Éditions de l'Olivier
traduit de l'anglais par L. Devaux
★★★☆☆ (J'ai bien aimé)
Début
juillet, discussion autour d'une table avec des amis …
Soudain, je tends l'oreille : « Ce livre très
étrange est composé de deux parties : la première met en
scène une jeune fille du XXIe siècle, Georgia, dite George, qui
vient de perdre sa mère, la seconde est le récit d'un peintre
italien du Quattrocento, Francesco del Cossa (1436-1478) revenu sur
terre au XXIe siècle sous la forme d'un… fantôme . En
Angleterre, selon l'exemplaire que l'on achète, on lit d'abord
l'histoire de la jeune fille puis celle du peintre ou bien l'inverse.
Les deux sont nommées « partie 1 », l'une commence par
un dessin représentant une caméra de surveillance, l'autre par un
détail du polyptyque Griffoni de Francesco del Cossa où l'on voit
Sainte Lucie tenant une fleur aux pétales en forme d'yeux. »
La
discussion part rapidement sur un autre sujet mais ça y est, je suis
ferrée, je note rapidement le titre, vais lire deux trois critiques
et m'empresse de me procurer l'ouvrage.
En
France, d'après ce que je lis dans la presse, on commence forcément
par la partie sur le peintre. Ah bon, dommage, j'aurais aimé avoir
la surprise !
Eh
bien, contrairement aux informations que j'ai recueillies, j'ouvre
mon livre ... sur l'histoire de Georgia : les éditions de
l'Olivier se sont donc prêtées à ce petit jeu qui, je dois bien
l'avouer, me ravit…
Donc
un roman double de par sa forme...
Autant
le dire tout de suite, Comment être double (How
to be both) n'est pas un texte simple (sans mauvais jeu de
mots), loin de là ! Les problèmes et les énigmes qu'il pose
sont multiples et après avoir achevé le roman, j'ai relu la
première partie sur la jeune fille à l'aune de ce que j'avais
découvert sur le peintre. La forme aussi est particulière :
notons par exemple l'absence de guillemets pour les dialogues, des
jeux sur la temporalité, des effets de miroir assez nombreux...
Le
sujet : Georgia, dite George (d'ailleurs, au début, j'ai cru
que c'était un garçon - le peintre de la Renaissance observant la
jeune fille de dos au musée commettra la même erreur) vient de
perdre sa mère, intoxiquée par un antibiotique. Cette mère, Carol
Martineau, intellectuelle et journaliste économique, a suivi
autrefois des études d'art. Elle est à l'origine des
subvertisements sur Internet, utilisant la technique du
pop-up : « Sa mission consistait à subvertir des faits
politiques avec des faits artistiques, et des faits artistiques avec
des faits politiques. Par exemple, un encart pouvait apparaître sur
une page consacrée à Picasso, qui disait Saviez-vous que 13
millions de gens au Royaume-Uni vivent sous le seuil de
pauvreté ? Ou bien un encart s'ouvrait sur une page politique,
qui contenait un tableau ou un extrait de poème. » Une
femme engagée et passionnée donc .
Ses
relations avec sa fille sont celles d'une mère avec son ado :
une très grande proximité cohabite avec une immense distance
générationnelle. Des relations duelles et paradoxales en quelque
sorte !
Un
jour, la mère décide d'emmener ses enfants - sur le temps scolaire
- à Ferrare voir les fresques allégoriques de la « salle des
Mois » de Francesco del Cossa dans le palais Schifanoia
(il a réalisé trois fresques sur les douze : mars, avril et
mai). Les discussions qu'elle a alors avec sa fille George sont ce
que je préfère dans ce roman : elles débattent, se
contredisent, remettent en question le langage qu'elles emploient,
abordent des thèmes passionnants, par exemple, celui de l'identité
et du genre : qui sommes-nous, notre identité se résume-t-elle
à notre sexe (souvent dans le roman, il est difficile de déterminer
le sexe des gens, d'ailleurs, le peintre est-il homme ou femme ?
Peut-on être femme et peintre au XVe siècle ?), peut-on
savoir qui nous sommes, les autres sont-ils capables de nous
comprendre, notre moi intime correspond-il à l'image que nous
renvoyons de nous-même ? (il y a dans l'oeuvre toute une
réflexion sur ce que l'on voit et ce qui reste caché, l'apparent et
le dissimulé, la dualité des êtres et la nécessité d'assumer
cette dualité.)
Voir
- la caméra de surveillance, les yeux de Sainte-Lucie - est un
thème central du roman où l'on observe l'autre, souvent par écran
ou par peinture interposée.
Sommes-nous
finalement un ou deux (ou plus) ? Ah, la complexité humaine !
Que
de vastes questions philosophiques abordées en passant, au cours de
la conversation : « On ne peut donc jamais échapper à
soi-même ?… Jamais être davantage que soi-même ? En ce
qui te concerne, aurai-je le droit un jour d'être autre chose que ta
mère? » demande Carol à sa fille. « Parce que
personne n'a la moindre idée de qui nous sommes et de qui nous avons
été, pas même nous-mêmes, sauf dans le souffle d'un
échange sans arrière-pensée entre inconnus, ou un signe de tête
entre amis. Sinon, nous restons aussi anonymes que des
insectes et ne sommes que pigments de couleur, battements d'ailes
dans un rayon de lumière, posés sur un brin d'herbe ou une feuille
un soir d'été » pense, de son côté, le peintre, donnant
l'impression que les questionnements traversent les époques sans
changer fondamentalement...
S'il
est difficile de savoir qui nous sommes et qui sont les autres, un
autre problème est celui de la communication (et des nouveaux moyens
de communication) : est-il possible de réellement communiquer
par « image » interposée, voit-on ce qui nous entoure,
la tête toujours penchée sur l'écran que nous tenons dans la
main ? Comment être ici et ailleurs ? Notons des
pages très drôles dans la partie où s'exprime le peintre :
lorsqu'il découvre les gens du XXIe siècle les yeux constamment
rivés à leur portable, il est persuadé qu'ils se penchent vers des
tablettes
votives ! « … cet endroit est
plein de gens qui ont des yeux et choisissent de ne rien voir, tous
parlent entre leurs mains pendant qu'ils déambulent, munis de ces
mêmes tablettes votives ...
peut-être dédiées à des saints en tout cas à des personnes
sacrées, car ils regardent ou prient ou bien parlent à ces
tablettes en les tenant près de leur oreille ou en les caressant
avec les doigts et en les fixant du regard, ce qui trahit leur
désespoir, puisque leurs yeux regardent de façon systématique
ailleurs que dans leur monde, tant ils sont dédiés à leur icône. »
(Le regard de l'homme de la Renaissance sur le monde contemporain est
un pur plaisir …) Ah, le dieu Smartphone… un vrai sujet de
discorde entre les générations : George à sa
mère : « Mais en
fait, tu es parano, comme tout individu de plus de quarante ans. Vous
êtes tous là, figés dans le passé, vêtus de toile et couverts de
cendre, à vous frapper la poitrine avec un fléau en agitant vos
petites clochettes. Impure ! Impure !
L'information tue l'action ! » et j'ajoute juste cette
réplique de la mère qui me touche particulièrement et m'amuse
beaucoup : « Tu n'as jamais envie de te
simplifier un peu la vie ? Par exemple en lisant un livre? »
D'autres
questions sont abordées, notamment sur l'art : « L'art
ne produit rien, si bien qu'il se produit quelque chose ».
La mère de Georgia éprouve visiblement ses plus grands moments de
bonheur lorsqu'elle arpente les salles d'un musée et qu'elle entre
en communion avec un artiste : « et tout à coup,
à le contempler, à le trouver si beau, sa mère avait cessé d'être
triste » De belles pages aussi sur l'impossible deuil des
êtres qui nous sont chers, la mère disparue, encore là un mois
plus tôt puis absente à jamais et que Georgia tente de faire
revivre à travers certains rituels qu'elle s'impose (une danse
matinale) et des visites à la National Gallery pour voir un tableau
représentant Saint Vincent Ferrer de Francesco del Cossa, peintre
préféré de sa mère . L'art peut-il aider à supporter la
perte ?
J'ai
pour ma part trouvé plus classique la partie sur ce peintre
qui revient hanter le XXIe siècle, section plus proche finalement du
roman historique et je suis contente d'avoir commencé le livre par
la partie sur George et sa mère. Cela dit, l'évocation de la
fabrication des couleurs, de la naissance de sa vocation de peintre,
des difficultés à trouver un maître et à entrer dans le métier
est passionnante.
J'ai
bien conscience que si j'avais commencé par la partie sur le
peintre, je n'aurais certainement pas lu le même roman... En fait,
je crois que dans tous les cas, une relecture de la première partie
abordée, quelle qu'elle soit, est nécessaire.
Ainsi
l'intérêt de ce récit en diptyque réside-t-il dans les échos,
les parallélismes entre le peintre de la Renaissance et Georgia,
tous deux orphelins de mère, tous deux s'interrogeant sur leur
identité sexuelle, tous deux vivant une amitié amoureuse très
forte.
J'ai
beaucoup aimé aussi l'évocation de cette relation mère/fille, leur
difficile communication, leurs « prises de tête »
comme on dit maintenant, sous forme de jeu où chacun tient à
assumer son rôle jusqu'au bout, leurs désaccords superficiels et
plus profonds et leur immense amour qui efface tout le reste. J'ai
trouvé leurs échanges très justes et très bien vus - qui a un ou
des ados chez soi appréciera…
Je
reste bien persuadée du fait que Comment être double
est un livre qui mérite une réelle analyse (et une double lecture)
et que je ne l'ai traversé que de façon bien superficielle. Il nous
pousse hors de notre zone de confort et demande à son lecteur une
participation active. Il me faudra à coup sûr m'y replonger, ce
que je referai avec plaisir, c'est certain…
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