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mardi 8 avril 2025

Le mal joli d'Emma Becker

Éditions Albin Michel
★★★★★

 Les premières lignes du « mal joli » m’ont rappelé les propos d’Annie Ernaux dans « Le jeune homme » à savoir qu’elle vivait d’abord cette histoire d’amour pour l’écrire, produire de la matière puis la raconter (je vous renvoie à mon petit laïus ici). J’ai retrouvé la même idée dans le texte d’Emma Becker, ravie et soulagée d’avoir enfin un sujet à se mettre sous la dent : « L’idée, c’est une sorte de fragments d’un discours amoureux - c’est dire mon état d’exaltation à la perspective d’avoir trouvé un cadre à cet embrasement : décrire les étapes de la passion... », « cela ne fait de moi rien d’autre qu’une femme inflammable, racontant les processus qu’elle s’impose dans le simple but d’en parler. Je fais mon travail en somme ... » (c’est moi qui souligne) et enfin, ce passage magnifique : « Vite, vite, courir au café, vite enfiler n’importe quelle robe et courir et écrire tout ça… il faut atteindre le café avant que tout ça s’évapore… il faut que j’atteigne le café avant de me prélasser dans ce miracle d’être bandante et inoubliable et aimée, follement aimée…  » (superbe phrase des pages 348, 349, à lire à voix haute, vraiment!) Celle qui pensait que «  dans le contexte, aimer Antonin, c’est de la documentation. », cette dernière va être prise au piège de la passion amoureuse dévorante, envoûtante, destructrice, une espèce de mal joli, terme d’obstétrique qui signifie que les insupportables douleurs de l’accouchement s’achèvent lorsque l’enfant est posé sur le ventre de la mère. C’est la même chose pour la passion amoureuse : les douleurs de l’absence prennent fin quand l’autre est là. L’autrice a bien compris qu’elle est en train de vivre une «  forme heureuse d’empoisonnement.» Elle analyse avec une très grande lucidité cette folie qui l’envahit, cette perte de maîtrise de soi, cet envoûtement auquel seule l’écriture met une pause en permettant à l’autrice de reprendre son souffle, de se remettre les idées à peu près en place et peut-être, de justifier de manière un peu plus raisonnable cette douloureuse folie qui prend possession d’elle.

Dans cette autofiction, l’autrice se met à nu et décrit dans le détail l’anatomie de sa passion. Tout est dit. Si ça dérange certains, moi au contraire, j’aime les choses claires et les gens qui osent. J’aime la franchise, la vérité, l’absence de tabou. Quelle belle écriture pour dire les choses de l’amour, le sexe, le corps de l’autre, son odeur, le plaisir, la chair, la jouissance. Il y a du XVIIIe siècle dans l’écriture d’Emma Becker, quelque chose de Laclos, de Marivaux, de Sade peut-être... Énormément de talent, en tout cas ! J’ai admiré la liberté de cette femme, son courage de dire ce qu’elle a vécu sans se soucier des convenances, de la bien-pensance, de la morale.

Un autre thème assez central dans ce roman, c’est l’empêchement des femmes. Elles cumulent tout : leur travail (pour l’autrice, c’est écrire) (va trouver du temps pour écrire quand tu as deux enfants…), la maison, une charge mentale haute comme une pile à lire etc etc … Alors quand là-dessus vient s’ajouter une relation passionnelle… Il y a de quoi sombrer dans la folie. C’est un véritable écartèlement. Et ça, c’est hyper bien rendu dans le texte. D’ailleurs, ce qui peut paraître paradoxal, c’est qu’écrire permet de supporter cette folle passion ? en tout cas de la dire mais en même temps, il faut trouver le temps de se livrer à l’écriture : « Pour ne pas tuer toute ma famille j’écris, j’ai ce livre comme respiration, pour peu qu’on m’y laisse m’y plonger. » L’évocation de vacances dans le sud en famille, « le piège mortel », est à la fois terrible et très drôle. L’autrice n’est pas seulement douée pour raconter et analyser une passion amoureuse, elle excelle à dire la vie de famille. Et franchement, c’est exactement ça ! L’envie qu’on aurait parfois de fuir, d’être seule, de cesser de faire les courses, les repas, les jeux, la surveillance, les bains et tout le reste. Elle montre avec une grande lucidité la façon dont les femmes se mettent entre parenthèses, comment être mère relève du sacrifice, du dévouement complet, de l’abnégation totale et ce, pour longtemps. C’est un don de soi, un renoncement à soi. Emma Becker pose un refus, j’allais dire un refus catégorique. Non, ce n’est pas cela, car évidemment, elle a mauvaise conscience, comme on a toutes mauvaise conscience mais elle veut sa part. Et sa part consiste à passer du temps avec celui qu’elle aime. Vivre ce qui s’offre à elle. Vivre tout court.

C’est magnifique !  


 

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