Quel texte ! Immédiatement, la question que je me pose est : quel degré de souffrance, d’impuissance et de solitude faut-il atteindre pour écrire un récit comme celui-ci ? L’auteur, Constantin Alexandrakis, a subi lorsqu’il était jeune « de menues atteintes sexuelles, discontinues, quelque part entre 9 et 14 ans. » Maintenant qu’il est père, son angoisse, sa terreur absolue, son impensable est de reproduire la violence, d’avoir des gestes déplacés par rapport à son propre enfant. Il veut être sûr de ne jamais faire subir ce que lui a subi, ne jamais devenir démon à son tour. C’est un homme qui doute, s’interroge, lutte, débat avec sa conscience sans relâche pour calmer ses démons intérieurs qui l’empêchent de vivre : il consulte, demande de l’aide, entame une psychanalyse, se tourne vers une association. Dans une société sensibilisée à la question de la violence sexuelle, il devrait trouver une écoute bienveillante, un soutien. Alors, il parle, il dit son effroi, son désarroi, son dégoût, sa haine. Il est franc, honnête, se dévoile, ose dire la vérité. Il raconte son problème avec sa masculinité, lit les textes d’autres victimes, fouille, cherche des témoignages, essaie de comprendre comment la société a pu laisser faire ça. Il replonge dans un passé mythologique pour tenter de saisir l’origine du mal, puise inlassablement dans la littérature, le cinéma, la musique... Il essaie de dresser une cartographie du « Grand Continent des Violences Sexuelles. » Il découvre que la pédophilie est partout et qu’elle traverse les époques. Il analyse cette société des années 80 où les pédophiles ne se cachaient pas, une société qui aveuglément offrait l’hospitalité au démon. Depuis, il y a eu MeToo, les temps ont changé. Et pourtant… Est-ce qu’un homme peut exprimer ouvertement ses cauchemars, avouer ce qui lui pourrit la vie ? Est-ce que quelqu’un est susceptible de l’aider à vaincre la bête qui le ronge ?
Jamais je n’ai lu un texte aussi torturé, aussi habité. Chaque phrase se fait l’écho d’une peine absolue et terrible. Lire ce texte, c’est entrer dans un monde étrange nourri de mythologie nordique, une espèce de Danemark imaginaire et bien pourri, froid et bien glauque… La langue est extrêmement inventive, originale, drôle souvent. Elle claque, cogne, pulse. Elle est d’une vivacité, d’une énergie terrible et puissante. Les métaphores percutent, les niveaux de langue s’entrechoquent, les néologismes fusent. Même la typographie s’affole, les lettres s’épaississent, les caractères spéciaux se mélangent… Quelle incroyable créativité ! Un texte dur, terrible et fou qui bouscule et laisse K.O.
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