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dimanche 13 avril 2025

Paris-Babel Histoire linguistique d'une ville-monde de Gilles Siouffi

Éditions Actes Sud
★★★★★

 Le projet était pour le moins ambitieux : écrire une histoire linguistique de Paris et de sa périphérie, des origines jusqu’au XXIe siècle ! Eh bien, le pari est gagné et le livre vraiment passionnant. Parler de la langue, c’est bien évidemment parler de politique, d’économie, d’art, de mouvements migratoires, de mœurs etc. Autant dire qu’on lit aussi une Histoire de la Capitale voire de la France. Parler d’une langue, c’est aussi parler des autres langues, celles des régions et celles de l’étranger car les apports sont évidemment toujours très nombreux. Bien entendu, l’autre problématique est celle d’une norme que l’on veut imposer : la langue de la Capitale. Pourquoi elle et pas les autres ? Mais quelle est-elle au juste cette langue de la Capitale ?

Allez, je vous en dis deux mots pour vous donner envie de vous lancer dans la lecture de ce texte qui se lit comme un roman.

Tout commence en 53 av.J.-C : Jules César réunit les chefs gaulois sur une île de la rivière Sequana où se tenait l’oppidum des Parisii. Il appelle ce lieu Lutecia Parisiorum : « la Lutèce des Parisii ». Cette Lutèce comporte entre 2000 et 5000 habitants concentrés sur la rive gauche, au pied de la montagne Sainte-Geneviève. Autour, il n’y a que forêts et marécages. Les habitants parlaient gaulois, langue utilisée pour la vie quotidienne. Pour tout ce qui est administratif, on utilise le latin. Les deux se mélangent constamment. Bien plus tard, au XI e siècle, le picard, le wallon, le poitevin-saintongeais ainsi que le normand seront très influents. Le normand insulaire conquiert la place de langue littéraire notamment à travers les « Lais » de Marie de France. Le picard et le champenois se développent dans la tradition littéraire à travers l’oeuvre de Chrétien de Troyes à l’origine du cycle du Graal. Le centre de Paris est l’île de la Cité où siège une communauté de prêtres : ils étudient et copient des manuscrits. L’étude se fait en latin. Paris attire les étudiants de toutes les capitales voisines : ils sont 10 000 sur une population de 100 000. En 1253, Pierre de Sorbon crée La Sorbonne : l’université est un monde cosmopolite et polyglotte. Les étudiants échangent dans un latin oral que l’on ne prononce pas de la même façon selon le pays d’où l’on vient. Qu’est-ce que le français au XIIIe siècle ? C’est un joyeux mélange de picard, normand, bourguignon et d’un parler d’Île de France. Vous y ajoutez du latin et des langues étrangères et vous devriez à peu près y être ! En tout cas, à Paris, il n’y a pas encore d’activité littéraire comme en Normandie, en Picardie ou en Champagne.

Dès le XIVe, la connaissance du latin diminue rapidement, les médecins pratiquent, sans connaître le latin, ce que la Faculté de Paris leur défend de faire. Les néologismes sont nombreux car c’est une époque de progrès technique. On crée des mots qui permettent une compréhension facile : « vinaigre », « culbuter », « garde robe ». Nul besoin de connaître le latin pour comprendre ces mots !

C’est en 1539, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts que François Ier demande que les actes soient formulés « en langage maternel françois et non aultrement. » Jacques Lefèvre d’Étaple traduit la Bible en français en 1530 mais à Anvers car la traduction sera condamnée par la Sorbonne. De la même façon, le milieu juridique veut conserver l’usage du latin pour entretenir un esprit de corps. Le latin est au XVIe siècle toujours la langue des études. Sous l’égide de Guillaume Budé est créé le Collège royal, futur Collège de France : il s’agit pour les professeurs qui y enseignent de mieux connaître la Bible et les textes anciens dans leur version originale. En 1455, Gutenberg fait imprimer le premier livre : la première presse du royaume est installée à Paris dès 1470. L’imprimerie va obliger à fixer l’orthographe des mots et donc cela ralentira l’évolution de la langue ! Au XVIe, Paris est à la mode italienne et à la fin du même siècle, c’est la mode du Gascon qui l’emporte !

Au XVIIe, les Salons vont de pair avec une recherche du raffinement. Malherbe s’attelle à « dégasconner » le langage de la cour d’Henri IV, jugée grossière. On veut donner des règles à la langue, en créant par exemple un dictionnaire puis une grammaire, une rhétorique et une poétique. C’est le « bon usage » que Vaugelas définit dans ses « Remarques sur la langue française » de 1647. Le centre du bon usage est Paris et au centre de Paris, la Cour. Comme on le voit dans certaines pièces de Molière, les provinciaux sont ridiculisés : le Breton par exemple est : « grossier, ivrogne et mystique » Comme le dit Vaugelas, « Quelque effort que fassent les Provinciaux pour bien parler… il ne leur reste je ne sçai quelle crasse dont ils ne sçauroient se defaire. » Voilà, c’est dit ! C’est la naissance de l’opposition Paris/province.

Le XVIIIe voit les grands auteurs s’éloigner du latin. Voltaire dira : « Je savais du latin et des sottises. » C’est aussi la naissance des bibliothèques appelées « cabinets de lecture ». Les gens lisent beaucoup. Le bon français n’est plus celui de la Cour, à Versailles depuis 1682, c’est à dire loin de Paris. La Cour continue à prononcer en oué les mots graphiés en oi, tandis qu’à Paris, les snobs prononcent le oi en è et disent mémère pour mémoire. Tout le monde dit cet homme-cy, ce temps-cy tandis qu’à la Cour, on aime dire cet homme icy, ce temps icy…

À la Révolution, la France est un pays rural, le taux d’urbanisation est de 18 pour cent. La Révolution est farouchement contre les parlers locaux et les langues régionales. 6 millions de citoyens (sur 28 millions) ne parlent pas un mot de français. L’abbé Henri Grégoire présente à la Convention en juin 1794 son « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française ». Condorcet pense que le français sera ainsi une « langue de l’égalité » en « cessant de séparer les hommes en deux classes » . On ne mesure plus en coudes et lieues mais en mètres et kilomètres, on se tutoie et l’on s’appelle Citoyen. En 1793, on dissout l’Académie, selon Marat une assemblée de « quarante fainéants » qui ne s’intéressent qu’au « beau langage » et au « beau monde ».

Au XIXe, lors de la création des lycées, on veut diffuser un français national. On étudie la grammaire, on pratique l’analyse logique. On apprend par coeur les classes de mots (clin d’oeil à mes petits collégiens!) En 1881, cette éducation devient obligatoire, laïque et gratuite pour tous. On travaille l’orthographe. Et paraît-il qu’il y a du travail, notamment dans les classes élevées où l’on considérait que c’était une affaire de bourgeois. C’est l’époque des manuels de conjugaison des frères Bescherelle (1842). On articule le français avec soin et l’on prononce à l’oral les doubles consonnes d’« affamer » et de « collection » ! Encore une fois, la mode anglaise va se répandre et s’infiltrer dans la langue française : on fera du « tennis », du « rugby » et du « golf » ! Et l’on ira au « music-hall » ! Paris vivra aussi une immigration « de l’intérieur » : celle des Savoyards par exemple ou des Bretons. Sachez quand même qu’au XIXe, le français reste largement inconnu en Bretagne. Les trois-quarts des Bretons ne parlent que le breton ou sont analphabètes. Pensez à notre Bécassine !

Je vous laisse imaginer ce qui a fait notre français du XXe siècle: les guerres, l’immigration, les métissages, le tourisme…

Et j’y pense, je ne vous ai pas parlé des différents jargons : celui des crieurs de rue, des « escholiers » rabelaisiens, des précieuses, des poissardes, des snobs, des dandys, des titis, des gavroches, des loubards, des branchés etc etc...

Voici donc un bref aperçu de ce livre incroyable qui permet vraiment de comprendre ce qu’est une langue, à savoir quelque chose de vivant qui s’enrichit constamment des apports étrangers, toujours en mouvement. Je vous recommande vraiment ce texte qui se lit comme un roman et qui m’a vraiment enchantée.  


 

mardi 8 avril 2025

Le mal joli d'Emma Becker

Éditions Albin Michel
★★★★★

 Les premières lignes du « mal joli » m’ont rappelé les propos d’Annie Ernaux dans « Le jeune homme » à savoir qu’elle vivait d’abord cette histoire d’amour pour l’écrire, produire de la matière puis la raconter (je vous renvoie à mon petit laïus ici). J’ai retrouvé la même idée dans le texte d’Emma Becker, ravie et soulagée d’avoir enfin un sujet à se mettre sous la dent : « L’idée, c’est une sorte de fragments d’un discours amoureux - c’est dire mon état d’exaltation à la perspective d’avoir trouvé un cadre à cet embrasement : décrire les étapes de la passion... », « cela ne fait de moi rien d’autre qu’une femme inflammable, racontant les processus qu’elle s’impose dans le simple but d’en parler. Je fais mon travail en somme ... » (c’est moi qui souligne) et enfin, ce passage magnifique : « Vite, vite, courir au café, vite enfiler n’importe quelle robe et courir et écrire tout ça… il faut atteindre le café avant que tout ça s’évapore… il faut que j’atteigne le café avant de me prélasser dans ce miracle d’être bandante et inoubliable et aimée, follement aimée…  » (superbe phrase des pages 348, 349, à lire à voix haute, vraiment!) Celle qui pensait que «  dans le contexte, aimer Antonin, c’est de la documentation. », cette dernière va être prise au piège de la passion amoureuse dévorante, envoûtante, destructrice, une espèce de mal joli, terme d’obstétrique qui signifie que les insupportables douleurs de l’accouchement s’achèvent lorsque l’enfant est posé sur le ventre de la mère. C’est la même chose pour la passion amoureuse : les douleurs de l’absence prennent fin quand l’autre est là. L’autrice a bien compris qu’elle est en train de vivre une «  forme heureuse d’empoisonnement.» Elle analyse avec une très grande lucidité cette folie qui l’envahit, cette perte de maîtrise de soi, cet envoûtement auquel seule l’écriture met une pause en permettant à l’autrice de reprendre son souffle, de se remettre les idées à peu près en place et peut-être, de justifier de manière un peu plus raisonnable cette douloureuse folie qui prend possession d’elle.

Dans cette autofiction, l’autrice se met à nu et décrit dans le détail l’anatomie de sa passion. Tout est dit. Si ça dérange certains, moi au contraire, j’aime les choses claires et les gens qui osent. J’aime la franchise, la vérité, l’absence de tabou. Quelle belle écriture pour dire les choses de l’amour, le sexe, le corps de l’autre, son odeur, le plaisir, la chair, la jouissance. Il y a du XVIIIe siècle dans l’écriture d’Emma Becker, quelque chose de Laclos, de Marivaux, de Sade peut-être... Énormément de talent, en tout cas ! J’ai admiré la liberté de cette femme, son courage de dire ce qu’elle a vécu sans se soucier des convenances, de la bien-pensance, de la morale.

Un autre thème assez central dans ce roman, c’est l’empêchement des femmes. Elles cumulent tout : leur travail (pour l’autrice, c’est écrire) (va trouver du temps pour écrire quand tu as deux enfants…), la maison, une charge mentale haute comme une pile à lire etc etc … Alors quand là-dessus vient s’ajouter une relation passionnelle… Il y a de quoi sombrer dans la folie. C’est un véritable écartèlement. Et ça, c’est hyper bien rendu dans le texte. D’ailleurs, ce qui peut paraître paradoxal, c’est qu’écrire permet de supporter cette folle passion ? en tout cas de la dire mais en même temps, il faut trouver le temps de se livrer à l’écriture : « Pour ne pas tuer toute ma famille j’écris, j’ai ce livre comme respiration, pour peu qu’on m’y laisse m’y plonger. » L’évocation de vacances dans le sud en famille, « le piège mortel », est à la fois terrible et très drôle. L’autrice n’est pas seulement douée pour raconter et analyser une passion amoureuse, elle excelle à dire la vie de famille. Et franchement, c’est exactement ça ! L’envie qu’on aurait parfois de fuir, d’être seule, de cesser de faire les courses, les repas, les jeux, la surveillance, les bains et tout le reste. Elle montre avec une grande lucidité la façon dont les femmes se mettent entre parenthèses, comment être mère relève du sacrifice, du dévouement complet, de l’abnégation totale et ce, pour longtemps. C’est un don de soi, un renoncement à soi. Emma Becker pose un refus, j’allais dire un refus catégorique. Non, ce n’est pas cela, car évidemment, elle a mauvaise conscience, comme on a toutes mauvaise conscience mais elle veut sa part. Et sa part consiste à passer du temps avec celui qu’elle aime. Vivre ce qui s’offre à elle. Vivre tout court.

C’est magnifique !