J'ai
l'impression de sortir comme lessivée de cette longue période hors
du temps où les échos du réel ne nous sont parvenus qu'à travers
des chiffres qui, chaque jour, nous ont laissés ahuris, pitoyables et
malheureux.
Je
n'ai pas eu peur ou très peu, les premiers temps peut-être,
lorsqu'il fallait traverser quelques villages déserts pour acheter
de quoi manger. Je n'oublierai jamais ce vide, cette absence de vie,
comme si la mort avait déjà tout raflé, d'un coup, et qu'il ne
restait plus rien ni personne. Oui, j'ai trouvé ça terrible…
J'avais le sentiment que nous étions punis d'avoir joué aux cons,
d'avoir dépassé les bornes, ivres de tout, grisés par une
consommation effrénée, dépendants d'une société aux injonctions
de plus en plus exigeantes, prisonniers de normes que nous réclamions
pour nous rassurer et éviter de penser.
Je
me suis dit : nous ne sommes pas heureux.
Si
c'était le cas, nous gesticulerions moins, nous ne serions pas sans
cesse à la recherche d'un bonheur après lequel on court sans cesse
et qu'on réclame à cors et à cris tandis qu'on le voit s'éloigner
toujours plus loin devant.
Et
pourtant, il est là, à portée de main. Et comme des imbéciles, on
détourne le regard parce que là-bas les lumières sont plus vives,
les couleurs plus franches et les cris plus stridents. On veut, coûte
que coûte, entrer dans la danse, courir, sauter, être secoué et
entraîné ailleurs, toujours ailleurs, où l'agitation bat son
plein, où les gens rient à gorge déployée, où l'alcool coule à
flots. On se dit : c'est ça la vie. Je la veux. Je ne veux pas
rater ça. Attendez-moi, attendez-moi. Et l'on cavale comme des
imbéciles après des fantoches insignifiants, des joies chimériques,
des étoiles en carton et tant d'amours illusoires.
Et
l'on pleure d'avoir perdu son temps, les bras lourds d'un mirage de
bonheur et de quelques plaisirs factices.
J'ai
eu le sentiment que ce confinement, en m'immobilisant, avait décuplé
mes sentiments, mes émotions, ma sensibilité. J'ai senti au plus
profond de mon être ce que je n'avais jamais senti, j'ai vu ce que
je n'avais jamais pris le temps de voir alors que c'était là, sous
mes yeux, tellement beau que je n'en revenais pas d'avoir traversé
pendant des années, dans une grande indifférence et un profond
détachement, un monde aussi sublime, aussi harmonieux. Comment cela
avait-il été possible ? Allais-je redevenir aveugle ou bien ce
confinement provoquerait-il en moi ne serait-ce qu'une esquisse de
changement, une volonté d'insurrection, de résistance ?
Je
ne me fais aucune illusion. Aucune.
Je
vais finir, moi aussi, moi la première peut-être même, par
reprendre le chemin de l'agitation, de la précipitation, du
tourbillonnement. Je vais de nouveau traverser comme un fantôme
aveugle et sourd les chemins les plus beaux, les sentiers les plus
doux ; de nouveau, je vais m'endormir la tête lourde et bien
vide sans un rêve pour ceux que j'aime, abrutie par tant de paroles
hypocrites, de mouvements vains et d'espoir inutiles.
Je
ne me fais aucune illusion. Je n'échapperai pas à cela. Je ne
pourrai que retarder le moment du désastre mais il viendra, c'est
certain. Il m'aura à l'usure, il me contraindra à suivre le
mouvement, il me ligotera et m'ôtera toute la liberté que ce temps
de confinement m'avait permis de gagner.
Je
replongerai. Je m'enfoncerai de nouveau.
Pas
tout de suite.
Mais
un jour, c'est certain.
Et
je repenserai à ces jours lointains où j'avais été heureuse avec
rien, où je n'avais pas eu besoin, pour trouver la vie belle et les
jours enivrants, de m'acheter un objet qui ne me servirait pas ou de
parler à des gens qui ne feraient jamais battre mon coeur .
Je
me suis rendu compte pendant ce confinement que le bonheur était là
et que je ne le voyais pas. Tout était évident et je détournais la
tête à la recherche de vaines promesses ou d'espérances stériles.
La leçon vient peut-être trop tard. Je ne sais pas.
J'appréhende
beaucoup les jours à venir et la folie qui sera la leur. Je n'ai
jamais eu la naïveté de croire que tout serait mieux après ni que
nous tirerions des leçons des jours passés. Trop pressés d'oublier
ce qui nous aura contraints à l'immobilité, les pantins que nous
sommes vont de nouveau s'agiter, rire à gorge déployée, le bruit
va résonner un peu partout dans la cité. Et l'on croira qu'on a
gagné, que le tour est joué, qu'on s'en est bien tiré. Et l'on
pensera voir le jour mais c'est une nuit profonde qui s'abattra sur
nos vies, étouffera de nouveau nos plaintes et recouvrira nos rêves
d'une épaisse fumée noire.
J'ai
peur de ne plus voir ce que j'ai aimé, j'ai peur d'être entraînée
dans cette effrayante farandole creuse et laide, j'ai peur de la
folie vulgaire et tapageuse des gens qui s'amusent comme s'il fallait
s'étourdir pour continuer d'avancer.
Tout
était là, devant moi, juste là, sur les visages de mes proches que
j'ai tant aimés, dans le coeur de mon père qui s'en est allé, sur
les petits chemins que j'ai traversés, dans le pelage chaud des
bêtes qui sont venues me parler …
Je
ne veux pas que tout cela s'efface. Ce que j'ai vu doit rester. Je ne
veux rien oublier.
Je
ne participerai pas à l'ivresse collective. Je n'ai pas besoin de
boire, de parler ou de m'agiter pour m'enivrer. Il me faut simplement
partir sur les chemins, observer la fougère folle qui se déploie
délicatement, l'âne qui galope pour me rejoindre et la lumière du
ciel les soirs de printemps. Je veux simplement penser à ceux que
j'aime, prendre tout mon temps et les sentir en moi pour longtemps.
Mais
j'entends déjà une douce folie s'emparer du monde… Pourvu qu'elle
ne m'atteigne pas… Pas tout de suite en tout cas...
très beau texte merci
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimerC'est la première fois que je commente sur un blog... mais votre texte m'est allé droit au coeur ! Vous exprimez exactement ce que je ressens ! Merci pour votre texte...
Bien à vous, L.
Extrêmement beau, et vrai.
RépondreSupprimerIl ne faut plus se contenter de lire, il faut écrire !!