Éditions Le Bruit du temps
Dans une lettre datée du 23
février 1933 et adressée à une de ses amies, Virginia Woolf explique qu’elle
est sortie épuisée de la rédaction de son ambitieux roman : Les Vagues et profondément
touchée par la disparition de son ami l’écrivain biographe Lytton Strachey
auteur de Victoriens éminents.
Elle souhaite lui adresser un dernier clin d’œil à travers un nouveau projet
qui l’amuse beaucoup : écrire la biographie du chien de la poétesse
Elizabeth Barrett Browning (1806-1861) dont elle lit la correspondance.
Baignée dans la culture antique
gréco-latine et nourrie des grands classiques européens, la jeune Elizabeth
écrit depuis son plus jeune âge. Après la perte de sa mère en 1928 et le décès
accidentel par noyade de son frère en 1840, elle est prise d’une paralysie qui
l’oblige à vivre recluse dans sa chambre tapissée de lourds rideaux de damas
vert, à Londres, au 50 Wimpole Street, surveillée par un père très aimant qui
n’imagine pas voir sa fille quitter un jour sa maison. Coupée du monde par sa
maladie, elle ne sort guère et passe son temps à écrire.
Sa seule compagnie, en dehors de
sa famille et de deux ou trois amis, est un cocker nommé Flush qu’une amie
vient de lui offrir.
Séduit par ses écrits, le poète
Robert Browning entreprend une correspondance avec elle et finira par la
rencontrer en mai 1845 et par … l’aimer ! Deux années passent et le couple
décide de se marier en cachette le 12 septembre 1846 et de fuir ensuite avec la
nurse Wilson et Flush le 19 septembre à Florence, Casa Guidi, Via Bassio, près
du Palais Pitti où Elizabeth mourra en 1861.
Une vie pour le moins
romanesque que nous découvrons dans l’œuvre de Virginia Woolf à
travers les yeux de Flush, le propre chien d’Elizabeth Barrett Browning !
S’il est évident que Virginia
Woolf s’amuse de ce point de vue plutôt original, elle dresse néanmoins un
portrait très saisissant de la société de son temps. Et son petit roman eut un
succès considérable… que l’on comprend car c’est une pure merveille.
Traversant rapidement toutes les
époques pour évoquer les origines du petit cocker, l’auteur suppose que l’année
de naissance de Flush se situe en 1842. Il vécut les premiers mois de sa vie à
Three Mile Cross dans une ferme près de Reading où il découvrit lors des
sorties avec Miss Mitford les « odeurs fortes de la terre ; odeurs
sucrées des fleurs ; odeurs innommées des feuilles et des ronces ;
odeurs aigres des routes traversées ; odeurs âcres à l’orée des champs de
fèves ». Bouquet enivrant de fragrances multiples…
On imagine ainsi volontiers le
choc de Flush lorsqu’il fut offert à la poétesse qui vivait enfermée dans sa
chambre « sombre et verte à cause du lierre », des haricots rouges,
des convolvulus et des capucines qui obstruaient une fenêtre à jamais fermée.
« Flush, d’abord, ne distingua rien dans
ce crépuscule verdâtre » surchargé de meubles, de miroirs, de bustes et de
livres, le tout baignant dans une odeur d’eau de Cologne insoutenable pour le
flair ultra sensible d’un quadrupède !
Finie la liberté…
La maîtresse observa l’animal, l’animal
observa la maîtresse : « Entre eux béait le gouffre le plus
large qui puisse séparer un être d’un autre. Elle parlait; il était muet. Elle
était femme ; il était chien. »
L’animal, désespéré, finit par se
coucher « sur la courtepointe, aux pieds de Miss Barrett ». Quelques
rares sorties dans les magasins pour choisir un tissu et dans Regent’s Park
mais en laisse : le bonheur des courses folles dans la campagne semble
disparu à jamais. « Tous ses instincts étaient refoulés,
contredits. »
Cela dit, observant ses
congénères, notre Flush prend quand même conscience qu’il fait partie des
privilégiés, des toutous aristocrates somme toute…
Journées longues et répétitives
où sa maîtresse écrit sans relâche, reçoit quelques visites et parle
longuement, le soir, avec son père avant de s’endormir.
Et c’est ainsi que notre Flush
changea : « Il est naturel qu’un chien toujours couché avec la
tête sur un lexique grec en vienne à détester d’aboyer ou de mordre ;
qu’il finisse par préférer le silence du chat à l’exubérance de ses congénères
et la sympathie humaine à toute autre. », il vieillit, s’attacha « à
la vie à la mort » à sa maîtresse-allongée-sur-son-sofa et aima finalement
sa petite vie bien confortable et bien régulière… jusqu’à ce qu’un soir de
janvier 1845, arrive une lettre qui bouleversa Miss Barrett, d’autres suivirent
de plus en plus nombreuses. Elizabeth se jetait alors sur sa plume, étrangement
agitée, les joues rouges et les yeux vifs sous l’œil inquiet de son cocker…
Un jour, un homme fut
annoncé : « Mr.Browning » : alors « Flush s’agita
aux pieds de Miss Barrett. Elle n’y prit pas garde. Il gémit. On ne l’entendit
même pas. Alors il s’abîma dans un muet désespoir » qui ne durera pas…
rassurez-vous ! Mais, je ne vous en dis pas plus…
Ce texte délicieux et plein
d’humour nous plonge dans l’intimité d’une femme de la société victorienne qui,
contre l’avis de son père et de ses frères, va choisir son destin en se
libérant d’une société patriarcale qui sous couvert d’aimer et de protéger les
femmes, les enferme, les étouffe et finit par les tuer ! A coup sûr,
Virginia Woolf admirait cette femme écrivain capable de refuser les décisions
des hommes qui lui étaient chers ( après son mariage et sa fuite, elle ne
reverra jamais son père) et de rompre ses liens les plus forts pour se protéger
et enfin revivre.
Par ailleurs, ce qui nous est
dépeint, c’est le monde bien cloisonné de la société victorienne : Wimpole
Street d’un côté et ses belles maisons alignées, Whitechapel de l’autre, où les
gens vivent dans des « compartiments de briques entrecoupés de venelles,
avec un ruisseau pour égout. » et «
où la pauvreté et le vice engendrent sans cesse le vice ou la pauvreté. »
Enfin, Virginia Woolf se lance
ici dans l’exercice difficile de traduire en mots la perception qu’un animal
peut avoir du monde. Mais le pouvoir des mots est-il illimité ? Au
contraire, « les mots ne détruisent-ils pas une réalité » qui
les dépasse ?
Finalement, ce petit texte trop
peu connu encore pose des questions essentielles sur les pouvoirs de la littérature
et en dit long sur la société du dix-neuvième, ses valeurs et la place accordée
aux femmes.
Ainsi, derrière ses allures
légères, Flush a-t-il un côté
bien mordant !
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