Depuis quelques jours, je suis
plongée dans un livre que j’aime beaucoup et que je relis régulièrement : Enfance de Nathalie Sarraute.
Dire que c’est une œuvre qui me parle est un euphémisme : je crois que
j’en goûte chaque phrase, chaque mot, chaque silence. J’ai l’impression
certainement inexacte d’ailleurs d’en saisir précisément le sens, la nuance, le
sous-entendu. Aucune œuvre, peut-être, ne me donne à ce point le sentiment
d’être en phase avec elle au point
que tout me fait signe, le moindre pronom, la plus petite virgule… Bien sûr,
c’est une œuvre qui m’est familière mais elle porte dans son écriture, dans les
mots qui sont les siens, ses silences, d’autres mots qui me mènent sur d’autres
voies que l’auteur a entrouvertes et dans lesquelles je me glisse. Je me dis
que pour aimer autant cette œuvre, je dois y lire des bribes de ma propre
histoire, oui, c’est certainement cela, un écho, une résonance, sans quoi, il
ne pourrait en être ainsi…
Pour comprendre Enfance, il faut avoir à l’esprit
Tropismes, texte qui est
quasiment passé inaperçu lors de sa sortie en 1939. Il sera réédité plus tard chez
Minuit et deviendra l’œuvre fondatrice
d’un mouvement littéraire : le Nouveau Roman. Sarraute emprunte le terme tropisme au vocabulaire de la
biologie : il s’agit d’un « mouvement d’approche ou de recul provoqué
par une excitation extérieure comme la lumière ou la chaleur sur les animaux ou
les plantes. » Le plus bel exemple, c’est l’héliotrope qui tourne
inlassablement sa tête vers le soleil. Eh bien, Nathalie Sarraute s’attache
dans son autobiographie à décrire ses tropismes d’enfance, autrement dit à
exprimer le plus exactement possible les sensations qu’elle a pu ressentir et
le tropisme qui est à l’origine même de sa réaction. En effet, ce qui
intéresse l’auteur, c’est d’observer les
mouvements réflexes, instinctifs, irréfléchis et complètement indépendants de
notre volonté qui gouvernent cependant notre être soumis ainsi à des phénomènes
extérieurs : une parole, un regard, un mouvement… Tropismes à saisir « avant qu’ils disparaissent »,
titre proposé initialement par Nathalie Sarraute pour Enfance.
Elle se lance donc dans une
entreprise difficile : évoquer ses souvenirs d’enfance. Mais ayant refusé
en tant qu’auteur et théoricienne du Nouveau Roman, les notions de personnage,
d’histoire et de chronologie présentes dans le roman classique, elle porte
naturellement sur le genre autobiographique un soupçon difficilement compatible
avec l’entreprise dans laquelle elle se lance. En effet, comment écrire son
enfance sans être tenté de la reconstruire, de l’embellir, d’y introduire à
tout prix de la cohérence, enfin de bâtir de toutes pièces une histoire qui ne
serait pas la sienne ? Comment éviter de plaquer sur le « je »
enfant le « je » adulte ?
« Toutes
les autobiographies sont fausses » déclare celle qui se lance dans une
entreprise bien périlleuse. Tout cela explique cette espèce de difficulté de
Nathalie Sarraute à passer à l’acte au début de l’œuvre, cette retenue, cette
crainte et… l’idée absolument géniale d’une espèce de dialogue ou de « monologue
à deux voix », un deuxième « je », un double, sa conscience
peut-être, qui va, tout au long de l’œuvre, sans cesse l’interroger, la pousser
à aller plus loin dans les profondeurs de son être, émettant parfois des réserves
pour mieux relancer l’auteur sur le chemin de la vérité. Une deuxième voix à la
fois garante et au service même de cette vérité… L’écriture fragmentaire
viendra restituer la fugacité des instants et le surgissement involontaire de
la mémoire, refusant par là même de trouver à toute force une continuité
narrative et temporelle qui risquerait de flirter avec le romanesque. Un texte
« en morceaux », soixante-dix unités autonomes, qui expriment le
chaos de la mémoire et une représentation éclatée car devenue problématique du
moi.
Son texte est beau, poétique, il
touche à l’essence même de l’être comme aucun autre texte qu’il m’a été donné
de lire et c’est peut-être de là qu’il tire toute sa force.
Une enfance passée entre une mère
fascinante mais absente, un père attentif et aimant et une belle-mère difficile
à cerner tant elle oscille constamment entre des moments de complicité et de
rejet, une enfance entourée d’adultes qui n’ont pas baigné comme les
générations suivantes dans les enseignements que l’on a pu tirer de la
psychanalyse et qui commettent ce qui nous semble à présent des erreurs terribles
dans l’éducation de l’enfant, une enfance enfin partagée entre deux pays, la
France et la Russie, deux cultures et deux langues.
Une œuvre puissante écrite par
une femme âgée qui à mon avis a senti la nécessité de dire l’indicible, le
terrible, la souffrance qu’elle a portée en elle toute sa vie. Elle a voulu
retrouver le pouvoir destructeur des mots entendus enfant et avec lesquels il a
fallu vivre, mots si violents et si cruels qu’ils peuvent même conduire à la
folie.
Un travail insensé, ce dont
témoignent des brouillons très chargés, pour traduire précisément les
sensations ressenties des décennies plus tôt, les sentir battre sous la plume
et trouver les mots justes ou s’approchant au plus près de ce qui a été vécu à
ce moment-là afin de retrouver intacte l’émotion.
Un très grand texte.
je l'ai étudié en classe de 2nde.. il trotte encore quelque part dans ma tête depuis, j'avais aimé mais aussi eu la tentation de passer à coté... vous me donnez envie de le relire!!
RépondreSupprimerSurtout, n'hésitez pas: certains livres ont besoin d'être relus, redécouverts à un autre moment de notre vie... Je relis régulièrement Enfance et découvre toujours avec bonheur quelques détails qui m'avaient échappé... En tout cas, c'est une oeuvre qui me parle de plus en plus... c'est l'âge, peut-être...
RépondreSupprimer