Asphalte éditions
« A vingt-cinq ans, avoue
Ana, je pensais avoir déjà vu beaucoup de choses dans la vie. J’avais assisté à
une décapitation, deux pendaisons, une castration, trois chutes mortelles, une
tête détruite par un tir de fusil… »
Ana est tueuse à gages. Oui, c’est
sa spécialité, elle est très douée pour ça et elle considère le crime comme un
art : il faut que ce soit propre, bien fait, que ça ressemble à un
accident : « je me soucie de la beauté de la mort, de l’art de
l’assassinat. » Ainsi, élimine-t-elle du monde les derniers nazis réfugiés
en Amérique du Sud ou des tortionnaires comme… son père.
Si elle a une certaine expérience
de la vie et de la mort, elle n’a quand même pas tout vu. Et notamment, elle
n’a pas encore vu Citizen Kane
d’Orson Welles. Je vous surprends à crier au scandale alors que vous n’aviez
même pas levé un sourcil à l’énumération de tous ses crimes ! Mais bon,
passons, je vous le laisse sur la conscience….
Or, la dernière mission qu’elle
vient de recevoir est précisément l’assassinat d’Orson Welles. Ok dit-elle mais
à une condition : je veux connaître son œuvre et la voir … au
cinéma ! Qu’à cela ne tienne… elle verra les films au cinéma. Et comme il
n’y a qu’à Paris, dans les vieilles salles de quartiers, qu’on peut revoir ces
films, elle part pour un bref séjour dans la capitale. Un jeune homme est
chargé de lui faire découvrir le monde du cinéma, et la façon de faire la
différence entre un chef- d’œuvre et un navet. Il faut qu’elle soit au point
car bientôt, elle va entrer en contact avec le grand réalisateur et ne doit
surtout pas donner l’impression de ne rien connaître du milieu.
Qui est Ana ? Elle est née à
Rio en 1960 de parents très conservateurs, pour l’ordre à n’importe quel prix.
Une nuit, elle surprend son père
dans la chambre de sa sœur. Ce qu’il y faisait, on ne le saura pas mais on s’en
doute. Peu de temps après, le père fera une chute mortelle dans la douche.
Dommage… pensera Ana.
C’est à son enterrement qu’elle
rencontrera celui qui va changer le cours de sa vie : José, son oncle, qui
n’était pas forcément le bienvenu dans la famille. Elle séjournera chez lui, à
Los Angeles, découvrira qu’il est étroitement lié aux opposants à la dictature,
s’était entraîné à Cuba à des techniques de guérilla et a fini par s’engager.
Il lui dira qui était son père, celui qui portait le surnom de « Docteur
Électrochoc » et « qui utilisait son talent incroyable pour
l’ingénierie à développer des systèmes perfectionnés de torture par chocs
électriques ».
La gamine veut des détails, il
lui en fournit. Alors, lorsqu’il prend conscience des talents de sa nièce en
matière de tirs, il se dit qu’il pourrait bien en faire quelque chose…
Ana n’agit pas par conviction
politique mais parce qu’elle aime l’art : « je ne pensais pas
que le monde puisse devenir meilleur, peu importe qui était au pouvoir, je
n’avais foi en aucun système, et même pire, je ne ressentais pas l’envie
brûlante de parvenir à un monde meilleur. »
Elle imagine que la disparition
de Welles serait son « chef-d’œuvre, son Citizen Kane à elle »
et elle veut se consacrer « totalement à son art ».
Ce qui est fascinant dans ce
texte, c’est la personnalité torturée et le parcours chaotique de la
narratrice, jeune fille sans illusions, marquée à vie par les agissements de
son père et finalement n’imaginant qu’une issue possible pour elle et pour le
monde : l’art.
« Le fait d’avoir vu Citizen Kane aurait-il pu influencer le parcours, disons,
professionnel de mon père ?, se demande-t-elle, Un plus grand accès aux
prétendues humanités aurait-il empêché mon père d’employer son intelligence au
perfectionnement d’appareils de torture ? Un livre de Tolstoï aurait-il
été capable d’empêcher mon père d’entrer dans la chambre de ma sœur pendant la
nuit ? »…
Autrement dit, « Une œuvre
d’art est-elle capable de changer une vie ? »
Vaste question…
Ana s’interrogera
souvent comme Orson Welles à la fin de F
for Fake : « It is pretty. But is it art? », comme si
cette question devenait quasiment existentielle pour elle.
A-t-elle tenté d’échapper au réel
par l’art ? Certainement. A-t-elle espéré être sauvée par
l’art ? Sans aucun doute. A-t-elle voulu montrer comme Welles dans F for Fake que l’art est illusion,
manipulation, leurre, à travers des crimes passant pour des accidents ?
Sentait-elle qu’avec la mort d’Orson Welles, elle réaliserait, à 25 ans, âge du
réalisateur lorsqu’il a créé Citizen Kane,
son chef-d’œuvre à elle et qu’il ne fallait surtout pas qu’elle le
rate ? Ou bien fut-elle une manipulatrice manipulée dès son enfance par
les autres, les hommes au double visage : son père, son oncle, le
commanditaire dont elle ne connaît que la voix ?
Un livre qui pose des questions
essentielles sur l’art : comment le définir, quel est son rôle, est-il
utile, peut-il sauver les hommes, les rendre meilleurs ou bien ne peut-il rien
pour nous, sinon nous piéger dans ses filets de l’illusion et nous rejeter au
monde encore plus nus et plus démunis ? Est-il salvateur ou
dangereux ?
Il nous reste à voir et à revoir
l’œuvre du grand Welles, le magicien.
Peut-être nous apportera-t-il une
réponse qui ne soit pas un ultime canular…
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