Éditions Grasset
Pure beauté que ce récit
d’enfance meurtrie, récit d’un paradis perdu, d’un monde de l’innocence et de
l’insouciance qui a disparu, doucement, presque imperceptiblement, avant le grand
chaos ….
« Je n’habite plus nulle
part, dit le narrateur adulte. Habiter signifie se fondre charnellement dans la
topographie d’un lieu, l’anfractuosité de l’environnement. Ici (en France où il
s’est réfugié) rien de tout ça. Je ne fais que passer. »
Gabriel dit Gaby est le fils
d’une rwandaise tutsi Yvonne et d’un français du Jura Michel. Le couple s’est
établi au Burundi, à Bujumbura, la capitale : elle s’y est réfugiée, lui y
est devenu chef d’entreprise.
Malgré les tensions dans le couple parental,
Gaby garde de ses premières années un souvenir ébloui : jeux avec les
nombreux copains dans un terrain vague ou dans l’impasse bien protégée, goût
des mangues juteuses que l’on fait tomber des arbres, odeurs de citronnelle,
d’orchidées et de jacarandas en fleur, joyeuses fêtes d’anniversaire dans le
jardin, ambiance animée des cabarets bruyants, beauté absolue de la végétation
luxuriante, des paysages de montagnes et de lacs. Leur vie est confortable et
l’enfant n’imagine pas que le malheur puisse s’abattre sur lui et les siens,
ses parents, sa petite sœur Ana et sa famille rwandaise.
Et pourtant, Yvonne sent des
manifestations de violence imminentes au Rwanda, pays voisin et veut
ramener ses neveux à Bujumbura où pour le moment, la vie est encore possible.
Mais il faut faire vite pour qu’il ne soit pas trop tard…
Petit pays est l’histoire d’un enfant fou de bonheur et de
joie de vivre, ivre du plaisir d’être heureux dans un pays
éblouissant de lumière et refusant de se sentir concerné par l’Histoire, par la
violence innommable qui sera celle de son pays et des pays voisins jusqu’à ce
que, la sordide réalité, celle que l’on voudrait taire aux enfants tellement
elle est inhumaine et indigne, pénètre petit à petit ce monde protégé qui était
le sien, s’immisce dans chacun des recoins de sa vie au point de l’envahir
totalement et de la rendre impossible. Et l’impasse devient piège…
Il ne restera à l’enfant qu’une échappatoire,
la lecture, espèce de bouée de secours pour fuir un monde effrayant. Jusqu’à ce
qu’il faille quitter ce territoire de l’enfance, renoncer à être heureux.
Lire Petit pays, c’est vivre du point de vue d’un enfant ces
conflits d’une violence inouïe qui déciment des populations entières. On ne
peut que se sentir dévasté par l’absurdité de ces guerres (qui les comprend
vraiment ?) et par la souffrance infinie de ces êtres, comme l’auteur, qui
se sont trouvés déracinés, obligés de vivre ailleurs, de quitter la terre de
leur enfance, leurs racines. « Si l’on est d’un pays, si l’on y est
né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau,
les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses
pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses
femmes… » écrivait Jacques Roumain cité dans l’œuvre…
Un récit extrêmement poignant qui
nous montre une Afrique d’une beauté irréelle mais où la souffrance des hommes
est insondable : « Tu causes, tu causes, dira Yvonne à son mari
heureux de jouir des privilèges matériels qu’offre son pays, mais je connais
l’envers du décor, ici. Quand tu vois la beauté des collines, je sais la misère
de ceux qui les peuplent. Quand tu t’émerveilles de la beauté des lacs, je
respire déjà le méthane qui dort sous les eaux. Tu as fui la quiétude de ta France
pour trouver l’aventure en Afrique. Grand bien te fasse ! Moi je cherche
la sécurité que je n’ai jamais eue, le confort d’élever mes enfants dans un
pays où on ne craint pas de mourir… Tu es venu ici chercher un terrain de
jeu pour prolonger tes rêves d’enfant gâté d’Occident… »
Paroles lucides qui touchent au cœur,
paroles de celle qui voit et qui sent, qui a déjà vécu l’exil et qui ne se fait
plus aucune illusion.
Une œuvre puissante qui dit à
quel point, qu’on le veuille ou non, on appartient à l’Histoire, on ne peut y
échapper, prisonnier que l’on est de son destin : « Cet
après-midi là, pour la première fois de ma vie, je suis entré dans la réalité
profonde de ce pays, constate le narrateur. J’ai découvert l’antagonisme hutu
et tutsi, infranchissable ligne de démarcation qui obligeait chacun à être d’un
camp ou d’un autre. Ce camp, tel un prénom qu’on attribue à un enfant, on
naissait avec, et il nous poursuivait à jamais. Hutu ou tutsi. C’était soit
l’un soit l’autre. Pile ou face. Comme un aveugle qui recouvre la vue, j’ai
alors commencé à comprendre les gestes et les regards, les non-dits et les
manières qui m’échappaient depuis toujours.
La guerre sans qu’on lui demande
se charge toujours de nous trouver un ennemi. Moi qui souhaitais rester neutre,
je n’ai pas pu. J’étais né avec cette histoire. Elle coulait en moi. Je lui
appartenais. »
Livre sur le passage de l’enfance
vers l’âge adulte, de l’illusion à la réalité, de l’aveuglement à la lucidité,
des rêves aux cauchemars… Livre aussi sur un autre glissement qui se fait
insidieusement, sans qu’on s’en aperçoive, espèce de venin qui se répand dans
le corps de la victime qui petit à petit devient malgré elle un bourreau…
Un texte sublime fait de soleils
puissants et de tempêtes destructrices, de bonheurs sans limites et de douleurs
mortelles, à l’image de la vie d’un petit garçon dont « l’existence avait
bien commencé » et qui ne voulait pas la guerre dans un petit pays à feu
et à sang…
A lire absolument !
Vous pouvez écouter aussi la très
belle chanson de Gaël Faye « Petit pays » dans l’album « Pili
Pili sur un Croissant au Beurre »
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