Éditions Gallimard
C’est la mère d’un soldat mort en
Afghanistan qui, lors d’une cérémonie en l’honneur des victimes, prononce ce
mot : « l’insouciance ». Elle raconte comment, la nuit où un
officier est venu lui annoncer la mort de son fils, de son enfant, elle a
compris que c’était fini, qu’il y avait eu une vie heureuse, tranquille,
légère, une vie qui permettait de croire en l’avenir avec confiance, sérénité,
paix et que d’un seul coup, plus rien. Le vide, la chute, la mort. Un avant et
un après.
On retrouve ce terme à la fin de
l’œuvre dans un chapitre intitulé « La fin de l’insouciance ». Des
personnages se répètent inlassablement comme pour tenter de s’en
convaincre : « Il faut vivre, il faut vivre, il faut vivre. »
Que s’est-il passé ? Comment en est-on
arrivé là ?
Karine Tuil a écrit ce roman
pendant l’année 2015, année meurtrie par les attentats en France. Chacun
d’entre nous a perdu cette année une forme d’innocence, de légèreté.
Ce livre est le reflet de cette
perte.
Dans cette vaste fresque sociale
et politique, terrible radiographie de notre société contemporaine, émergent
quatre personnages dont les destins finiront par se croiser.
Le lieutenant Romain Roller revient
d’Afghanistan, « l’enfer afghan » : aucun mot n’est susceptible
de décrire son état d’anéantissement, son stress post-traumatique. Il a vu la
mort en face. Il n’a pas su protéger ses hommes, ils ont été pris dans une
embuscade sous le feu des talibans. L’horreur. « Je n’arrive pas à me
faire à l’homme que je suis devenu. » souffle-t-il, effondré.
Bel homme charismatique, cultivé,
richissime (dixième fortune de France), François Vély a 51 ans. Il est PDG d’un
grand groupe de téléphonie mobile. Son père, ancien ministre français, a été
déporté à Buchenwald. Son vrai nom est Lévy mais, il a modifié l’ordre
des lettres « par souci d’intégration à la société française,
d’assimilation- de réinvention, peut-être ». François est entouré des
meilleurs conseillers en communication. Certains disent de lui qu’il
« aime trop la lumière »…
Sa nouvelle femme, Marion Decker,
journaliste-écrivain, semble avoir du mal à trouver sa place : ses
origines sociales, bien éloignées du monde dans lequel elle vit maintenant, ne
cessent de la tourmenter : trahit-elle ses origines et ses convictions au
nom de son attachement à « sa zone de confort » ?
Osman Diboula, fils d’immigrés
ivoiriens, est conseiller auprès du Président. Il n’a pas fait l’ENA ou
Sciences-Po contrairement à ses condisciples. Il est un homme de terrain, issu
des quartiers. Animateur social à Clichy-sous-Bois, il va être repéré au moment
des émeutes de 2005. Il devient, à ce moment-là « l’interlocuteur
privilégié », le lien entre les sommets de l’Etat et la banlieue, le
« médiateur social » qui tombe à pic. Certains disent que sa couleur
de peau l’a aidé à se hisser au plus haut « au nom de la diversité »,
« une diversité complaisante, de façade, un marché de dupes ». Il n’y
croit pas. Il a des compétences, c’est tout.
Le point commun entre ces
personnages ? Ils vivent ce début du XXIe, une période violente, tendue,
chaotique : c’est la guerre là-bas mais d’une certaine façon, ici aussi.
Les crispations identitaires sont nombreuses. On sent un monde près d’exploser.
Même l’amour ne semble plus être un refuge. Chacun est démuni, perdu face à la
complexité et à la violence du monde qui l’entoure.
Karine Tuil le dit, sa matière
romanesque est le réel, elle pose les questions que le monde actuel se pose,
des questions politiques, sociétales, des questions qui divisent, qui heurtent,
qui fâchent : pourquoi les minorités sont-elles absentes des sphères du
pouvoir et notamment de la sphère politique ?, pourquoi ne peut-on
finalement pas échapper à ses origines ?, pourquoi reste-t-on, quoi qu’on
fasse, prisonnier de son clan, de sa classe, dans l’impossibilité de se
« réinventer » ? Est-on libre de devenir quelqu’un d’autre,
d’échapper à sa naissance ou est-ce simplement impossible dans notre France
républicaine ? « Dans notre société, tout est vu à travers le prisme
identitaire. On est assigné à ses origines quoi qu’on fasse. Essaye de sortir
de ce schéma-là et on dira de toi que tu renies ce que tu es ; assume-le
et on te reprochera ta grégarité. » constate amèrement Osman.
Difficile ainsi pour chacun des
protagonistes de se positionner, de savoir qui ils sont sans tomber dans une
forme de schizophrénie : « Il avait l’impression de découvrir un
monde binaire dominé par la question raciale où chaque être humain oscillait
entre un désir d’appartenance et un refus d’assignation identitaire. »
dira Osman Diboula.
Comment se situer ? Comment
devenir autre sans trahir les siens, sans les renier ou les oublier ?
Les individus, telles des
marionnettes, semblent ballottés dans un monde complexe, impitoyable, dominé,
manipulé par l’image, la communication, un monde qui vous colle une étiquette
identitaire sur le dos, là où la main ne peut l’atteindre pour l’arracher, un
monde dans lequel les apparences prennent le pas sur l’être, la forme sur le
fond.
Même l’amour n’est plus un refuge,
un espace de reconstruction possible : les rapports amoureux sont
violents, les individus se déchirent, leur mal-être noie leur couple. C’est
l’asphyxie. « L’amour n’est rien d’autre qu’une des compensations que la
vie offre parfois en dédommagement de sa brutalité. » déclare un
personnage. Peut-être… et encore, l’amour ressemble à une pauvre bouée de
sauvetage percée : tout d’abord, on n’en voit pas les trous, on n’entend
pas le léger sifflement d’air et pourtant, doucement, la bouée se dégonfle….
On ne sort pas indemne de cette
lecture, c’est le moins que l’on puisse dire : je ne me suis pas remise du
texte de Karine Tuil.
Emportée par une écriture fluide,
le rythme effréné de la narration, des portraits très fouillés et un sens
remarquable de la construction narrative, je me suis plongée dans cette œuvre
sans pouvoir la lâcher. Je l’ai achevée dans un état second, sonnée, comme si
l’on m’avait donné à voir, à comprendre le monde dans lequel je vis. C’est
violent et pourtant nécessaire.
Marion dit dans
l’œuvre : « Pour comprendre, j’ai besoin d’écrire. » Eh
bien moi, pour comprendre, j’ai besoin de lire. C’est fait. Mon insouciance en
a pris un coup, c’est vrai. Ma lucidité est sortie victorieuse de cette
histoire, et moi… un peu désespérée quand même, un peu comme Osman sortant de
l’Élysée : « Il avait du mal à respirer, une masse appuyait sur
sa poitrine et, dans le même temps, il percevait chez lui une mutation
nouvelle : la lucidité. Il voyait désormais le monde sans filtre,
compressé par sa propre douleur. »
Pas sûr que ça rende heureux tout
ça…
Il n’empêche, L’insouciance est un texte
prodigieux, un roman social d’une force incroyable, une oeuvre essentielle sur
une époque complexe et meurtrie : la nôtre.
Malgré les avis très enthousiastes, je ne le lirai pas. J'avais été été très déçue par le précédent dont j'attendais beaucoup.
RépondreSupprimerTrès belle chronique, qui rejoint la mienne. Ravie de partager cet enthousiasme pour ce livre qui est non seulement le meilleur de Karine Tuil mais aussi un grand roman.
RépondreSupprimerUn témoignage qui ne doit pas rendre tout à fait heureux en effet, mais nécessaire, je te rejoins sur ce point. Je l'ajoute à ma PAL et le lirai assurément.
RépondreSupprimerMerci pour cette chronique ...
Tu as un rythme de lecture dingue !