Je
n'arrive plus à lire ou plus exactement, tous les romans m'ennuient
et finissent par me tomber des mains… J'ai beau varier les titres,
les auteurs, les genres… rien n'y fait, tout m'indiffère, mon
esprit est ailleurs. Où ça ?, me direz-vous. Là où la
fiction se trouve désormais : dans le réel. Parce que
franchement, ces derniers temps, on a de quoi s'occuper avec ce
quotidien de plus en plus étrange, quasi illisible,
incompréhensible, invraisemblable, assez effrayant, mâtiné de
surréalisme, de science-fiction, d'horreur, immense matière à
réflexion pour tous les sociologues du monde et, évidemment, folle
source d'inspiration pour la littérature…
Ils
vont arriver, les romans du confinement, de l'avant, de l'après, de
ce qui a précédé, de ce qui a suivi… Seront-ils à la hauteur de
ce que nous avons vécu ? Je n'en suis pas certaine !
Franchement,
je ne sais pas vous, mais moi, il va me falloir du temps, beaucoup
beaucoup de temps, pour examiner cette longue période sous toutes
ses formes, bien en analyser tous les enjeux, toutes les facettes
(sociétales, économiques, sociologiques, philosophiques,
anthropologiques...), repenser à ce que j'ai fait, n'ai pas fait,
aurais dû faire, à la façon dont j'ai vécu tout cela (avec son
lot de culpabilité - ben oui, je n'ai pas eu un « confinement
difficile »), aux incidences sur le moment présent, l'avenir
(celui de mes enfants et de ceux qui m'entourent, de la société
tout entière), les répercussions sur mon travail, mes relations aux
autres (famille, amis, voisins, collègues), sur ce que je suis et
que je croyais être (et je m'étais en partie bien plantée), sur ma
relation au temps (hé hé), à la mort, au monde (et il est vaste!),
les conséquences sur ce qui me donne envie d'avancer (ou pas), de
lire (ou pas), d'écrire (ou pas), de changer de cap (ou pas)…
TOUT
est à repenser et le boulot est ÉNORME.
Le
réel est si dense, si opaque, que je ne sais plus comment le lire,
quelle métaphore y trouver, j'ignore qui a tort, qui a raison,
j'écoute ce que les uns et les autres en disent : je peux
trouver fort judicieuses certaines analyses et le lendemain, être
complètement conquise par le point de vue opposé. Plus aucune
grille de lecture ne fonctionne sur une réalité qui a largement
dépassé la fiction, en remettant en cause toutes nos certitudes,
tous nos fondements, tout ce sur quoi jusqu'à présent on s'était
plus ou moins construit, plus ou moins entendu. Et à plus de 50 ans,
se prendre une aussi belle claque est pour le moins perturbant, pour
ne pas dire violent.
Oui,
je sens qu'il va me falloir du temps, beaucoup de temps, avant de
passer à l'après. L'ouverture des terrasses de cafés n'y suffira
(hélas) pas… Et les beuveries du samedi soir entre potes, non
merci… J'ai passé l'âge de dégueuler le surplus à chaque coin
de rue et de pisser ma kro contre les murs...
Mon
souci, c'est de ne rien oublier (tout noter, il faut tout noter :
les hôpitaux bondés, les soignants usés, les morts empilés à
Rungis, les bilans terribles tous les soirs, les docteurs Raoult et
compagnie, les attestations qu'on retrouve aujourd'hui pliées en
huit dans les poches et qui appartiennent à ce monde d'avant dont on
a déjà du mal à croire qu'il a existé ; les masques qu'il ne
faut pas mettre puis mettre, les gestes barrières, les 100
kilomètres, les parcs et les forêts fermés, le terrible silence
des villes - j'ai rêvé ou on a bien vécu cet enfer?)..., ne pas
aller trop vite (chaque épisode de cette incroyable série compte!),
même si parfois l'envie me prend de m'étourdir un peu, de me dire à
quoi bon et d'être tentée d'aller finir ma petite existence en
éparpillant les quelques années qui me restent à vivre, ici et là,
à butiner, grappiller, picorer, en essayant de ne pas trop réfléchir
et de faire passer le tout en buvant un bon coup…
Parce
que quand même, on va un peu dans le mur, non ? Les histoires
de consommer comme des dingues, de bouffer des bêtes, de saloper le
monde, de se remplir le cerveau de conneries à deux balles, les
histoires de ceux qu'ont tout le fric, de ceux qui crèvent de faim,
de ceux qu'on tue parce qu'ils sont noirs et puis ces hommes
politiques complètement tarés qui gouvernent la moitié de la
planète, franchement, je ne sais pas vous, mais moi, je sens que ça
commence à me bouffer le sommeil…
Alors
de deux choses l'une : soit j'entre dans la danse et je
m'étourdis (je sais très bien faire, comptez sur moi), soit je
prends quelque distance et j'analyse, je pense, j'essaie d'en tirer
quelques conclusions, quelques principes de vie quoi. Bref, soit
j'accélère en me saoulant de l'air et du vent (et je ne regarde
plus le paysage), soit je descends de voiture et continue à pied (ce
qui me permettrait d'observer les insectes et d'écouter les oiseaux
chanter).
Que
faire ? J'ai l'impression que le monde s'emballe et j'ai la
trouille. Parce que je ne suis pas sûre que les gens soient heureux.
Car le bonheur suppose une certaine plénitude, un certain repos que
nous n'avons plus. L'excès touche tous les domaines, la raison est
balayée (elle fait chier), la réflexion, la mesure et surtout le
bon sens sont laminés depuis longtemps, même les scientifiques ont
perdu les manettes : ils savent et ne doutent plus. Ils semblent
eux aussi embarqués dans cette course folle, entraînés par les
politiques, l'appât du gain et de l'audience… Ils sont entrés
dans l'ère de l'image, du vide, du vent. Comme les autres…
Bref,
tout ça pour dire que me voilà bien embêtée parce qu'il me faut
du temps pour penser, que je ne suis pas sûre de sortir bien
vaillante d'une réflexion sur le monde tel qu'il est, parce qu' une
fois que j'aurai compris certaines choses, j'en ferai quoi
exactement ? Encore une fois, soit je regarde le monde danser
(et je participe à la grande folie collective - après tout, ça a
son charme aussi de faire n'importe quoi…), soit je refuse, je
freine des deux pieds, je critique, remue toute cette merde, dégueule
une tonne d'injures, passe en off, arrête de participer comme une
abrutie au grand effondrement, traîne une dose de culpabilité plus
lourde que ça et me tape la tête contre les murs…
Que
faire ? Que faire pour que la littérature de nouveau me happe,
me retienne, me divertisse ? Que faire pour que la fiction
regagne son terrain, quitte le réel, rentre bien tranquillement dans
l'espace qui lui est imparti ? Que faire pour retrouver du sens
à tout ça, deux trois repères, une ligne de conduite ? Ai-je
encore la possibilité d'aller contre (chose rendue encore plus
difficile quand on a des enfants qui sont de ce monde, des
« embarqués », des acteurs - pas des figurants…) ?
Tout seul encore… Mais avec eux ? (Faire sans eux ?
Difficile…)
Tout
le monde dort ce matin dans la maison… Ils ont encore des rêves,
moi plus trop. J'ai perdu l'insouciance des matinées de sommeil…
Je vais peut-être reprendre un café…
Oui,
c'est ça, reprendre un café…
Quel beau texte !
RépondreSupprimerJe suis jalouse : comme j'aimerais avoir ce tale d'écrire.
Je te rejoins sur bien des points sauf sur la lecture. J'ai adoré "des gens comme nous" de Leah Harper Cohen. Avec "la certitude des pierres" ce sont les seuls textes qui m'auront marquée ces derniers temps.
C'est l'heure du petit café avant le boulot... J'ai eu grand plaisir à le retrouver, mais il a un petit goût amer.
je crois hélas que notre pessimiste de service : Houellebecq a raison :"l'après covid sera pareil mais en pire!"
RépondreSupprimerVotre texte est très beau, je l'ai lu trop vite, j'ai plongé tête baissée tellement ma sensibilité s'est sentie chez elle, je l'ai gloutonné, quel gâchis, je vais le relire..en attendant, bravo, quand le cœur parle, c'est beau. pour moi c'est l'heure de la tisane et je crois que je vais en reprendre une!
RépondreSupprimerTout est dit. Le désarroi, ne plus, ne pas savoir quoi faire, quoi penser... Comment vivre aujourd'hui ? Comment sera demain ? Et tous ces gens, ici et ailleurs, en grande détresse... Que fait-on ? Que peut-on faire ? Que doit-on faire ?
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