Édition de La Table Ronde
★★★★★ (une poésie nécessaire)
Ce
que Joseph Ponthus nous dit tient en quelques vers : le monde de
l'usine, on ne l'imagine pas, il faut l'avoir vécu pour le
comprendre « L'odeur/ Le froid/ Le
transport de charges lourdes/ La pénibilité/ Les
conditions de travail/ La chaîne/
L'esclavage moderne » Oui, il faut avoir
connu le quotidien d'un ouvrier, sa souffrance, sa douleur, son
ennui, sa désespérance pour être à même d'en parler. Mais rares
sont les ouvriers qui prennent le stylo le soir pour raconter leur
journée infernale, leur abrutissement quotidien, leur dégradation
ordinaire : ils sont tellement morts de fatigue qu'il ne leur
viendrait pas à l'idée d'écrire, de raconter, de décrire le
gouffre dont ils reviennent. Ainsi, la collision entre le monde de
l'usine et celui de la littérature, et de la poésie notamment, est
assez rare et lorsqu'elle a lieu, elle donne des œuvres percutantes
et fortes dont nous avons un bel exemple ici avec ce premier roman de
Joseph Ponthus, quadragénaire devenu intérimaire faute de travail
dans sa branche initiale.
C'est
donc dans une conserverie de poissons à Lorient qu'il trouve à être
employé. Son travail ? : « Le
dépotage soit les caisses de poissons à vider/ Le
mareyage ou l'écorchage soit la découpe de poissons/ La
cuisson soit tout ce qui concerne les crevettes » Plus
tard, il fera l'expérience encore plus terrible des abattoirs.
L'usine
est un monde à part, hors du temps… « Tu ne sais pas si
tu rejoins le vrai monde ou si tu le quittes » Enfermé
toute la journée, l'ouvrier ne voit pas le jour... Alors autant
commencer le plus tôt possible, la nuit : il lui restera
l'après-midi pour profiter un peu du soleil. « On ne quitte
pas l'usine sans regarder le ciel » « À
travailler de nuit je perds le goût des jours » Tout se
confond, les repères temporels n'existent plus : « Le
matin c'est la nuit/ L'après-midi c'est la nuit La nuit c'est encore
pire »
Mais
l'usine, on ne la quitte pas comme ça, elle s'accroche au corps et
au coeur de l'ouvrier : « En fumant ma clope chez
moi/ je suis encore à l'usine ». À
force de se vider de sa force à l'usine, l'ouvrier et l'usine
finissent par ne faire qu'un, une espèce d'entité terrible et
fantastique : « Je suis l'usine elle est moi elle est
elle et je suis moi » L'homme est déshumanisé tandis que
la machine semble animée d'une vie monstrueuse et formidable.
Et
l'ouvrier surveille un temps qui se fige et qui dure… Certains
disent « qu'à raison de huit bonbons (Arlequin) par jour/
la journée est finie » Il faut s'accrocher à des petites
choses pour tenir le coup, ne pas flancher, résister, combattre
contre le monstre. Sinon, c'est la fin et demain, l'intérimaire sera
remplacé par un autre intérimaire. Tout s'échange, s'intervertit,
se permute à l'usine où l'ouvrier a à peine un nom.
Les
chansons peuvent aider, celles de Trenet notamment mais aussi la
variété française… Joseph Ponthus se récite aussi quelques
poésies qu'il connaît
par coeur et parvient parfois à créer quelques vers qu'il aura
oubliés lorsque, le soir, il prendra le stylo : tous « ces
sonnets de rêve » disparus à jamais dans le bruit des
machines, la cadence insensée et inhumaine. La littérature aide à
supporter, parce qu'elle est beauté, harmonie, elle est un rythme
autre que celui des machines qu'elle met en sourdine, elle fait
naître des images folles, inattendues, imprévisibles (tout ce que
n'est pas le travail à la chaîne),
elle permet des échappatoires, des dérobades, elle ouvre sur des
chemins de traverse et des espaces de liberté. Encore faut-il
l'avoir un peu fréquentée auparavant, ce qui est le cas de l'auteur
d'À
la ligne,
heureusement. Elle lui a sauvé la vie.
Comme
la poésie d'Apollinaire dans Alcools,
les vers libres et non ponctués de Joseph Ponthus (libres comme il
ne l'est pas !) intègrent les mots de l'usine, les termes du
métier, et, ce faisant, ils leur confèrent une dimension poétique
inattendue, que ce soit la liste des crevettes à trier (Coaxial,
Ishida, Multivac, Arbor, Bizerta) aux syllabes exotiques et
folles, les noms de poissons : « chimères »,
« grenadiers », sources de métaphores et de jeux
de mots infinis. Il arrive qu'au détour d'une phrase l'on croise un
subjonctif imparfait « J'ignorais jusqu'à ce matin qu'un
poisson d'un tel nom existât » : la poésie de
Ponthus est une poésie du contraste, du décalage entre des mondes
qui ne se connaissent pas, se fréquentent rarement et que l'auteur
fait se rencontrer, produisant un choc esthétique de la dissonance
qui gagnera encore en violence et en brutalité lorsqu' il s'agira
d'évoquer l'abattoir. J'aime cette poésie, sa force, son énergie,
sa beauté fougueuse et intense. Elle produit l'oxymore et
l'antithèse, l'éclat et la surprise.
Je
repense aussi à une expérience étonnante qu'il fait à l'intérieur
même du monde déjà « à part » qu'est celui de l'usine
(étrange mise en abyme) : dans le chapitre 12, il raconte son
expérience d' « égoutteur de tofu » :
« Je me dis que je vais vivre une expérience parallèle/
Dans ce monde déjà parallèle qu'est l'usine » On atteint
ici (et c'est assez drôle) une espèce de quatrième dimension un
peu absurde. Le soja ne parle pas à l'auteur, il n'en fera pas un
objet poétique (et l'on pourrait s'interroger sur le pourquoi) Être
« dépoteur de chimères » est tout de même plus
puissant, plus métaphorique, c'est une image propice à l'ouverture,
au rêve : « ça claquait plus quand même »
résume l'auteur !
J'aime
ces réflexions, dites en passant, sur ce qui, dans ce monde de
l'usine, peut provoquer l'image, la magie de la métaphore
inattendue, imprévisible et soudaine. Quand l'univers poétique
croise celui de l'usine, c'est l'étincelle, la déflagration,
l'explosion ou pas, ça prend, ça pète, ça éclate ou non. Dans
tous les cas, l'expérience est fascinante car elle nous oblige à
réfléchir à ce qui fait la poésie, à ce qu'elle est, à ce
qu'elle admet ou refuse.
Ce
monde moderne a aussi quelque chose d'éternel à travers les mythes
qu'il convoque et qui sont, eux, de tous les temps : leur
rapprochement crée une esthétique de la surprise assez étonnante
qui peut rappeler encore une fois la poésie d'Apollinaire :
« L'usine serait ma Méditerranée sur laquelle je trace/
les routes périlleuses de mon Odyssée/ Les crevettes mes sirènes/
Les bulots mes cyclopes/ La panne du tapis une simple tempête de
plus »
Joseph
Ponthus aime aussi citer dans ses vers, comme pour les narguer en
leur montrant qu'une poésie de l'usine est possible, ceux qui se
sont toujours éloignés de l'univers du prolétariat : « Cher
Marcel je l'ai trouvé celui que tu recherchais/ Viens
à l'usine je te montrerai vite fait/ Le temps
perdu / Tu n'auras plus besoin d'en
tartiner autant » Petit clin d'oeil malicieux qui fait
sourire, même si ce « temps perdu » n'a pas le
même sens pour chacun des deux...
J'aime
quand le monde de l' « utile », celui qui crée les
biens de consommation, se heurte à celui de l' « inutile »,
la poésie, la littérature : entre une folle production qui ne
rend pas les gens heureux et une création sensible qui les aide à
surmonter leurs souffrances, on devine alors confusément que le plus
utile des deux n'est pas celui qu'on pense...
À
la ligne de Joseph Ponthus ou le nécessaire renversement des
valeurs…
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