise » lorsque l’on observe « comment l’actrice va fusionner avec son sujet », je me demande si l’on a vu le même film. Il n’y a aucune fusion, ni physique, ni psychologique. Et c’est bien dommage, car c’est précisément ce qui aurait pu être intéressant à traiter...

On assiste même à des scènes grotesques où l’une maquille l’autre (comme si elles allaient tout à coup se ressembler!), font de la cuisine ensemble (la main de Gracie qui tient celle d’Elisabeth pour lui montrer comment touiller son frichti!) et composent un bouquet de fleurs en tenant des propos complètement neuneus. Portman a, tout au long du film, un jeu complètement artificiel, elle prend la pose et se contente d’être belle. Pas d’évolution dans le jeu des acteurs ni dans le scénario. Bref, un peu longuet tout ça. Je repense soudain à la scène sur le toit où le mari fume son premier pétard avec son fils, genre j’ai raté ma plus belle vie. Pfffff… Quelle caricature ! Et le fils aîné de Gracie… Ridicule !

Quant aux dialogues, franchement, ils sont d’une platitude sidérale.

Par ailleurs, le film est flou (pauvre effet de style!) et la musique de Michel Legrand pour « Le Messager » de Joseph Losey (qui se trouve être la musique de « Faites entrer l’accusé ») plutôt appuyée et à prendre au second degré, je l’espère.

Non franchement, je n’ai pas bien compris l’intérêt de ce film qui ressemble à une mauvaise comédie. Ce qui aurait pu prendre la forme d’un huis clos étouffant et « malaisant », comme disent les jeunes, où il aurait été question d’emprise progressive, avec une belle mise en abyme, demeure un film assez plat, aux effets appuyés, où l’on observe le duel de deux pointures du cinéma qui jouent à qui sera la plus belle.

Cela dit la critique est très bonne, certains parlent même de chef-d’oeuvre.... Allez-le voir, vous me direz...





dimanche 28 janvier 2024

Une femme entre dans le champ d'Emmanuelle Tornero

Éditions Zoé
★★★★★

 La première scène est magnifique, très cinématographique : une femme marche derrière sa poussette sous une pluie violente. La terre devient boue. Les herbes folles s’accrochent aux roues. C’est dur d’avancer. Alors elle chante. L’enfant hurle. La mère chante toujours …

« un peu plus tard, une corneille vient se poser sur la poignée de la poussette laissée dans le champ »

Elle, c’est L. La mère. Elle vient d’accoucher. Elle semble ne pas bien comprendre ce qui lui arrive. Donner la vie. C’est déjà énorme. L’épuisement assuré. Et après. Que faut-il faire encore ? Elle regarde médusée l’être qu’elle doit nourrir, laver, changer. Toutes les heures, tous les jours. Qui est L. ? Une femme. Une femme qui ne sait plus qui elle est, ni quel est son nom, son identité, son rôle. Son état de stupeur face à cette nouvelle vie la place à la fois dans un état d’hyper-sensibilité : elle perçoit parfaitement le moindre bruit, observe d’infimes détails et en même temps, elle ne cesse petit à petit de se détacher du monde, de s’absenter. Elle agit comme dans un état second. Les gestes sont automatiques, le regard vide. Elle ne semble plus être elle-même. Elle est devenue un être morcelé. D’aucuns parleraient de dépression post-partum. En réalité, le problème vient de plus loin, de l’emprise insidieuse de la société sur elle, sa vie, son quotidien, son corps. Il a déjà fallu endurer beaucoup. L’asservissement du travail, le carcan de la conjugalité, l’injonction sociétale du « réarmement démographique »… Et là, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, le point de bascule. C’est NON. Non, je ne continue pas comme ça. Je prends un chemin de traverse, coupe à travers champs. Le mari, (silhouette inexistante) qui rentre tous les soirs, ne voit pas qu’elle sombre, doucement. Les caméras de surveillance, dont nous lisons le relevé lorsque la femme entre dans le champ, enregistre un comportement étrange. Les passants tentent parfois d’intervenir. Mais elle refuse toute aide, toute injonction. Elle part seule. S’ensuivent l’errance, l’absence, la démence.

Texte à la fois narratif et poétique, « Une femme entre dans un champ » est un premier roman très maîtrisé et très original dans sa forme. Le texte non chronologique s’organise autour d’un jour j : j+, j-. Que s’est-il passé ce jour-là ? Que s’est-il passé j-9076 ? Cette construction non linéaire mime la perte de repères et les souvenirs d’enfance remontent à la surface soudainement. La métaphore filée du figuier étrangleur qui semble, à certains moments, s’emparer physiquement de L. matérialise parfaitement l’impression d’un étau qui se resserre sur la mère et lui donne l’impression d’étouffer.

Ici le texte devient vers et les blancs figurent l’attente, l’indécision ; là au contraire, la prose est très serrée, le train défile, les paysages se superposent, les pensées s’enchaînent. Où s’arrête un train après le terminus ?

Seule la route devient l’espace de liberté : partir, marcher, de plus en plus loin… Jusqu’où ?

Un portrait de femme extrêmement fort.


 

samedi 27 janvier 2024

La vérité sur Marie de Jean-Philippe Toussaint


Éditions de Minuit
★★★★★

 C’est à l’occasion de mon post sur le dernier roman de Jean-Philippe Toussaint qu’une personne m‘a laissé le commentaire suivant : « avez-vous lu « La Vérité sur Marie » ? Elle semblait insister. Immédiatement, je notai le titre, difficile à trouver dans les librairies de mon coin qui, étant donné l’immense quantité de livres publiés, n’ont plus de fonds, comme avant. J’ai fini par le dénicher dans une petite bibliothèque. Il est sorti en novembre 2009. Je le lis seulement maintenant. Il m’a fallu 15 ans pour découvrir cet incroyable texte. Mille mercis à celle qui me l’a conseillé, elle se reconnaîtra.

« La Vérité sur Marie » est un texte de haute volée, immense, envoûtant, avec une scène centrale d’une rare intensité. Toussaint écrit superbement, il nous entraîne, nous capte, nous impressionne. Il est magicien. On en ressort subjugué. Il faut lire « La Vérité sur Marie », pas pour Marie, personnage que je trouve sans intérêt, énervant, un peu daté pour le coup. On frôle un peu le cliché avec Marie. Non, en fait, le personnage central est un cheval, un pur-sang, qui se déploie dans une scène folle, au rythme insensé,  une scène d’anthologie, inoubliable. Il y a beaucoup d’érotisme, de sensualité, de violence dans la prose de Toussaint. On marche en équilibre entre l’amour et la mort sans jamais savoir lequel des deux l’emportera.

Mais au fond, peu importe le sujet, c’est l’écriture qui prime, le style : Toussaint est comme Flaubert capable d’écrire un livre sur rien. Il ne se passe pas grand-chose dans les livres de Toussaint et c’est très bien comme ça. On n’en apprécie que davantage l’exceptionnelle beauté du style, les sonorités des mots, dont on se régale, et le rythme puissant des phrases.

Allez, je vous aurai prévenus, jetez-y un coup d’oeil, on en reparlera ! 


 





 

dimanche 21 janvier 2024

Éden de Auđur Ava Ólafsdóttir

Éditions Zulma
★★★★★

 « Éden» m’a enchantée. Dire que j’ai adoré ce texte est bien en deçà du plaisir que j’ai ressenti à le lire. Et je remercie celles et ceux qui m’ont mise sur la piste de cette splendeur.

Alba est linguiste, spécialiste des langues minoritaires en voie d’extinction et elle voyage aux quatre coins du monde pour des colloques. Un jour, elle décide d’acheter une maison délabrée à la campagne dans un lieu sauvage, fait de roche, de lave et de sable… Vingt-deux hectares de terrain ! Elle décide d’y planter des bouleaux (sur une île boisée à 0,3% !), pour compenser son empreinte carbone mais pas seulement. Les arbres permettront de se protéger du vent, assez fort dans cette région. Petit à petit, elle va transformer son jardin, plantant des arbres fruitiers et installant une serre pour y faire pousser des légumes. Elle construit aussi un mur de pierre et, petit à petit, la masure se transforme en un refuge agréable. Les gens du village l’observent de loin et tentent de percer le mystère de cette femme.

Alba est un personnage fascinant : elle ne cherche jamais à se justifier. Elle agit et fait ce qui lui semble bon. Souvent, elle pense à l’origine des mots, décline leur étymologie et elle peut très vite perdre le fil d’une conversation si un mot a soudain retenu son attention. « Tu es la seule personne que je connaisse à rêver de mots isolés » lui fait remarquer sa demi-sœur. Et l’on apprend plein de choses sur la langue islandaise, une langue dans laquelle « il existe plus de cent termes pour désigner le vent en fonction de sa direction, de son degré d’humidité, des frimas ou de la douceur qu’il apporte. » Son père semble comprendre son projet contrairement à sa demi-sœur, Betty, plus terre à terre, qui la met constamment en garde contre tous les risques qu’elle prend en voulant, comme elle le fait, changer radicalement de vie.

« Éden » est un texte très poétique, sensible et plein de fantaisie. Son inventivité m’a surprise, déroutée parfois et amusée assez souvent. Alba est un personnage extrêmement attachant : elle est pure, droite, honnête et va jusqu’au bout de ses convictions. L’intrigue, vraiment très simple, aborde cependant des sujets graves, au coeur de l’actualité : réchauffement climatique, pollution, immigration. Pas de grands discours ici. Non, seulement une femme libre qui agit, à sa mesure, et qui prend le temps d’admirer la beauté des lieux où elle vit. « Nous sommes à chaque instant au centre de notre existence » À nous d’y être pleinement.

J’aurais voulu rester plus longtemps dans ce coin d’Islande battu par les vents et y retrouver tous les soirs Alba et les personnages du village. Là où, semble-t-il, tout espoir n’est pas perdu.

Heureusement, il me reste beaucoup de textes de cette autrice à découvrir…

Bravo à Eric Boury pour sa magnifique traduction.


 



 

jeudi 18 janvier 2024

Et si les Beatles n'étaient pas nés de Pierre Bayard

Éditions de Minuit
★★★★★

 Partons d’un constat évident : les œuvres connues nous font nécessairement oublier les autres, celles qui sont restées dans l’ombre. Mais ces dernières sont-elles pour autant nécessairement de «  moins bonne qualité » ? Dans le fond, ne cesse-t-on pas «d’encenser les chefs-d’œuvre, sans prendre la mesure des dégâts qu’ils provoquent ?»

Et si, dans un monde parallèle, Raymond Jones n’était pas passé devant la boutique de disques North End Music Store, aurait-on connu les Beatles ? Pas sûr… À la place, n’écouterions-nous pas en boucle par exemple « Sunny afternoon », l’excellent tube des Kinks ou « Waterloo Sunset » ? Et si, dans le fond, les Kinks, c’était mieux que les Beatles ? Car finalement, à peu de chose près, Pierre Bayard nous démontre que tout aurait pu se passer autrement…

Et si Camille Claudel avait été un homme et Rodin une femme,  ne serait-elle pas plus connue que son maître ? N’a t-elle pas été tout bonnement éclipsée à cause de son sexe ? Enfermée même parce que cela arrangeait tout le monde, l’amant et le frère.

Autre cas intéressant : celui de Margaret Mead, une jeune anthropologue qui, après avoir séjourné quelques mois sur l’île de Samoa écrit « Moeurs et sexualité en Océanie » : la sexualité semble libre, les jeunes heureux et sans tabous… Le livre devient un immense best-seller car son propos va dans le même sens que la libération sexuelle de 68. Sauf qu’un autre chercheur, quelques années plus tard, va découvrir que l’étude de Mead est fausse. Pour plusieurs raisons, la jeune chercheuse s’est trompée. Mead écrira ensuite un autre texte : « Trois sociétés primitives de Nouvelle-Guinée » : là, elle explique que « le sexe n’est pas le genre » et c’est plutôt extrêmement nouveau comme concept en 1935 ! Eh bien, le premier texte qui est une fiction va complètement faire de l’ombre à un second texte incroyablement novateur dans le domaine scientifique !

Pierre Bayard aborde aussi l’idée géniale des « influences rétrospectives » : c’est parce que Kafka existe que l’on se rend compte que Léon Bloy est un précurseur de Kafka, qu’il porte en lui Kafka. Donc Kafka influence à rebours la lecture que l’on a de l’oeuvre de Bloy. Ainsi peut-on dire que les grandes œuvres « reconfigurent » les oeuvres qui leur sont antérieures.

Et Proust et ses phrases à rallonge que l’on jugeait illisibles et que personne ne voulait publier… Pourquoi notre époque actuelle ne jure-t-elle que par lui alors qu’autrefois, on ne lisait qu’Anatole France ? Que s’est-il passé pour que l’oeuvre proustienne anéantisse complètement tous ses contemporains au point qu’ils sont maintenant presque totalement oubliés ? Pourquoi Flaubert écrase-t-il Maupassant ? Pourquoi aime-t-on tant Shakespeare alors que Voltaire le détestait ?

Je suis une inconditionnelle des essais de Pierre Bayard : son travail est intelligent, stimulant, fin, original, plein d’humour aussi. C’est un pur bonheur de lecture que je recommande à tous. Il nous permet de réfléchir à ce qu’est une œuvre d’art, à son rapport avec une époque et aux influences que les œuvres ont entre elles. Il déconstruit nos mythes culturels et remet en question toutes nos belles certitudes en matière d’art. Ah, ça fait du bien !




 

mardi 9 janvier 2024

La mémoire délavée de Nathacha Appanah

Éditions Mercure de France
★★★★★

 Quelle forme doit prendre l’écriture pour parler du passé, de sa famille, de ceux que l’on a connus mais qui n’ont pas tout dit, qui sont restés secrets et humbles ? La question est difficile, surtout quand on est romancière et que l’on a pour habitude d’écrire des fictions. Peut-être n’y a-t-il pas de réponse. Ou bien faut-il se lancer sans se demander quel sera l’effet produit. Les étourneaux en plein vol n’ont pas conscience de la beauté de leur mouvement. Ils volent. Nathacha Appanah va donc se lancer, elle-aussi, écrire sur ses ancêtres coolies qui ont quitté l’Inde pour aller travailler sur l’Île Maurice à la fin du XIXe siècle. La traversée a duré sept semaines. À leur arrivée, on leur donne un numéro. 358444, 358445, 358448. Terrible déshumanisation. Un couple et un enfant. Des trous dans la suite de nombres laissent toujours imaginer le pire. Quitter sa terre pour devenir un esclave ailleurs s’appelle l’engagisme. Un autre terme pour dire l’esclavage. Remplacer les esclaves noirs dans les champs de canne à sucre après l’abolition de l’esclavage. Un virgule cinq millions d’Indiens qui ont quitté leur pays, leur village, leur famille pour travailler ailleurs, là où on leur faisait croire que de l’or était caché sous les rochers. Encore une histoire de domination. Comment être précis pour raconter ce qu’ils ont vécu ? Que reste-t-il de ce qui s’est transmis oralement ? Évidemment, on peut interroger les parents, les grands-parents mais ils répondent : « c’est vieux tout ça ». Alors, on se fait une idée, on les imagine, on les invente au risque d’en faire une fiction. « Mon esprit les a lavés, ces ancêtres, essuyé leurs visages, coiffé leurs cheveux, habillés de vêtements propres, éloignés des cales de bateaux et de la perspective du labeur quotidien des champs de canne. C’est une image presque proprette. C’est une mémoire délavée. »

C’est avec beaucoup de sensibilité et de pudeur que Nathacha Appanah fait le récit de ses ancêtres sur l’Île Maurice sans jamais cesser de s’interroger sur la façon de restituer leur quotidien. Comment les mots d’aujourd’hui vont-ils exprimer, sans jamais les déformer, les mœurs d’autrefois : l’accouchement d’une femme, la grand-mère, seule, accroupie, sur une toile de jute. Comment raconter la poliomyélite du père soignée par sa mère à l’aide de feuilles de noni écrasées en cataplasme, infusées dans de l’huile chaude et pressées en jus. Parce qu’elle se méfiait de l’hôpital et des médecins. Combien la grand-mère a-t-elle eu d’enfants ? Douze, quinze ? Sept ont survécu. Comment continue-t-on à vivre quand on a perdu cinq enfants ? Comment se lève-t-on tous les matins pour aller travailler jusqu’à la nuit tombée dans les champs ? Quels mots, quelles phrases pour dire cela, pour restituer ce qu’elle fut, pour ne pas se tromper et la saisir dans toute sa complexité et sa richesse ? Quelle bonne distance adopter pour dire ceux qu’on a tellement aimés ?

L’autrice raconte aussi son enfance entre ses grands-parents qui ne savent ni lire ni écrire et des parents instruits et diplômés. Une enfance en équilibre sur un fil entre le passé et le présent, les temps anciens et la modernité, l’ici et l’ailleurs.

Un texte magnifique et vraiment très émouvant qui rend hommage à ces vies de là-bas, dont on sait si peu de choses.


 

mardi 2 janvier 2024

L'Invincible Été de Liliana de Cristina Rivera Garza


Éditions Globe
★★★★★

 Mexico, 16 juillet 1990. Liliana Rivera Garza, une jeune étudiante de 20 ans, est assassinée par le petit ami dont elle essayait de s’éloigner afin de mettre un terme à une relation étouffante. Cela s’appelle un féminicide. Autrefois, on nommait cela un « crime passionnel », concept juridique permettant d’exonérer, de disculper le meurtrier, voire de le grandir. Ces crimes sont constitutifs d’une société, ils en sont le produit, le résultat d’une éducation. Trente ans après le meurtre de sa sœur, Cristina Rivera Garza retourne au Mexique pour tenter de faire rouvrir l’enquête pour que l’assassin soit puni… Elle relit tous les documents de sa sœur, ses lettres, ses journaux, ses notes afin de comprendre comment Liliana, une jeune fille intelligente, vive, pleine de vie et de passion s’est trouvée prise au piège dans une relation qui l’a conduite à la mort. Comme elle l’explique, « dans un pays (patriarcal)...où la musique populaire célébrait les hommes qui assassinaient des femmes dans des accès de jalousie », « des générations entières ont dû lutter pour que la drague de rue, trop souvent considérée comme un acte naturel, voire comme une façon de faire des compliments, soit reconnue comme une manifestation quotidienne du harcèlement dans l’espace public. Pour appeler les choses par leur nom, il faut souvent inventer des nouveaux mots. Harcèlement au travail. Discrimination. Violence sexuelle. » Dans une interview sur You tube, Cristina explique très justement qu’il est difficile de raconter une histoire contre le patriarcat dans le langage du patriarcat. Une infirmière américaine, Jacquelyn Campbell, spécialiste des violences domestiques, a créé un test permettant de mettre en évidence la proximité temporelle du passage à l’acte. Vingt-deux facteurs qui doivent alerter : un premier acte de violence domestique, une jalousie extrême, la drogue, la possession d’armes à feu, les menaces de mort, le sexe forcé. En relisant les documents appartenant à sa sœur, Cristina se rend compte qu’en ce début d’été 1990, sa sœur était en danger. Un homme a cru que sa petite amie lui appartenait, qu’elle était à lui, comme une poupée. Elle était sa chose. Il l’a détruite pour qu’elle n’ait pas une vie en dehors de lui. Il l’a réduite à néant parce qu’en tant qu’homme, il était persuadé qu’il avait le pouvoir, qu’elle devait se soumettre à sa décision à lui, à son contrôle. Il avait certainement vu son père écraser sa mère. D’où l’importance des mots qui permettent d’identifier le danger. La journaliste Rachel Louise Snyder dans « No Visible Bruises » rappelle que le lieu le plus dangereux pour une femme est sa propre maison. Entre 2000 et 2006, 3200 soldats américains sont morts au combat. Dix mille femmes ont été assassinées par leur mari ou leur petit-ami. Elle explique qu’une femme qui veut échapper au prédateur court des risques importants dans les trois mois qui suivent la séparation ou la prise de conscience par le prédateur du fait qu’elle va partir. Liliana était en danger mais personne ne s’en est rendu compte. Pourquoi certaines victimes restent-elles, ne quittent-elles pas le foyer ? En effet, Liliana retournait sans cesse vers cet homme qui ne lui apportait que du malheur. Pourquoi ? Que faire quand on est attaqué par un ours ? C’est simple : ne plus bouger. Selon Snyder, « Les femmes maltraitées restent parce qu’elles voient que l’ours approche. Et qu’elles veulent vivre. » Liliana avait certainement senti tout cela. Mais elle n’avait pas les mots qui lui auraient permis de se mettre à l’abri.

« L’Invincible Été de Liliana » est un texte extrêmement touchant qui redonne vie à la jeune fille assassinée car la lecture de tous ses écrits personnels et souvent très intimes montre à quel point elle était sensible, originale, pleine d’imagination et d’humour. On découvre aussi une jeune femme inquiète et torturée par une situation dont elle ne parvient pas à s’extraire malgré tous les amis qui l’entourent et sa famille qui l’adore.

« L’Invincible Été de Liliana » est un texte exceptionnel qui rend hommage à une jeune femme brillante devenue le symbole de la lutte contre les violences conjugales. C’est aussi un portrait très sensible d’une jeune étudiante lumineuse et passionnée qui ne demandait qu’une chose : vivre. Et vivre libre.

Inoubliable.