Je
viens de faire une rencontre inoubliable dont j’ai encore du mal à parler parce
que le livre s’est refermé et je sais
que je n’entendrai plus sa voix…
Elle
s’appelle Françoise Frenkel.
Son
livre, publié en Suisse en 1945,
a été retrouvé par hasard dans un entrepôt Emmaüs de
Nice. Quelques lecteurs ont compris qu’ils avaient en main un témoignage
essentiel, la voix d’une femme qui a réussi à échapper à un destin tragique
pendant l’Occupation. Il est enfin réédité chez Gallimard dans la collection
« L’Arbalète ».
Née
à Piotrkow en Pologne en 1889, elle part à Paris pour suivre des études de
lettres à la Sorbonne. Elle aime marcher le long des quais et dénicher, chez
les bouquinistes, un livre ancien. En 1919, elle fait un stage chez un
libraire, rue Gay-Lussac, où elle apprend à connaître « les clients du
livre ». Sa vocation est née : elle sera libraire. Il reste à trouver
le lieu. En Pologne ? Les librairies françaises y sont nombreuses…
Lors
d’un séjour à Berlin, alors qu’elle flâne dans les rues, elle prend conscience
qu’il n’y a pas de livres français dans cette grande capitale universitaire.
Encouragée par des proches, elle se lance dans l’aventure et en 1921, elle
fonde la première librairie française de Berlin : « La Maison du
livre ». Professeurs, étudiants, ambassadeurs, poètes, auteurs et amoureux
des livres en tous genres affluent dans ce lieu unique, recherchant, je
l’imagine, quelque ouvrage convoité mais certainement aussi la présence de
Françoise.
La
librairie devient vite un lieu d’échanges intellectuels : on y rencontre
Colette, Gide, Maurois, on y suit des conférences, on y écoute de la musique et
l’on y voit des pièces de théâtre. Elle devient lieu de vie, comme l’avait rêvé
Françoise. Lieu de liberté.
Mais à partir de 1935, tout se complique :
des volumes sont emportés par la police, il faut cacher les journaux. Les
convocations et les contrôles se multiplient. Françoise est juive. Sa librairie
manque d’être brûlée. Il faut partir et tout abandonner.
Je
ne peux évoquer qu’avec une immense émotion les pages où Françoise décrit avec
une très grande retenue son départ de la librairie, son adieu à ses livres
qu’elle ne reverra jamais. Elle a veillé toute la nuit et au matin, elle entend
« une mélodie infiniment délicate » : « C’était la voix des
poètes, leur consolation fraternelle à sa grande détresse. Ils avaient entendu
l’appel de leur amie et faisaient leurs adieux à la pauvre libraire dépossédée
de son royaume. »
Elle n’a pas le choix : on est en 1939.
Puis,
c’est la fuite : Paris, Avignon, Vichy, Nice. Plus les mois passent, plus
les tensions sont vives. L’étau se resserre, les rafles se multiplient.
Magnifique passage où la narratrice est face à la mer. Impossible d’aller plus
loin…
On
doit ruser pour tout : se loger, se nourrir, essayer de fuir… Les soucis
quotidiens se multiplient : il faut faire la queue à la préfecture pendant
des heures pour un visa, un permis de séjour, un sauf-conduit. Françoise veut
rejoindre la Suisse où des amis l’attendent. Si elle se fait arrêter, elle le
sait, c’est la déportation et la mort.
Or,
malgré ce cauchemar quotidien, la souffrance et la peur, Françoise évoque ces
gens généreux qui l’ont accueillie au péril de leur vie, qui ont su trouver les
mots pour la soulager, une pièce pour la loger, un lieu sûr où la cacher. Je
pense à cette jeune fille qui, honteuse du comportement de sa mère, tient à
serrer Françoise dans ses bras avant qu’elle ne reparte, à Monsieur Marius et
sa femme, coiffeurs, qui ont toujours été là pour elle, au soldat italien qui
l’attrape à la frontière et la reconduit au car sans la dénoncer :
« L’on pourrait écrire un volume sur le courage, la générosité et
l’intrépidité de ces familles qui, au péril de leur vie, apportaient leur aide
aux fugitifs dans tous les départements et même en France occupée. » Car,
ce qui émane de ce livre, c’est cette voix qui dit son amour pour la France,
pour ceux qui ont eu le courage et la générosité d’accomplir ce que leur
conscience leur dictait et ils ont été nombreux.
C’est
un texte sobre, d’une justesse de ton et d’une retenue admirables. Pas de cri,
pas de haine. De la gratitude et de l’amour pour ceux qui lui ont donné de quoi
poser sa tête. Et pour les autres, à peine une remarque ironique. Le livre
d’une femme qui aime la vie et qui croit en l’homme.
Sa
voix manquait à l’Histoire. On ne l’oubliera pas.
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